Le Sengoku Jidai, la période des guerres civiles du XVIe siècle, reste pour beaucoup de Japonais l’époque de référence de leur histoire avec la période Edo. Ce n’est pas difficile à comprendre, la période est constellée de personnages héroïques facilement identifiables. Par les livres, les films ou les jeux vidéos, les Japonais sont familiers de leurs noms et de leurs vies mais peu sont aussi populaires que Takeda Shingen. Ce dernier est resté dans les mémoires japonaises comme le meilleur stratège, homme d’Etat et guerrier du Sengoku Jidai. Il n’a pas unifié le Japon comme Nobunaga, Hideyoshi ou Ieyasu mais il fut leur égal en réputation et en compétences. Pourquoi Shingen reste-t-il le favori de beaucoup de Japonais ?
Le parcours d’un daimyô lors du Sengoku jidai
Les Takeda de Kai
Takeda Harunobu, le futur Shingen, se distingue sur beaucoup de points dont sa naissance. L’époque Sengoku a vu la naissance de nombreuses familles d’hommes nouveaux partis de rien. Oda Nobunaga et Tokugawa Ieyasu venaient de familles mineures de samurais qui n’avaient gagné en notoriété qu’une ou deux générations auparavant, Hideyoshi quant à lui était un fils de paysan, mais Harunobu venait d’un des clans de samurais les plus prestigieux du Japon. Les Takeda étaient une branche du clan des Minamoto déjà formée à l’époque Heian. Cela veut dire qu’ils étaient des cousins des Minamoto de Kawachi qui fondèrent le shogunat au XIIe siècle et de leurs successeurs Ashikaga. Ils étaient implantés dans la province de Kai depuis presque cinq siècles. Leur longévité était déjà exceptionnelle dans le contexte des familles guerrières et leur conférait une aura de légitimité que peu d’autres clans possédaient. Les Takeda de Kai étaient les shûgo (gouverneurs) appointés officiellement par le shôguns mais avec le déclin de l’autorité de ceux-ci ce titre avait perdu de sa valeur et le père d’Harunobu, Nobutora avait entrepris d’imposer son autorité militaire directe sur Kai devenant le daimyô d’une véritable principauté autonome.

La province de Kai elle-même était un petit monde à part. Aujourd’hui située dans la préfecture de Yamanashi, au Nord du Mont Fuji, la province consistait en une plaine fertile autour de Kôfu, circonscrite par les montagnes et dont les accès étaient contrôlés par des vallées étroites. Les terres agricoles, sources de richesse étaient fertiles mais peu étendues, la richesse de la province venait de ses élevages de chevaux de la race de Kiso, une ressource stratégique pour les clans de samurais ainsi qu’un bien de luxe que les Takeda utilisaient volontiers comme des cadeaux diplomatiques. Les Takeda de Kai s’étaient globalement tenus à l’écart des grands conflits et guerres entre samurais, éloignés des principales voies commerciales, ils étaient protégés et profitaient d’une grande stabilité.

Dans la première moitié du XVIe siècle, les Takeda de Kai étaient entourés d’adversaires s’étant taillés leurs propres principautés. Au Sud et Est, les Hôjô gouvernaient depuis la province d’Ise une bonne partie du Kantô. Plus à l’Ouest dans le Suruga, les Imagawa étaient un clan presque aussi prestigieux que les Takeda et l’une des grandes puissances de l’époque. Au Nord, les Uesugi étaient la puissance en déclin, autrefois régents de tout le Kantô pour le compte des shôguns, ils avaient perdu leur influence avec l’éffondrement du shôgunat Ashikaga. Depuis la province d’Echigo, le jeune Nagao Kagetora était parvenu à usurper le clan et s’employait à le réformer, il devint ensuite l’archirival d’Harunobu/Shingen sous le nom d’Uesugi Kenshin. Entre ces puissances, des clans et domaines plus petits se partagaient les provinces contestées comme le Shinano et le Nord du Kantô.

Les débuts d’un chef de clan
Pour connaître les détails de la vie et des batailles de Takeda Shingen nous disposons de nombreuses sources d’époque Edo mais la source principale et sans doute la plus directe est le Kôyô Gunkan. Le texte se concentre sur les batailles, leur ordonnance, les troupes, la stratégie ainsi que le caractère de Shingen lui-même, ce qui permet de dresser un portrait de l’homme et de sa carrière, du moins tel qu’idéalisé par l’auteur.
Le parcours de Shingen débute en 1541 lorsqu’il prend la tête de sa famille. Il accède à la tête du clan non par succession mais par la force en renversant son père Nobutora. Les luttes familiales au sein de clans guerriers étaient courantes durant le Sengoku Jidai mais opposaient plutôt les membres d’une fratrie dans une guerre de succession, le renversement du patriarche était exceptionnel et, d’un point de vue confucéen, moralement choquant. C’est pourtant par la morale confucéenne que la prise de pouvoir d’Harunobu (qui n’est pas encore Shingen) est justifiée. Nobutora aurait oppréssé sa province d’impôts pour mener des guerres jugées injustes contre le Shinano voisin sans écouter les conseils de ses vassaux. Il aurait aussi favorisé son fils cadet, Nobushige au détriment de son aîné alors que le confucianisme favorise la primogéniture (même si ce n’était pas une obligation).

Au-delà de la vérité du récit, Nobutora était accusé de comportements indignes d’un seigneur et par opposition Harunobu se plaçait sous le signe de la justice confucéenne et de la sagesse. Un autre texte, le Kaikoku-shi, nous donne une autre version : Harunobu n’aurait pas été à l’origine de ce renversement, face à l’hostilité grandissante de ses vassaux Nobutora aurait négocié son retrait volontaire en faveur de son fils, ce dernier pouvait être au courant ou non. Nobutora passa ensuite une longue retraite chez les Imagawa en Suruga, survivant même de peu à son fils. Malgré ces conditions, Harunobu semble disposer dès le départ de la fidélité de ses vassaux et du contrôle de sa province.
On peut diviser le règne de Shingen en trois grandes phases. La première couvre la période 1541-1553 durant laquelle il combat les kokujin de Shinano. Les kokujin étaient de petits seigneurs locaux, des barons pourrait-on dire, dont les terres étaient réduites mais qui formaient des réseaux d’alliances et d’entraides pouvant unir toute la province face à un agresseur, aucun clan n’était parvenu à les dominer il n’y avait donc pas de daimyô pour toute la province. Takeda Harunobu, reprenant les ambitions paternelles fit leur conquête progressive. Une conquête faite d’alliances maintes fois renversées, de sièges de petits châteaux locaux et de petites batailles de quelques milliers d’hommes à peine, localité par localité, menées directement par Harunobu et qui occupèrent les campagnes annuelles pensant plus de dix ans. Nous sommes là dans le quotidien des petites guerres féodales, très localisées, du Sengoku Jidai à une époque où l’horizon se bornait à la province voisine.
Takeda contre Uesugi
L’époque suivante s’ouvrit lorsque les derniers kokujin indépendants de Shinano appelèrent à leur aide Uesugi Kagetora (Kenshin) d’Echigo, qui avait ses propres ambitions sur le Shinano, menant à la première bataille de Kawanakajima. C’est la période de la grande rivalité entre les Uesugi et les Takeda qui dura jusqu’en 1564 avec la 5e bataille de Kawakajima (une plaine contrôlant le Nord de Shinano là où aujourd’hui se trouve Nagano). Au vu de la puissance des Uesugi et des compétences de Kenshin, les Takeda se concentrèrent sur ce front Nord pour consolider leur emprise sur le Shinano. C’est durant cette période, en 1557, qu’il entra formellement dans les ordres et prit le kaimyô (nom religieux) de Shingen. Cela ne le contraignait cependant pas à se retirer du monde.

Occupé au Nord, Shingen entreprit de consolider ses arrières par une politique matrimoniale avec les Hôjô et les Imagawa au Sud, donnant naissance au Kososun Sangoku Domei (La triple alliance de Kai-Sagami-Suruga) qui stabilisa la région et fonctionna comme une alliance défensive. Les Hôjô en particulier se coordonnèrent avec les Takeda contre les Uesugi qui menaçaient certains de leurs domaines. On passe avec cette période à une échelle plus régionale où Shingen mène une politique à l’échelle du Kantô avec les autres grandes maisons. Il fait intervenir le shôgun Ashikaga Yoshiteru (siégeant dans la lointaine Kyôto) en 1557 pour proclamer un accord (gonaishô) qui ordonne aux deux clans de s’accorder : Harunobu fut reconnu gouverneur du Shinano mais dut accorder à Kenshin le poste (théorique) de vice-gouverneur. Le siège n’avait plus qu’un pouvoir symbolique mais Yoshiteru se plaça souvent en arbitre impartial des luttes féodales, ses proclamations avaient toujours une valeur, du moins tant que l’on était prêt à y obéir.

Cette paix officielle n’empêcha pas la poursuite de guerres plus ponctuelles avec la 4e bataille de Kawakajima en 1561. C’est la plus connue et aussi la plus large de l’époque avec 6000 tués de chaque côté (par comparaison Sekigahara en 1600 fit peut-être plus de 40 000 victimes mais l’époque était différente) dont bon nombre d’officiers d’Harunobu dont son frère Nobushige. Cette bataille est la pièce maîtresse de la légende de Shingen par l’affrontement direct entre les deux daimyôs. Un duel entre daimyôs était une chose extrêmement rare, lors de cette bataille l’avantage changea plusieurs fois de mains mais à un certain point Kenshin put marcher sur le camp de Shingen. Kenshin attaqua Shingen de sa sabre qui bloqua le coup de son éventail de guerre en acier (tessen) avant de prendre sa propre arme. L’échange de coups blessa Shingen qui fut secouru par ses hommes, obligeant Kenshin à se retirer. Les deux hommes ne s’étaient jamais rencontrés avant et se rencontrèrent plus par la suite. Après ce sanglant match nul (comme les trois batailles précédentes dans la même plaine), les Takeda et les Uesugi évitèrent de s’affronter directement (hormis la 5e et dernière bataille de Kawanakajima en 1564), fondant la légende des deux daimyôs archirivaux.
La marche vers l’Ouest
La troisième période de la carrière de Shingen trouve son origine un peu avant et plus au Sud. En 1560, Oda Nobunaga avait tué Imagawa Yoshimoto à la bataille de Okehazama. Cela signifiait pour Shingen que son voisin du Sud était affaibli et qu’il était temps d’apaiser sa dispute au Nord. La triple alliance cessa d’être utile et Shingen ordonna à son fils Yoshinobu, qui était marié à une Imagawa, de se suicider. Ce préalable étant réglé, Shingen envahit Suruga par le Nord en 1568 en s’alliant avec Tokugawa Ieyasu (de Mikawa à l’Ouest) qui retourna sa veste ensuite contre lui lorsque les Hôjô se portèrent à l’aide des Imagawa. Il s’agit là d’une guerre régionale d’une plus grande ampleur que la rivalité avec les Uesugi, impliquant les Takeda, Imagawa et Hôjô plus d’autres clans voisins s’alliant selon leurs intérêts changeants. Au niveau des pouvoirs féodaux c’était le plus grand conflit du moment, Shingen y força les Hôjô à se placer sur la défensive et gagna le contrôle de Suruga en 1570.

Une autre raison de ce changement radical d’attitude s’explique peut-être encore par Oda Nobunaga, l’étoile montante de l’époque, qui la même année, en 1568, venait de marcher sur Kyôto pour y imposer Ashikaga Yoshiaki comme shôgun et pantin. La croissance des Oda à un niveau directement national mettait en danger les acquis régionaux de Shingen et lorsque Yoshiaki chercha à se libérer de son protecteur en envoyant à Shingen un gonaishô avec pour ordre de vaincre Nobunaga, Shingen se mit à l’oeuvre. Il prit de fait la tête d’un front anti-Oda à une échelle nationale (réunissant les Azai, Asakura, les moines de Hieizan et les moines guerriers de l’Ikkô-Ikki) dans une stratégie qui s’étend désormais sur tout le Japon central de Kyôto jusqu’au Kantô. A ce stade, Takeda Shingen contrôlait, en plus de Kai et Shinano, les provinces de Suruga, Kozuke, Totomi, Hida et Etchû (en partie) équivalent à 1 200 000 kokus de riz. Les Takeda étaient ainsi la puissance territoriale la plus importante du Japon et Shingen était à l’apogée de sa puissance. Les Hôjô firent la paix en 1572 et rétablirent leur alliance, libérant les Takeda pour leur oeuvre à l’Ouest. Pour Shingen il s’agissait désormais de vaincre Nobunaga pour prendre Kyôto et y imposer son autorité.
Les Takeda n’étaient cependant pas encore en guerre contre les Oda, alliés depuis 1565 par mariage (le fils de Shingen, Katsuyori était marié à une Oda tandis que le fils de Nobunaga, Nobutada, avait épousé la fille de Shingen), pour l’heure le conflit n’existait qu’avec les Tokugawa. Shingen lança sa marche vers Kyoto par l’invasion de Mikawa en 1572 avec l’intention d’écraser Tokugawa Ieyasu avant de passer à Nobunaga qui était déjà occupé ailleurs. Ieyasu fut vaincu lors d’une défaite humiliante à Mikatagahara en 1573 lors de laquelle il ne survécut que par chance. Peu après l’avancée des Takeda stoppa. Shingen venait de mourir.

Selon les versions, Shingen aurait été abattu par un tireur isolé lors du siège du château de Noda (qui se rendit ensuite) mais le Kôyô Gunkan explique qu’en réalité le vieux seigneur était déjà malade depuis plusieurs années. Sa santé s’aggravant il avait déjà pris le chemin du retour lorsqu’il s’éteignit dans le Shinano. Il laissa comme consignes de cacher sa mort pendant trois ans. Ses funérailles ne furent célébrées qu’en 1576 mais à ce moment la rumeur de sa mort s’était déjà diffusée. En 1575, son successeur Takeda Katsuyori reprit son avance contre les Tokugawa-Oda et fut largement vaincu lors de la bataille de Nagashino. L’influence du clan Takeda déclina rapidement, aggravée par les défections de vassaux, alors que celle de Nobunaga augmentait En 1582, moins de dix ans après la mort de Shingen, Oda Nobunaga et Tokugawa Ieyasu conquirent les domaines des Takeda, Katsuyori se suicida, mettant fin à la lignée.

Le récit de la carrière de Shingen est riche en enseignements à plus d’un titre, il nous permet de voir la monter en puissance des Takeda sur plusieurs échelles, cette progression correspond à un mouvement général à partir du milieu du XVIe siècle qui voit les puissances locales croître et réunir des territoires pour constituer des ensembles régionaux qui menèrent ensuite à l’unification du pays. A la différence de Nobunaga, Hideyoshi ou Ieyasu, Shingen échoua en fin de compte à s’imposer face à ses adversaires. Invaincu sur le champ de bataille, il ne gagna pas la guerre. Comment alors expliquer sa réputation et l’empreinte qu’il laissa ensuite?
L’exceptionnalité de Takeda Shingen
Le seigneur de la guerre
Ce que l’on retient du parcours de Takeda Shingen c’est qu’il fut un seigneur de la guerre d’exception et le Kôyô Gunkan se plait à le présenter son génie tactique. Harunobu/Shingen, éduqué dans une famille ancienne, disposa de maîtres et d’une tradition guerrière. Son art de la guerre peut se résumer à sa bannière. Marquée des idéogrammes Fu, Rin, Ka, Zan (風林火山), elle peut se traduire par « Rapide comme le vent, silencieux comme la forêt, ardent comme le feu et stable comme une montagne » elle reprenait un principe déjà exprimé au XIVe siècle lors des guerres du Nambokuchô et tiré de l’Art de la guerre de Sun Tzu. Il ne s’agit pas de tactiques révolutionnaires mais Shingen s’assura toujours de disposer de l’avantage de la mobilité et de la hardiesse d’exploiter les opportunités.

Pour ce faire il apporta des innovations à son armée. Celle-ci était composée de 20 000 à 33 000 soldats selon les périodes, depuis ses vassaux directs (hatamoto) jusqu’aux fantassins ashigaru. L’organisation de l’armée et de la vassalité des Takeda fait encore l’objet de recherches mais on distingue une évolution dans la manières d’organiser les vassaux. Shingen aurait employé le système du yorioyaoyako. Ce système comporte un supérieur (le Yoroiya) et un subalterne (le Yoriko), tous deux sont des vassaux des Takeda mais le Yoroiya s’est vu reconnaître le commandement de ses Yoriko par Shingen, faisant de lui une sorte d’officier.

Les subalternes ne sont pas des vavasseurs, Shingen les a seulement placé sous les ordres d’un officier à qui il devra obéissance mais c’est bien Shingen qui distribue les récompenses et reçoit la fidélité de son vassal. Cette fidélité est personnelle, Shingen fit signer à ses vassaux des serments (kishômon) écrits qui établissaient le lien direct et unique entre lui et son homme. C’est encore un système centré sur la relation féodale mais Shingen instaure un début de hiérarchie militaire. Le statut du Yoroiya est changeant et il ne semble pas que ce système soit une règle généralisée et on voit des variations à mesure que Shingen étend ses domaines à de nouvelles provinces et de nouveaux vassaux. D’une manière ou d’une autre on comprend que Shingen voulait une armée structurée et hiérarchisée.
Au sein de cette armée il fut apparemment le premier à utiliser les arquebuses. Il s’agissait d’arquebuses chinoises et non des armes modernes apportées par les Portugais mais elles sont notées lors du siège de Uedahara en 1548 et il en aurait possédé jusqu’à 300. Le coeur de ses innovations étaient cependant sa cavalerie. Kai disposaient de bon chevaux, assurant les besoins de son armée, mais traditionnellement les samurais étaient des archers montés. Le samurai combattait en tant que guerrier avec ses vassaux et ses gens, ses batailles étaient des duels avant lesquels il fallait suivre les formes d’annoncer son nom et ses qualités.

Ces traditions étaient en train de perdre de leur sens alors que les armées féodales comptaient de plus en plus sur de larges armées de fantassins armés de lances. Shingen organisa donc ses cavaliers comme des lanciers, il les entraîna à manoeuvrer ensemble sous le commandement d’officiers pour mener des charges de cavalerie lourde. Cette tactique se révéla bénéfique lors des batailles rangées, endossant des armures laquées rouges, son armée inspirait la crainte et était surnommée la Kiba Gundan (l’armée montée). D’autres corps spécialisés étaient organisés avec leurs bannières (souvent le scolopendre) sous des officiers dont l’histoire a fait les « 24 généraux des Takeda ». C’est une armée plus hiérarchisée, mieux organisée et bien commandée. A son apogée, l’armée des Takeda était réputée la plus puissante du Japon.
Le gouvernant
Shingen avait des talents d’organisateur, nous l’avons vu avec l’armée des Takeda qui était organisée et hiérarchisée. Cette armée, de grande taille, tenait aussi par la création d’un embryon d’administration militaire avec des responsables de l’approvisionnement, des voies, des ouvrages etc. Dans le domaine civil aussi, Shingen innova en instaurant des bureaux, shiki, confiés à un responsable avec des subalternes : responsables des samurais, des rônins, juges et magistrats. Les vassaux assumant ces rôles faisaient pratiquement une carrière civile même s’il restait des membres de la caste guérrière. Là encore, le système est loin d’être systématique, la centralisation est limitée et vers la fin de son règne Shingen préférait donner la gestion de certains territoires à des vassaux (système du chigyô).
C’est que le principal souci de Shingen est de gérer une vassalité nombreuse mais surtout disparate. Ses conquêtes ont placé sous ses ordres des samurais de provinces, de cultures et de traditions différentes, tous n’ont pas le même statut. Cette vaste vassalité était composée à la fois de vassaux anciens, ceux de Kai et hérités du père de Shingen, ainsi que des vassaux récents soumis ou ralliés lors de la conquête de Shinano et d’autres provinces. Les 24 généraux des Takeda apparaissent comme un Etat-major informel formant un premier cercle autour du seigneur mais il s’agit d’une invention de l’époque Edo. En réalité, autour de Shingen se trouvaient les shinzoku qui étaient des membres de sa famille étendue ( son frère Nobushige au premier rang) et des branches latérales apparentées. Ceux-ci formaient l’élite du clan et ses principaux commandants.

Au-delà se trouvaient les vassaux fudai, les vassaux héréditaires originaires de Kai dont les liens anciens avec les Takeda garantissaient la fidélité et l’accès privilégié au seigneur. Ils occupaient la plupart des postes à pourvoir. Le reste, les vassaux récents, formaient un dernier groupe aux statuts variés. Il y avait des « groupements » de grands vassaux extérieurs qui disposaient de leur propre vassalité : Suwa, Ueno, Sanada, qui disposaient d’une certaine autonomie. D’autres encore étaient des vassaux directs ou indirects répartis sur toutes les provinces, ils pouvaient se distinguer en fonction de leurs compétences.
Pour gérer les conflits, les infractions et la discipline, Shingen sut organiser cette vassalité selon des règles mises par écrit. D’autres clans, comme leurs voisins les Imagawa, s’étaient dotés de lois, appelées bunkokuho, au tournant du milieu du XVe siècle. Les lois, ou traditions promulguées par Shingen, le Koshû Hatto no Shidai, devaient contrôler les rapports entre les vassaux, empêcher les violences sur les civils et affirmer l’autorité du seigneur. Ces lois privilégiaient par exemple le paiement d’amendes imposées aux paysans plutôt que les châtiments corporels qui étaient sinon la règle. De manière générale elle permettaient d’affirmer la justice de Shingen. Valables pour Kai, il n’est pas certain qu’elles s’appliquaient exactement de la même manière dans les autres provinces.
Takeda Shingen avait organisé son armée, ses vassaux et son administration, il ne négligeait pas non plus sa prospérité. Le nerf de la guerre était déjà à l’époque l’argent, ou plutôt dans ce cas l’or. La base de la richesse d’un clan féodal était sa capacité à produire du riz (mesurée en koku) mais dans le cas de Kai s’y ajoutait l’exploitation de mines d’or. La province de Kai disposait de plusieurs mines d’or à Kurokawa et Yunooku qui permirent à Shingen de mettre en circulation la première monnaie d’or stable de l’histoire du Japon, l’or de Goishi. Ces pièces étaient d’une valeur bien supérieure à tout ce qui pouvait s’échanger dans les domaines des Takeda dont l’économie était fondée sur la richesse agricole et non sur le commerce.

Ces pièces d’or servaient principalement de cadeaux diplomatiques, de manière de corrompre mais aussi de faire des achats à l’extérieur de la province. Les mines d’or servaient à entretenir le réseau des vassaux et des alliés que Shingen entretenait. Il permettait aussi de garder une armée mobilisée plus longtemps et d’avoir plus de latitude pour négocier en position de force. Cette richesse permit aussi de financer de grands travaux de domestication des fleuves dans la plaine de Kôfu. Les Shingen tsutsumi (digues de Shingen) permirent de prévenir les inondations et réguler les flots, accroissant la production agricole, base de la véritable richesse qui, elle, payait les troupes. L’or permettait cependant aussi d’acheter la paix intérieure puisque Shingen mit en place un système de taxes pesant moins lourdement sur ses paysans, qui en retour produisaient plus étaient plus prospères et payaient plus facilement, et volontiers, leurs taxes, sans parler de la popularité de Shingen auprès du « petit peuple » qui lui survécut pendant des siècles.

Shingen le juste et la critique d’un règne
Shingen en tant que chef de guerre et en tant que gouvernant était déjà par son oeuvre un daimyô d’exception mais ce que les sources nous laissent voir va plus loin, Shingen est le daimyô parfait. C’est le coeur du Kôyô Gunkan de le présenter ainsi en mettant en avant sa sagesse et son attachement à la morale guérrière. C’est d’ailleurs dans ces chroniques que l’on trouve la première utilisation du terme « bushidô », voie du guerrier, pour décrire les principes moraux de Shingen. La voie du guerrier elle-même est encore une idée en gestation que ne se codifiera qu’au XVIIe siècle. Chez Shingen cette morale est basée à la foi sur la piété bouddhiste et sur les principes de la morale confucéenne. Dans le cas d’un seigneur comme Shingen, cette morale s’exprime par son rapport avec ses vassaux, dont la fidélité doit être payée par la bienveillance (entendez la récompense), sa capacité à écouter ses conseillers (et nous avons vu comment il avait organisé son gouvernement) et par la recherche de la prospérité de ses gens (une richesse exprimée par la production agricole).
Takeda Shingen ne fut pas le seul « seigneur juste » de son temps où le prestige d’un daimyô imposait des comportements exemplaires, son rival Kenshin était lui aussi réputé de la même sorte. Au contraire Oda Nobunaga incarna rapidement le seigneur injuste pour les confucéens pour le mauvais traitement qu’il infligeait à ses vassaux et qui lui fut finalement fatal. Il ne s’agit pas seulement de conviction personnelle puisque que cette réputation de sagesse et justice servait un but, elle permettait d’attirer les sympathies des kokujin à persuader (au lieu de les combattre) et permettait aussi d’attirer les hommes compétents. La littérature postérieure présente donc Shingen non seulement comme un grand daimyô mais aussi comme un modèle de vertu à imiter pour les daimyôs et leurs familles au début de l’époque Edo.

Le Kôyô Gunkan est généralement attribué à Kôsaka Masanobu, l’un des 24 généraux des Takeda mais aussi l’un des proches de Shingen dont il fut l’amant exclusif pendant une longue période. Le texte est évidemment apologétique, il souhaite nous convaincre du caractère exceptionnel de Shingen, quitte même à rabaisser Katsuyori par comparaison et en lui attribuant entièrement l’effondrement des Takeda. Pour être juste Takeda Katsuyori eut toutes les peines du monde à passer après son père sans en avoir le prestige, ce qui facilita les efforts d’Oda Nobunaga pour corrompre et détacher des vassaux de leur nouveau seigneur, Katsuyori lui-même n’était pas un chef inepte ni un mauvais général, même s’il n’égalait pas son père. Il faut aussi voir que Shingen lui-même peut être mis en cause dans cette chute.

Le bilan économique de Shingen peut faire l’objet de critiques. Si on compare Kai avec l’Owari d’Oda Nobunaga des différences sautent au yeux. Owari était situé sur les axes commerciaux maritimes et terrestres, Nobunaga pouvait se fournir plus facilement de produits venus d’ailleurs et notamment d’arquebuses. Là où Shingen se vantait d’en posséder 300, Nobunaga put en mobiliser 3000 lors de la bataille de Nagashino. Par conséquent Nobunaga est connu pour avoir favorisé les échanges, la création de marchés et la circulation, utilisant les marchands pour s’enrichir. Au contraire Shingen restait attaché à la richesse confucéenne fondée sur le riz et à une vision centrée sur l’agriculture qui ne procurait que 600 000 kokus par ans (1 200 000 kokus cités auparavant correspondant à un apogée tardif), alors que Nobunaga pouvait compter pratiquement sur le double pour nourrir son armée.
L’exploitation des mines d’or fournissait le complément dont Shingen avait besoin mais il ne soucia jamais de « politique commerciale » ou des marchands, se mettant à la marge des évolutions majeures de son temps, sans parler de l’épuisement de ces mines à la fin de sa vie. L’ouverture commerciale entraînait aussi une ouverture aux idées nouvelles mais aussi aux hommes nouveaux que Nobunaga recruta facilement. Au contraire le Kai, province enclavée, était plus fermée aux innovations et accueillait peu les nouveaux venus. Le serment personnel demandé par Shingen (kishômon) recouvrait aussi une conception de la rélation féodale qui était en cours de transformation. Cette relation personnelle et unique se révéla un problème au passage de génération car il ne concernait pas automatiquement le successeur de Shingen et devait être renouvelé (la fidélité était due à Shingen plutôt qu’au clan). Aux yeux d’un rigoriste confucéen comme Shingen, le jeune et extravagant Nobunaga devait apparaître comme entièrement étranger, il était seulement d’un autre temps.
Du point de vue militaire, la conquête de Shinano par Shingen lui prit pratiquement deux décennies et il resta la majeure partie de sa vie centré sur des problèmes locaux. Il n’arriva sur la scène nationale qu’au soir de sa vie sans parler de sa rivalité stérile avec Uesugi Kenshin qui résulta dans des affrontements aux enjeux réduits mais meurtriers. Même éclatantes, les prouesses militaires des Takeda restèrent circonscrites à son environnement immédiat, éloigné des grandes évolutions politiques. La machine de guerre des Takeda elle-même n’évolua que peu sur tout le règne de Shingen, ce qui eut pour conséquence la bataille de Nagashino de 1575. Lors de celle-ci la cavalerie des Takeda fut décimée par les arquebusiers d’Oda Nobunaga et de sa manière innovante de faire la guerre. Le péché majeur de Shingen est sans doute d’avoir fait reposer l’ensemble de son domaine sur son prestige personnel et les relations directes avec ses vassaux qui défavorisa Takeda Katsuyori au moment d’imposer son autorité sur l’ancienne génération.



Malgré tout, Shingen reste un modèle, cela d’une part des sources qui l’encensent mais surtout de la volonté de son véritable héritier.
La récupération de Shingen
Assumer l’héritage de Shingen

Le clan Takeda cessa d’exister avec le suicide de Takeda Katsuyori en 1582, dix ans à peine après la mort de Shingen. Son seul descendant survivant était Matsu, la fille qu’il avait envoyer comme épouse à Oda Nobutada, le fils de Nobunaga. Ces deux derniers furent tués la même année lors du coup d’Honnô-ji. Matsu survécut jusqu’au règne de Tokugawa Iemitsu, elle eu un fils, Oda Hidenobu. Ce seigneur médiocre, mort jeune sans avoir rien accompli, n’était rien de moins que le seul descendant direct de Shingen et de Nobunaga, il décéda sans héritier. Aucun d’eux ne pouvait prétendre avoir assuré la mémoire de Shingen. Lors de la conquête de Kai, Nobunaga fit envoyer la tête de Katsuyori à Tokugawa Ieyasu, ennemi de longue date des Takeda. Ce dernier aurait contemplé la tête de son ennemi et déclaré aux anciens vassaux des Takeda présents que, bien que Katsuyori fut le fils de Shingen, il était lui-même son seul héritier spirituel.

Ieyasu se proclamait comme le continuateur de l’oeuvre de Takeda Shingen et plusieurs raisons permettent d’expliquer cette affirmation. D’un point de vue pragmatique, Ieyasu avait un besoin pressant de rallier les anciens Takeda. Immédiatement après la mort de Nobunaga, les anciens domaines de Shingen devinrent la proix des ambitions voisines. Les généraux des Oda ne pouvant plus réagir, plusieurs rébellions éclatèrent et les Uesugi comme les Hôjô envahirent pour s’accaparer le plus possible de terres. Ieyasu partait avec un avantage, il avait accueilli et caché d’anciens vassaux des Takeda dans son armée qui lui servirent d’intermédiaires pour obtenir le ralliement de clans importants, en particulier les Sanada. Au bout de trois mois de conflit, la guerre de Tenshô-Jingô s’acheva à l’avantage des Tokugawa. Ieyasu récupérait Kai et Shinano et la plus grande partie de la vassalité des Takeda, ses anciens ennemis. On estime que 800 anciens Takeda passèrent à son service, certains avec leurs propres troupes. Une partie devinrent des hatamoto (vassaux directs), les autres furent confiés à ses principaux généraux : Honda Tadakatsu (dont la fille avait épousé Sanada Nobushige), Sakakibara Yasumasa et Ii Naomasa.

Ieyasu venait de doubler pratiquement ses domaines juste après avoir déjà reçu la province de Suruga et se retrouvait face à un problème inédit : comment administrer des domaines aux traditions, lois et même dialectes différents et se faire obéir des clans locaux? Pour administrer les nouvelles provinces, Ieyasu arriva la conclusion logique, il maintint une partie des magistrats et agents de Shingen à leur poste, confirma les terres concédées par les Takeda. Il alla plus loin puisque dans les années suivantes il entreprit d’apprendre à connaître les pratiques des Takeda pour les imiter. En 1585, il demanda à Torii Moritada, un ancien Takeda, pour rassembler les textes portant sur les règles militaires, les tactiques ainsi que le matériel hérité de l’époque de Shingen. Il fit de même pour les lois de la province de Kai, au besoin en réunissant des témoignages d’affaires jugées afin d’établir une jurisprudence. On peut ainsi dire que la fiscalité de l’époque Edo, la collecte des impôts et même les mesures de riz (le masu) sont hérités des Takeda. Ce travail n’était d’ailleurs pas limité à Kai puisque Ieyasu faisait de même avec les règlements des Imagawa à Suruga, qu’il connaissait mieux pour y avoir été éduqué durant ses années d’otage.
Concernant les anciens vassaux des Takeda le besoin était encore plus pressant. Il ne s’agissait pas seulement de flatter ceux-ci pour les empêcher de se révolter, il fallait réussir leur intégration au sein de la vassalité des Tokugawa. Jusque là la majeure partie des Tokugawa venaient de vassaux héréditaires venus de la province de Mikawa, les quelques additions de nouveaux venus n’avaient pas bouleversé cette composition. L’entrée massive de samurais de Kai, Suruga et Shinano dont certains avaient combattu les Tokugawa pouvait se révéler désastreuse. Confirmer les terres et même en attribuer de nouvelles n’était qu’un juste paiement du service de ces vassaux, leur fidélité en revanche était encore à acquérir. Rendre hommage à Ieyasu, respecter son héritage et même l’imiter participait au besoin de gagner les anciesn Takeda en ménageant leur susceptibilité autant qu’au besoin d’acquérir de nouvelles pratiques. Ieyasu ne reprit pas la bannière Furinkazan à son profit mais récupéra son organisation militaire. Ii Naomasa en particulier fut autorisé à reprendre à son compte les armures laquées rouges des Takeda pour ses 120 Takeda survivants, il les afficha la première lors de la bataille de Komaki-Nagakute en 1584. Sur le champ de bataille, l’héritage de Shingen et donc sa réputation étaient donc bien visibles et revendiqués.

Ieyasu effaçait la barrière entre ses gens de Mikawa et ses nouveaux vassaux en imposant une règle commune et des pratiques communes héritées de ce qui se faisait de mieux. Il s’agit d’un moment d’une grande importance pour le clan Tokugawa qui passe du statut d’un clan régional à celui d’un acteur national à part entière. Par l’intégration de Suruga, Kai et Shinano, Ieyasu acquiert l’expérience qui lui fut ensuite nécessaire pour gérer plusieurs provinces de grande taille, une armée plus nombreuses mais aussi la diversité de leurs habitants et de leurs guerriers. Il ne s’arrêta pas là, les règlements récoltés dans les provinces annexées devinrent en 1616 la base du Buke Shôhatto, les lois régissant les vassaux des Tokugawa sur des domaines s’étendant sur tout le Japon, ces règles restèrent en vigueur jusqu’à la fin de l’époque Edo. Le transfert à Edo fut d’ailleur l’occasion d’accélérer le melting pot des Tokugawa.

Après la défaite finale des Hôjô en 1590, Ieyasu accepta la proposition d’Hideyoshi d’échanger ses fiefs pour les riches provinces agricoles du Kantô. Il s’installa à Edo et y fit construire son château et la ville. Dans ce grand déménagement il fallut répartir les fiefs sans recréer les anciennes division. Sur le chantier immense d’Edo, le mélange se fit naturellement même si quelques quartiers et villages voisins rassemblèrent les hommes en fonction de leurs origines (que l’on retrouve dans le quartier d’Hamamatsuchô, du nom d’Hamamatsu, une ville de Mikawa). Pour gérer ces nouvelles terres, Ieyasu systématisa les bureaux et l’administration qu’il avait commencé à mettre en place, la confiant souvent à d’anciens Takeda. Dans ce melting pot d’Edo naquit ce qui devint ensuite le shogunat d’Edo. Ieyasu n’aurait pas été en mesure de construire un shogunat gouvernant le Japon entier sans cette expérience et sans le recours à l’héritage de Takeda Shingen.
La construction d’un mythe
Tokugawa Ieyasu a aussi une raison supplémentaire d’associer son nom à celui de Shingen. Lors de la bataille de Mikatagahara, dans les derniers mois de sa vie, Shingen parvint à attirer Ieyasu hors de son château dans une bataille qui se transforma en désastre pour ce dernier. Ieyasu perdit ce jour-là un grand nombre de vassaux importants et n’en réchappa lui-même que de peu. Ieyasu jugea par la suite durement son empressement et son manque de prudence et en tira des leçons pour le reste de sa carrière avec Shingen comme modèle à imiter. Le seigneur de Kai passait ainsi d’ennemi ayant humilié Ieyasu à celui de maître à penser ayant donné à son disciple involontaire un leçon d’art militaire. L’opinion commune de l’époque Edo était de voir Shingen comme l’ennemi qui permit à Ieyasu de mûrir et s’élever.

De manière générale, ériger Shingen en prédecesseur et modèle répondait aussi à un autre besoin : celui d’affirmer le prestige des Tokugawa. Ieyasu était issu du clan Matsudaira (rebaptisé Tokugawa), un clan de kokujin de Mikawa aux ancêtres obscurs, même si Ieyasu se rattacha officiellement aux Minamoto. La famille de Ieyasu ne disposait pas d’ancêtres de renom, son grand-père, Kiyoyasu, avait été à l’origine de la fortune familiale mais son propre père était mort assassiné jeune sans avoir rien accompli. Quant aux modèles, Ieyasu avait repoussé celui d’Imagawa Yoshimoto, qui l’avait retenu otage, pour ne pas avoir à rappeler cette partie honteuse de son existence. Il pouvait difficilement se prévaloir de l’héritage d’Oda Nobunaga qui avait pourtant été son allié.

Le rival de Ieyasu, Toyotomi Hideyoshi, avait fondé sa propre légitimité sur la fidélité au souvenir de Nobunaga et, d’autre part, Ieyasu et Nobunaga était séparés par des querelles (Nobunaga avait forcé Ieyasu à ordonner le suicide de son fils aîné). Enfin Nobunaga, en plus de ses excentricités, fondait son pouvoir sur des principes étrangers à Ieyasu, notamment le poids donné aux marchands et aux hommes nouveaux alors qu’Ieyasu se reconnaissait plus dans la pensée et la morale confucéenne qui avait été déjà celle de Shingen. Même sans lien de sang, Ieyasu trouvait en Shingen l’exemple des vertus qu’ils souhaitait imprimer dans ses domaines puis, après sa victoire à Sekigahara, dans le reste du Japon. Takeda Shingen peut ainsi apparaître comme un précurseur de Ieyasu.

C’est ce qui poussa sans doute le shôgunat à arranger l’histoire de Shingen à son profit. Le Kôyô Gunkan, notre source primaire, est sensé être basé sur le récit de Kôsaka Masanobu mais dans les faits le texte n’en a été fixé qu’au début du XVIIe siècle alors que le shôgunat d’Edo était déjà en place. Il est possible que le texte fut attribué à Masanobu justement parce qu’il était réputé proche de Shingen et donc une source plus fiable pour le lecteur. Ieyasu n’en était pas à son coup d’essai, il y a de fortes chance pour que des auteurs d’époque Edo aient de la même manière « édité » l’Azuma Kagami qui raconte les faits et gestes des premiers shôguns Minamoto à la fin du XIIe siècle. De la même manière il est prouvé que les auteurs du début de l’époque Edo ont « noirci » le souvenir d’Oda Nobunaga, forçant le trait sur ses excentricités et sa cruauté dont plusieurs épisodes sont des inventions littéraires.

Nobunaga et Hideyoshi étaient victimes d’une damnation de leur mémoire réhaussant les qualités et les vertus du gouvernement des Tokugawa, basé sur les principes justes du néo-confucianisme, inspirés par Shingen. La prise du pouvoir de Shingen contre son père devenait ainsi un acte de justice face aux excès d’un seigneur dévoyé au lieu d’être vue comme un renversement de l’ordre naturel confucéen. Dès la première moitié du XVIIe siècle, les récits centrés sur les Takeda devinrent un genre littéraire à part entière destiné aux samurais. Cette littérature correspondait au développement de la morale guerrière voulu par le shôgunat, le fameux bushidô. Les auteurs comme Hayashi Kazan puis Yamana Sôkô développèrent une voie du guerrier fondée sur le néo-confucianisme, le shushigaku, insistant sur l’idée de fidélité et d’obéissance. Cette vision du bushidô était différente de celle du temps de Shingen où les samurais passaient plus facilement d’un seigneur à un autre, où la trahison était monnaie courante et où être rônin recouvrait une réalité totalement différente. La conception de la relation féodale avait aussi changée, le samurai étant désormais fidèle au clan plus qu’au seigneur en tant qu’individu (le bien collectif du clan avant l’individu). Pour ces penseurs d’Edo et malgré les différences les anachronismes, Shingen et ses généraux devinrent des exemples à réutiliser pour illustrer leurs propos, par la suite enseignés dans les écoles des fiefs ou au sein des familles samurais.

Ce n’est qu’ensuite, à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle et au siècle suivant que Takeda Shingen investit la littérature et le théâtre. Les bourgeois et le petit peuple d’Edo, à la recherche de divertissements, aimaient les récits héroïques du Sengoku Jidai. Shingen lui-même est un personnage aisément identifiable avec son casque haribachi couvert d’une « chevelure » de poils de yak blanchis. Les batailles de Kawanakajima devinrent un thème récurrent des estampes du XVIIIe siècle, les estampes historiques restant un genre vendeur. C’est du monde des estampes que le groupe des « 24 généraux des Takeda » apparut, loin d’une réalité historique il s’agissait de créer une série publiable d’estampes. On les retrouvent aussi dans le joruri (des récits chantés et accompagnés au shamisen).

Même après la restauration Meiji, la réputation de Shingen était telle que son sanctuaire shintô, le Takeda-jinja, fut élevé au statut de bekkaku kanpeisha, un type de sanctuaire pour les divinités au sens propre plutôt que pour les personnes divinisées (comme Tokugawa Ieyasu). Cela équivalait à une apothéose. Parallèlement, les historiens de Meiji cherchèrent à prouver la loyauté de Takeda Shingen envers l’empereur avait qu’il obtiennent le kinno jiseki, une sorte de validation des personnages historiques basée sur leur fidélité/respect envers l’empereur (ainsi Hideyoshi vit sa réputation restaurée pour cette raison alors que les différents shôguns du passé furent dénoncés). La popularité de Shingen, entretenue par la litétrature, le cinéma, le manga et le jeu vidéo, ne s’est jamais démentie.

Dans les années 1970, la ville de Kôfu fonda un grand festival de Shingen. Le Shingen-ko était une manière d’encourager le tourisme mais prit des proportions inespérées pour la ville. Lors du festival, qui a lieu en avril, plus de 100 000 visiteurs viennent assister au départ des troupes des Takeda pour le front, menés par Shingen et ses 24 généraux aux armures très détaillées. C’est le plus grand rassemblement de samurais du Japon (+1000 participants) et Shingen est chaque année interprété par un acteur connu. Kôfu et la province de Yamanashi associent Shingen à tout ce qui est possible, de l’alimentation aux souvenirs au point d’être un secteur d’activité à part entière.

Dans le reste du Japon, peu de Japonais ne connaissent pas au moins les principales « images d’Epinal » de Shingen et son duel avec Kenshin. Les enquêtes d’opinion, il reste avec les trois unificateurs du Japon le samurai le plus connu et le plus apprécié de l’histoire mais une telle unanimité de doit rien au hasard, depuis quatre siècles Takeda Shingen a été érigé en héros au-delà de ses qualités et défauts réels.