Devenir shogun : portrait de Tokugawa Ieyasu en 5 batailles

La plus simple notice biographique vous dirait que Tokugawa Ieyasu est un des personnages clés de l’histoire japonaise, premier shogun d’Edo, il est aussi le vainqueur final des guerres du Sengoku Jidai. Il est bien plus puisque le régime qu’il met en place à partir du début du XVIIe siècle a instauré la plus longue ère de paix de toute l’histoire du Japon. Une ère qui a vu la maturation des arts et de la société dans un ensemble est devenu pour nous l’image même Japon traditionnel. Pour beaucoup, même aujourd’hui, Tokugawa Ieyasu assume l’image d’un grand-père de la nation dont les réussites et les vertus seraient à imiter. C’est aussi un homme ayant une très longue vie puisque né en 1543 il s’éteint à 73 ans en 1616. Une biographie complète serait longue et complexe, du genre nécessitant de nombreuses notes en bas de page. Cet article a un but bien moins ambitieux puisqu’il s’agit de choisir 5 moments clés, plus précisément 5 batailles, qui permettent de dresser un portrait de Ieyasu, des évolutions et des influences importantes de sa vie.

目次

Okehazama, 1560, la déclaration d’indépendance 

C’est un premier choix paradoxal puisque Ieyasu n’a pas participé à cette bataille et n’était même pas présent sur les lieux, mais elle eu certainement des conséquences importantes et immédiates pour le jeune Ieyasu (17 ans).

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Ieyasu ne s’appelait d’ailleurs pas encore ainsi puisqu’il n’était encore que Matsudaira Motoyasu. Le choix des noms était important à l’époque et celui de Ieyasu reflète bien plus qu’une identité. Motoyasu était le nom adulte (imina) qu’il prit en 1556 lorsqu’il son genpuku (cérémonie de passage à l’âge adulte), associant un kanji propre à sa famille, « yasu », (康) avec le kanji « moto » (元) offert par Imagawa Yoshimoto. Offrir un kanji de son propre nom était un honneur et une reconnaissance pour un vassal mais pour le jeune Motoyasu il s’agissait de la marque d’une sujétion. Le clan Matsudaira de Mikawa était entouré de rivaux plus puissants et agressifs, les Oda à l’Ouest et les Imagawa à l’Est. Matsudaira Hirotada, pour résister à Oda Nobuhide, n’avait eu d’autre choix que de s’allier à Imagawa Yoshimoto, une alliance incarnée par l’envoi d’un otage, son propre fils. Plus l’otage était important, plus l’alliance avait des chances de durer. La chose fut compliquée lorsque les Oda attaquèrent le convoi du jeune Takechiyo (le nom d’enfance de Motoyasu) et récupérèrent l’otage pour s’en servir, sans succès, comme monnaie d’échange. Il fallut attendre 1552 pour que Yoshimoto contraigne le jeune Oda Nobunaga à lui renvoyer Takechiyo, entre temps Hirotada avait été assassiné en 1549 et les Imagawa avaient envahi et vassalisé Mikawa. Takechiyo arriva au château des Imagawa à Sunpu non plus comme un otage mais comme un vassal.

En arrivant à la gare de Shizuoka (Sunpu), les visiteurs sont accueillis par ce couple de statue représentant le daimyô Imagawa Yoshimoto et le jeune Takechiyo (Ieyasu). Yoshimoto scrutede manière inquiétante l’otage dont il est responsable de l’éducation.

A Sunpu, Takechiyo fut traité avec les égards. Son bien-être conditionnait l’obéissance des vassaux des Matsudaira en Mikawa et Yoshimoto espérait bien l’éduquer pour le fidéliser. Yoshimoto s’assura que le garçon recevait une éducation de qualité dans un temple local. Dans le même temps il ne perdit pas d’occasion de marquer la sujétion de Takechiyo notamment en lui ordonnant à une occasion de danser pour lui face aux vassaux assemblés. En 1556, cette sujétion fut symbolisée par l’octroi du nom Motoyasu puis par le mariage du jeune Matsudaira avec Tsukiyama, fille d’un de ses vassaux.

Matsudaira Motoyasu n’était pas à ce moment un seigneur indépendant. Toute sa vie depuis ses 6 ans avait été passée sous la garde ou la tutelle des Oda puis des Imagawa dans le but d’en faire un instrument utile. Lorsqu’il participa à sa première bataille (le siège du château de Terabe en 1558) ce fut comme commandant des troupes des Imagawa pour prendre un château Oda. Yoshimoto faisait de lui un vassal, si possible loyal et compétent mais surtout soumis. Motoyasu disposait d’une autonomie large à Sunpu où il avait sa propre maison et ses gens mais il devait résider à Sunpu pour assurer un service auprès de Yoshimoto. Son domaine de Mikawa où se trouvait château familial à Okazaki étaient pour ainsi dire à laissés à la garde des Imagawa. Dans ces circonstances Matsudaira Motoyasu aurait pû continuer sa vie comme général et vassal des Imagawa.

Ce fut la bataille d’Okehazama qui modifia cette donne. Dans la province d’Owari, Oda Nobunaga était parvenu à unifier la province et gênait Yoshimoto qui souhaitait traverser Owari dans une grande marche victorieuse pour s’emparer de Kyôto et du pays entier. En 1560, Imagawa Yoshimoto mena une armée de 30 000 hommes vers l’Ouest et Kyôto. En chemin il devait mettre définitivement au pas les Oda. Dans la campagne qui s’annonçait Motoyasu et ses vassaux furent employés comme auxiliaires chargés d’assiéger et prendre des châteaux secondaires des Oda sur les flancs de l’armée principale. Motoyasu avançait donc avec sa propre armée séparée du gros des troupes Imagawa. Il venait de prendre le château de Marune lorsqu’il apprit le sort de la bataille d’Okehazama.

Etsampe de la fin du XIXe siècle représentant Yoshimoto aux prises avec les samurais d’Oda Nobunaga et sur le poitn d’être tué à la bataille d’Okehazama.

Oda Nobunaga avait lancé une attaque surprise contre le camp d’Imagawa Yoshimoto. Celui-ci avait divisé son énorme armée tandis qu’il avançait en Owari comme en terrain déjà conquis. L’excès de confiance de ses soldats, une pluie battante et beaucoup de chance firent le reste. Dans la panique de voir son camp pris d’assaut, Yoshimoto s’enfuit pour être finalement rattrapé et tué. L’armée des Imagawa se dispersa dans le désordre.

Matsudaira Motoyasu se retrouvait en terrain hostile, isolé, sans ordre et sans chef. Ecoutant ses vassaux il prit la décision de ne pas rentrer à Sunpu mais de se diriger vers le château d’Okazaki pour s’y installer et y reprendre son indépendance en tant que daimyô de Mikawa. Motoyasu ne pouvait cependant pas encore se déclarer indépendant, il était toujours officiellement sous l’autorité des Imagawa incarnés par le successeur de Yoshimoto, Ujizane, qui détenait encore sa femme et ses enfants. Il prit cependant rapidement des contacts avec Oda Nobunaga, qu’il connaissait personnellement du temps de son enfance, pour établir un accord secret. Il dut attendre 1561 pour se révéler et attaquer le château Imagawa à Kaminogô durant lequel son vassal Hattori Hanzô parvint à capturer les fils du chef de la place pour les échanger contre Tsukiyama et son fils Matsudaira Nobuyasu. En 1563, Motoyasu put signer une alliance avec Oda Nobunaga qui sécurisait sa frontière ouest pendant qu’il unifiait et réorganisait Mikawa sous sa conduite.

Statues d’Oda Nobunaga (debout) et d’Imagawa Yoshimoto (assis) sur le site de la bataille d’Okehazama.

La même année il abandonna le nom de Motoyasu, trop lié à sa sujétion passée, pour devenir Matsudaira Ieyasu.

La bataille d’Okehazama permit donc à Ieyasu de s’établir finalement en tant que daimyô indépendant et fut à l’origine de sa longue et fructueuse alliance avec Oda Nobunaga, étonnamment stable selon les standards de l’époque. Il ne faut cependant pas non plus négliger l’héritage de son éducation sous les Imagawa. Ces derniers étaient une grande puissance régionale et ils étaient particulièrement réputés pour la bonne organisation de leurs vassaux en différents statuts fondés sur la proximité de leur seigneur. Les Imagawa les géraient avec des lois qui leurs étaient propres réunies dans le Imagawa Kana Mokuroku que Ieyasu réutilisa à son avantage lorsqu’il reprit en main Mikawa. Yoshimoto avait fait de Ieyasu un chef militaire, un seigneur cultivé et compétent. Par ses empiètements il en avait fait aussi un homme soucieux de son indépendance et de son rang.

Mikatagahara, 1573, contempler la défaite

En 1573 le clan Matsudaira n’existait plus, il avait laissé la place aux Tokugawa. Ieyasu avait pétitionné l’empereur en 1567 pour obtenir le droit de porter un nom qu’il prétendait venir de ses ancêtres. Le nom de Tokugawa pouvait être rélié aux Seiwa Genji, la famille Minamoto qui avait instauré le premier shogunat. Pour Ieyasu il s’agissait d’augmenter son prestige en se reliant à un nom célèbre, les Matsudaira n’avaient jamais été jusque là que des barons locaux aux caractères provinciaux très marqués. Il obtint par la même occasion le titre de courtoisie de gouverneur de Mikawa (Mikawa-no-kami).

Reproduction de l’armure laquée à l’or portée par Tokugawa Ieyasu durant ses premières années et qu’il endossait encore à l’époque de Mikatagahara.

Les bonnes dispositions de la cour montrent que Tokugawa Ieyasu était désormais considéré comme digne d’attention. Il s’était assuré du contrôle de la totalité de Mikawa et était devenu l’allié d’acier d’Oda Nobunaga qui était lui-même sur la trajectoire ascendante. Le duo ne devait pas s’arrêter là puisque dès l’année suivante Nobunaga marcha sur Kyôto pour y restaurer le shogun Ashikaga Yoshiaki dont il allait faire son homme de paille. Ieyasu marcha dans le sens inverse, en s’étant allié avec le puissant Takeda Shingen il était désormais en mesure de régler leur compte aux Imagawa. Ieyasu et Shingen envahirent les domaines des Imagawa, sur le déclin depuis Okehazama, et se partagèrent leurs dépouilles. Protégé sur ses arrières par l’alliance avec les Oda, Ieyasu se permit même le luxe de recueillir Imagawa Ujizane en se posant en rival de Shingen et en s’alliant même avec Uesugi Kenshin. Ieyasu démontrait qu’il entendait être un acteur de premier plan menant une diplomatie avec les plus grands. Takeda Shingen allait se charger de le remettre à sa place.

Takeda Harunobu (Shingen étant son nom religieux) était le daimyô des provinces de Kai et Shinano. Ses guerres se sont concentrées dans sa rivalité avec ses voisins Uesugi, Hôjô et Imagawa mais en 1573 il est prêt, au soir de sa vie, à se mêler des affaires nationales et y prendre sa place.

Le shogun Yoshiaki était certes un pantin mais son nom faisait autorité et il avait aussi des alliés ainsi qu’une forte rancune contre Nobunaga. Dès 1570 il prépara une vaste coalition destinée à réunir les ennemis d’Oda Nobunaga à laquelle Takeda Shingen se joignit. Shingen avait soigneusement préparé cette campagne qui devait le mener jusqu’à Kyôto et faire de lui le véritable pouvoir au Japon. Après avoir pris soin de sceller des alliances avec ses voisins et attendu que la neige bloque son éternel rival Uesugi kenshin au Nord, il se mit en route.

Dans une première phase en 1571 il envahit la province de Tôtômi pour conquérir une série de châteaux protégeant la route vers l’Ouest. L’année suivante il s’attaqua au château de Futamata, qui fut âprement défendu mais dont les troupes ne pouvaient pas faire le poids. A ce moment Tokugawa Ieyasu savait qu’il n’est pas de taille face à la machine de guerre des Takeda. Shingen avait passé une vie à forger une armée bien armée, bien entraînée, encadrée par des généraux d’expériences, tous des compagnons de route de leur seigneur. Le coeur de cette armée était la cavalerie et les célèbres chevaux de la provinces de Kai capables de combattre en formation et cavaliers extrêmement habiles. Tout cela sans compter Shingen lui-même, un stratège de génie qui commandait lui-même ses troupes. Ils n’avaient pas leurs pareils au Japon. Ieyasu avait alors déjà demandé des renforts à Oda Nobunaga, celui-ci avait cependant fort à faire contre ses ennemis Azai et Asakura et ne put que lui envoyer un petit nombre d’hommes. L’avancée de Shingen marquait rien de moins que le début de la fin pour Nobunaga qui s’attendait à devoir mener une défense désespérée dans son propre fief d’Owari alors que ses troupes étaient éparpillées sur d’autres fronts. Ieyasu se prépara à défendre sa résidence au château d’Hamamatsu (qu’il avait préféré à Okazaki) contre un siège.

Lorsque Shingen arriva avec ses troupes devant Hamamatsu après la chute de Futamata, il passa le château sans s’arrêter et continua son chemin vers les terres des Oda. Que se passa-t-il chez Ieyasu ? Au lieu de laisser passer l’ennemi et le laisser continuer vers Owari il ordonna à ses troupes de sortir du château pour intercepter l’envahisseur contre lequel il était en infériorité. Cette décision a été presque unanimement critiquée par ses généraux mais Ieyasu était insulté. Shingen semblait le narguer et le considérer comme trop peu important pour retarder sa grande bataille contre Nobunaga. Peut-être pensait-il devoir honorer son alliance en retardant Shingen? A moins qu’il n’ait eu l’ambition de reproduire la hardiesse de Nobunaga à Okehazama en une attaque surprise contre toute logique militaire.

Ieyasu disposait de 11 000 hommes en comptant un contingent de 3000 hommes envoyés par Nobunaga. Il les emmena jusqu’au plateau voisin de Mikatagahara où il espérait trouver les Takeda lui tournant le dos ou se préparant à installer leur coup. Ce qu’il trouva face à lui ce fut l’armée de Shingen en formation complète sur quatre ligne, prête à le recevoir. Comptant sur la colère de son jeune (30 ans) et impatient ennemi le vieux tigre de Kai avait tendu son piège.

La bataille s’engagea dans l’après-midi et tourna rapidement mal. L’avant-garde de la cavalerie des Takeda dispersa tout le flanc droit des Tokugawa obligeant les alliés Oda à la fuite. Le deuxième assaut mené par Takeda Katsuyori et accompagné de fantassins vint consciencieusement écraser les Tokugawa déjà affaiblis. Ce ne fut pas une bataille mais une longue et douloureuse leçon de guerre que Shingen donna à Ieyasu.

Estampe de la fin du XIXe siècle représentant la fuite de Ieyasu (à gauche) face à l’avancée des guerriers des Takeda. Ieyasu manque d’être transpercé par une lance mais est protégé par Honda Tadakatsu reconnaissable à Tonbokiri, sa célèbre lance.

A ce point de la bataille Ieyasu et son camp étaient directement menacé par l’avancée de l’ennemi et au risque d’y perdre sa tête. Dans un effort désespéré les généraux survivants de Ieyasu le persuadèrent de fuir pour que le clan survive. Natsume Yoshinobu se coiffa du casque d’Ieyasu pour détourner l’attention et mena une charge suicide pour faire gagner du temps. Ce jour-là Ieyasu perdit un grand nombre de vassaux fidèles irremplaçables issus de familles au service de la sienne depuis des générations, une perte qui ne se réparait pas. La fuite d’Ieyasu fut rocambolesque, accompagné d’une poignée d’hommes il manqua plusieurs fois d’être rattrapé et tué par les cavaliers Takeda lancés à sa poursuite. Il arriva avec seulement cinq compagnons au château d’Hamamatsu alors que la nuit était déjà tombée. La nouvelle du désastre était déjà arrivée et le château avait sombré dans la panique, personne n’avait même pensé à fermer les grandes portes !

Ieyasu ordonna de les laisser ainsi et fit allumer de grands feux à l’entrée et sonner le tambour pour servir de repères et rallier les survivants de son armée. Lorsque les Takeda, commandés par Baba Nobuharu et Yamagata Masakage, arrivèrent en vue du château, cette disposition leur sembla être un piège, une invitation grossière à entrer dans le château comme dans une nasse. Ils décidèrent qu’ils étaient bien trop fins pour s’y laisser prendre et restèrent sur leur position. Par les hasards de la guerre, Ieyasu fut sauvé.

Ieyasu (à droire) ordonne de faire résonner le tambour et allumer des feux pour guider les survivants de son armée vers Hamamatsu tandis que les Takeda hésitent à avancer face à ce qu’ils croient être un piège.

Victorieux et certain que les Tokugawa ne présentaient plus un risque, Takeda Shingen quitta les lieux le matin pour poursuivre son implacable marche vers l’Ouest. Il mourut cependant le mois suivant, peut-être d’une balle perdue, stoppant net son avancée. Les Takeda rebroussèrent chemin, laissant Tokugawa Ieyasu reprendre pleinement possession de son domaine mais avec une armée et une fierté en lambeaux.

En souvenir de l’évènement Ieyasu fit réaliser son portrait dans son état le jour de la bataille. Il est représenté après son arrivée à Hamamatsu et son humiliante fuite. Le visage est tordu, le regard effaré par l’ampleur du désastre et la perte d’autant de ses vassaux. C’est le portrait d’un homme contemplant sa destruction. Il se tient aussi dans une position qui dans l’art bouddhiste est associée à Miroku. Ce futur Bouddha est souvent représenté dans une situation d’attente, le visage posé sur la main et une jambe repliée sur son genou. Chez Ieyasu cette attitude exprime l’imperfection d’un homme qui doit encore attendre avant de s’accomplir. Tokugawa Ieyasu fit réaliser ce portrait pour le garder toujours sur lui et le regarder lorsqu’il se sentirait trop en sécurité. Le futur shogun ne voulait jamais oublié la leçon de Shingen et qu’un instant d’orgueil avait failli lui coûter tout ce qu’il avait.

Le célèbre portrait de Ieyasu après Mikatagahara est sensé être toujours resté avec Ieyasu durant le reste de sa vie, rapple constant de son heure la plus noire.

Dans les années qui suivirent Ieyasu montra qu’il avait retenu sa leçon. Les Tokugawa reconstituèrent leurs forces mais Ieyasu commença à imiter l’organisation de l’armée des Takeda, à s’inspirer des législations de Shingen. Les règlements gérant l’ordre, la moralité et l’entraînement des vassaux des Tokugawa étaient directement inspirés des Takeda et passèrent tels quels dans les institutions de l’époque Edo dans ce qui devint le Buke Shohatto. Dans toutes ses batailles ultérieures, Ieyasu ne prit plus jamais de risque et veilla toujours à épargner ses hommes avec succès. A défaut d’être un génie militaire comme Shingen il devint un disciple attentif de ses enseignements.

Tokugawa Ieyasu entouré par ses principaux généraux. Les Tokugawa se vantaient d’avoir les meilleurs vassaux mais aussi les plus attachés à la cause de la famille. Il est vrai que Ieyasu n’eut que très peu à souffrir de défections ou de trahisons, ce qui représente plus une exception que la règle.

Une autre conséquence de l’humiliation de Mikatagahara fut de placer durablement les Tokugawa sous la protection d’Oda Nobunaga. Si leur relation avait été plus ou moins équitable jusque là et profitable aux deux parties elle évolua toujours plus en faveur de Nobunaga. Face aux Takeda, encore formidables malgré la mort de Shingen, les Tokugawa ne pouvaient pas s’en sortir seuls. En 1575, lorsque Takeda Katsuyori repartit à l’offensive il fut vaincu à Nagashino par une armée Oda-Tokugawa largement dominée par les premiers. Poursuivant ses efforts contre les Takeda, Ieyasu se retrouva face à des demandes de plus en plus impératives de Nobunaga. En 1579, Nobunaga accusa l’épouse de Ieyasu, Tsukiyama, d’avoir conspiré avec les Takeda (elle semble avoir voulu préparer le terrain pour un mariage de son fils Nobuyasu avec les Takeda). Nobunaga exigea l’exécution de Tsukiyama que Ieyasu dut se résoudre à faire décapiter. Le meurtre de sa mère plaçait évidemment le jeune Nobuyasu sur une trajectoire de conflit avec son père et Ieyasu se résigna à ordonner à son propre héritier de se suicider. Ieyasu semble alors être retombé sous la tutelle d’un autre.

La relation entre Nobunaga et Ieyasu passione les romanciers au Japon étant ancré dans l’enfance et la personnalité des deux hommes, elle est souvent interprétée et même sur-interprétée.

Komaki-Nagakute, 1584, le début du grand jeu

Les Takeda furent finalement vaincus en 1582 avec la défaite puis le suicide de Katsuyori. Nobunaga et Ieyasu s’accordèrent sur un partage des domaines conquis qui bénéficia beaucoup à ce dernier en vertu des années passées dans la lutte contre les Takeda. C’est pour célébrer cette victoire que Ieyasu se rendit dans l’Ouest pour participer à des festivités. C’était pour lui le premier voyage vers Kyôto.

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On a beaucoup écrit sur ce voyage. Ce serait à l’occasion de festivités au château d’Azuchi que Nobunaga offensa son vassal Akechi Mitsuhide, le poussant vers la trahison. Malgré leur longue association la relation entre Nobunaga et Ieyasu était devenue trop déséquilibrée et entâchée par le sang de Tsukiyama et Nobuyasu. Certains historiens japonais considèrent que Nobunaga aurait pu avoir l’intention de profiter de ce voyage pour se débarasser de Ieyasu, d’autres considèrent que Ieyasu lui-même a pu avoir un rôle à jouer dans la révolte d’Akechi Mitsuhide. Quoiqu’il en soit, en juin 1582, Mitsuhida attaqua à l’aube la résidence d’Oda Nobunaga à Kyôto, au temple Honnô-ji, et le poussa au suicide.

Hashiba Hideyoshi était devenu l’un des 4 généraux d’Oda Nobunaga en partant de rien grâce à la faveur de son seigneur mais aussi de ses compétences personnelles. Pour un homme comme Ieyasu il n’était cependant qu’un arriviste.

Dès que la nouvelle de l’attaque se répandit et sans attendre de confirmation sur le sort de Nobuanaga (preuve qu’il était prévenu ou sur ses gardes ?) Ieyasu prit la fuite avec sa suite pour retourner vers Mikawa et se mettre à l’abri. Pendant qu’il traversait, encore une fois dans des circonstances romanesques, la province d’Iga, Akechi Mitsuhide affronta Hashiba Hideyoshi et se fut vaincu. Hideyoshi, un des généraux préférés de Nobunaga, devenait ainsi un personnage de premier plan, le vengeur de son seigneur, le maître de Kyôto et le mieux placé pour récupérer l’héritage de Nobunaga.

Situation du Japon vers 1583-1584 (Kyushu et Shikoku ne sont pas encore soumis). La carte apapraît souvent sur Internet mais n’est pas tout à fait exacte. La zone représentée en gris représente les domaines gérés directement par Hideyoshi mais aussi indirectement par ses vassaux et les domaines de ses alliés. Le domaine de Tokugawa Ieyasu à ici limité à Mikawa alors qu’il devrait s’étendre vers l’Est aux provinces de Tôtômi, Suruga et Shinano et border le domaine des Hôjô en orange.

Ieyasu avait conclu une alliance avec Oda Nobunaga mais rien ne le liait à Hideyoshi. Dans un premier temps les deux seigneurs furent trop occupés pour s’occuper du problème. Ieyasu devait lutter contre les Hôjô dans l’est pour conserver ses conquêtes sur les Takeda tandis qu’Hideyoshi devait finir d’éliminer ses rivaux au sein des généraux de Nobunaga pour véritablement s’imposer comme son seul véritable successeur. Une fois vaincu Shibata Katsuie, Hideyoshi en vint à s’intéresser à Ieyasu. Hideyoshi avait couvert ses ambitions sous le prétexte de conserver les droits du nouveau chef officiel des Oda, Sanbposhi (le petit-fils de Nobunaga) mais un autre fils de Nobunaga, Oda Nobukatsu, se posait en rival en refusant de reconnaître l’autorité d’Hideyoshi. La position de Ieyasu en Mikawa lui permettait de soutenir Oda Nobukatsu qui tenait en sa possession Nagoya et Owari. Pour Ieyasu il s’agissait plus que de respecter les termes de son ancienne alliance, c’était l’occasion de renverser le sort et de s’imposer comme le protecteur des Oda avec la possibilité de contrôler les deux provinces d’Owari et Mino à travers eux. C’était l’occasion pour se mettre à son propre compte et devenir plus qu’un seigneur régional, une ambition qui lui avait échappé depuis Mikatagahara.

Hideyoshi avait tant et si bien manipulé qu’une grande partie des vassaux et alliés des Oda étaient passés à son service, Nobukatsu ne représentait plus qu’une puissance relative mais refusait de se soumettre à celui qui était encore théoriquement un vassal des Oda. C’est l’exécution sommaire de ses propres trois vassaux seniors par Nobukatsu accusés (à tort, Hideyoshi avait lui-même planté le soupçon) de soutenir Hideyoshi qui provoqua la réaction armée d’Hideyoshi et, en retour l’appel à l’aide de Nobukatsu à Ieyasu.

Les batailles de Komaki et Nagakute forment en fait plusieurs petites batailles étendues sur un large front dans la province d’Owari sur une période allant de mars au début de mai 1584. Ieyasu et ses alliés étaient dans une position défensive pour empêcher Hideyoshi d’avancer et de s’emparer de Nobukatsu qui s’était réfugié au château de Kiyosu (le château familial originel des Oda). L’armée d’Hideyoshi devait enfoncer le front qui se présentait à elle. Hideyoshi disposait de près de 80 000 hommes tandis que Ieyasu pouvait compter sur 35 000 hommes mais se trouvait gêné par des défections de plusieurs vassaux des Oda ralliés à Hideyoshi contre promesse des récompenses. Ieyasu était contraint de rester sur la défensive et de méditer chaque mouvement de troupes. La campagne de Komaki et Nagakute se transforma ainsi en vaste plateau de jeu d’échec avec de petites batailles comme autant d’escarmouches permettant de modifier les conditions du conflit et de prendre l’avantage.

Paravent orné de l’époque Edo représentant la bataille de Nagakute. Ce genre de paravent très détaillé était sensé être lu comme une représentation fidèle. Les personnages importants sont identifiables (comme Ii Naomasa notable à son grand drapeau rouge). Ces paravents ne représentent pas un moment précis mais plutôt un résumé des moments marquant de la bataille.

Hideyoshi était très confiant face à Ieyasu qu’il ne considérait pas comme un bon général. Voyant l’éloignement des Tokugawa par rapport à leur base de Mikawa il conçut le plan d’envoyer une partie de son armée directement vers la province de Ieyasu en contournant son armée par l’intérieur des terres. Ieyasu en avait été informé et fut en mesure de contrer leur avancée dans une série de petites batailles puis une plus large autour de la place forte stratégique de Komaki. La campagne s’acheva par la bataille de Nagakute durant laquelle les Tokugawa remportèrent la victoire et infligèrent de nombreuses pertes, notamment chez les commandants d’Hideyoshi qui perdit Ikeda Tsuneoki et Mori Nagayoshi. Malgré ce succès Ieyasu se replia sans chercher à aller plus outre, conscient de son infériorité numérique. Il quitta même le champ de bataille pour retourner vers Kiyosu. Ce mouvement surprenant poussa Hideyoshi à faire de même puisqu’il n’y avait plus de possibilité de combattre une grande bataille décisive contre son adversaire, il fallait négocier.

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Ce qui frappe chez Tokugawa Ieyasu c’est d’abord sa prudence toute le long de ces deux mois d’affrontements. Il semble alors avoir conservé les leçons de Mikatagahara, ne répondant pas aux provocations et aux sollicitations mais intervenant rapidement là où le sort de la bataille se jouait. Ieyasu se trouvait directement sur le front en combattant au château d’Inuyama, pour inspirer ses hommes, mais sut aussi se tenir à distance lorsque une tête froide et une vue d’ensemble s’avérait nécessaire. Son armée était différente aussi, elle intégrait des vassaux transfuges des Oda mais aussi des samurais ralliés des Imagawa et des Takeda. Son vassal Ii Naomasa commença d’ailleurs à réutiliser les tactiques de cavalerie des Takeda et notamment leur livrée d’armures rouge sang aisément reconnaissable. Il eu aussi un recours bien plus poussé aux armes à feu dont Nobunaga avait introduit l’utilisation à large échelle lors des batailles et des sièges.

Il y eu encore des affrontements secondaires durant toute la saison de guerre de 1584 mais ils firent office de déplacements mineurs de pions. Hideyoshi et Ieyasu avaient jaugé leurs forces et leur détermination, le dernier savait qu’en cas de conflit sans restriction il finirait vaincu, le premier avait compris que dans un tel scénario la guerre serait longue, difficile et surtout couteuse en hommes, en moyens et en temps alors que son autorité était encore mal assise. La raison et la stratégie l’emportèrent et menèrent à un accord.

Toyotomi Hideyoshi en tant que kampaku (régent). Son changement de nom indique un saut social extraordinaire pluisqu’il fut le seul homme dans l’histoire japonaise à être admis dans la noblesse de cour kuge et pour lequel on créa un nom nouveau inspiré de l’antiquité, Toyotomi.

Ieyasu accepta de faire la paix avec Hideyoshi, Oda Nobukatsu était pardonné et se voyait garantir son domaine. A la différence de Nobukatsu qui devint pratiquement un vassal Ieyasu conserva sa pleine autonomie. Plus tard il fit le voyage à Kyoto pour s’incliner devant Hideyoshi et reconnaître son autorité. Pour garantir cette nouvelle paix Ieyasu épousa la propre sœur d’Hideyoshi (qu’il fallut faire divorcer pour l’occasion). Il offrit aussi à Hideyoshi d’adopter son deuxième fils (renommé pour l’occasion) Hideyasu. C’était une paix, mais une paix armée. Ieyasu n’avait pas été vaincu et restait une puissance trop proche des domaines d’Hideyoshi pour la tranquillité de ce dernier. Les deux hommes préférèrent s’ignorer, Ieyasu ne participa ainsi à aucune des guerres d’Hideyoshi pour pacifier le Shikoku et le Kyushu.

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Il fallut attendre 1590 pour que les deux alliés peu conciliants combattent ensemble. Hideyoshi voulut soumettre les Hôjô, maître du Kantô, qui refusaient de reconnaître son autorité. Ils étaient aussi les adversaires directs des Tokugawa, menaçant leur contrôle sur Suruga, Kai et Shinano. La guerre fut l’occasion de régler le différent. Hideyoshi offrit à Ieyasu d’échanger ses 5 provinces dont Mikawa contre les riches terres agricoles des 9 provinces Kantô (prises aux Hôjô). Ieyasu accepta, le choix était risqué puisque ces terres n’étaient pas pacifiées mais il devenait ainsi le maître d’un vaste territoire à la fois riche et éloigné de l’influence directe d’Hideyoshi. Il choisit alors le petit château d’Edo pour y installer sa capitale et y construire le grand château du Japon. Ieyasu était désormais un des acteurs majeurs sur la scène nationale et considéré par tous comme le premier après Hideyoshi en termes de richesse, d’influence et de puissance.

Représentation, prise dans un livre d’histoire japonais, du château d’Edo avant l’arrivée de Tokugawa Ieyasu. Cet endroit est aujourd’hui occupé par le palais impérial à Tôkyô.

Sekigahara, 1600, l »art de vaincre

La vertu cardinale de Tokugawa Ieyasu, celle qui lui est encore associée dans l’esprit des Japonais, était la patience. C’est à cette patience qu’il attribua lui-même ses réussites et Sekigahara fut l’aboutissement d’un long travail patient de sape du pouvoir des Toyotomi. La conclusion de la bataille de Komaki-Nagakute avait été que ni Toyotomi Hideyoshi ni Tokugawa Ieyasu n’avaient les moyens ou la véritable détermination pour vaincre son adversaire, poussant à alliance réticente. Ieyasu reconnut l’aurtorité d’Hideyoshi qui se garda bien se mêler de l’autonomie de Ieyasu dans ses lointains provinces du Kantô.

Tombe d’Hideyoshi à Kyôto, au Houkoku-byô, autrefois situé dans l’enceinte du temple Houkoku-ji.

Cet équilibre perdura jusqu’à ce la mort d’Hideyoshi décède en 1598. Son héritier, Toyotomi Hideyori, était encore un enfant sous la garde de sa mère, O-Chacha (la nièce de Nobunaga), dame de Yodo. Par le passé, dans une situation semblable où l’héritier n’était pas clairement identifié ou encore trop jeune, Hideyoshi était parvenu à s’imposer. Il craignait que la même chose se produisit pour sa toute nouvelle dynastie et Ieyasu était le candidat tout désigné. Durant les années de paix, Ieyasu était parvenu à s’implanter dans ses nouveaux domaines du Kantô et à y prospérer. Disposant de fonds grâce au commerce, aux récoltes abondantes et à des mines d’or il fut en mesure d’étendre son influence. Par des cadeaux, des prêts ou même de la simple corruption il s’était beaucoup d’amis et d’obligés. Il avait aussi discrètement entretenu le mécontentement des daimyôs face aux excès de la domination des Toyotomi. La guerre de Corée avait fait éclater des rivalités entre généraux tandis que d’autres vassaux se plaignaient d’être ruinés dans une guerre coûteuse et lointaine dont ils ne touchaient pas les bénéfices. Ieyasu en faisant étalage de sa tempérance et de son obéissance représentait une opposition morale

Lettre d’Hideyoshi portant la signature (kao) des 5 régents.

Rien de tout cela n’échappait cependant à Hideyoshi qui espéra contrer l’influence de Ieyasu en organisant sa succession par un conseil de 5 régents, les Go-Tairô, chargés d’accompagner Hideyori. Ces régents devait contrebalancer l’influence de Ieyasu mais celui-ci restait le membre proéminent du conseil. Ieyasu avait le rang de la cour impériale le plus élevé (Naidaijin, ministre du centre) et seul Maeda Toshiie (Dainagon, grand conseiller) se rapprochait de lui sur ce plan. Ieyasu était aussi, avec une fortune de 2 400 000 koku (unité de mesure du riz, base du calcul des impôts), le daimyô le plus riche du Japon alors que la 2e et 3e plus grande fortune (Uesugi Kagekatsu et Mori Terumoto) ne représentaient « que » 1 200 000 koku chacun. Pour faire simple, en cas de guerre Ieyasu était capable de mobiliser une armée plus nombreuse et la garder active plus longtemps que ses éventuels adversaires. Les autres membres du conseil, s’ils étaient unis pouvaient former un bloc assez puissant pour stopper Ieyasu.

Tokugawa Ieyasu accepta toutes les contraintes et tous les serments de fidélité en prenant le soin de montrer toutes les marques de respect au défunt. Il prit cependant bien soin de séparer l’hommage à Hideyoshi de la critique envers son gouvernement incarné par Ishida Mitsunari. Ce dernier s’était attiré, par son rigorisme et sa gestion sévère de la guerre en Corée, la haine de vassaux importants d’Hideyoshi tels que Kato Kiyomasa, Hosokawa Tadaoki ou Fukushima Masanori. Mitsunari, en tant que bugyô, ne disposait de l’autorité des Go-Tairô mais était suffisamment influent pour réunir autour de lui les loyalites hostiles aux plans de Ieyasu. De grands daimyôs respectés comme Maeda Toshiie étaient difficilement attaquables par Ieyasu mais Ishida Mitsunari rassemblait toutes les qualités : il ne venait pas d’une famille importante et Ieyasu ne risquait pas de vendettas en l’éliminant. Il était particulièrement détesté et pouvait entraîner des trahisons et défections en faveur d’Ieyasu. Enfin, Mitsunari était capable de réunir autour de lui un parti hostile à Ieyasu, ce dernier en fit donc son grand opposant. De ce manière Ieyasu pouvait prétendre ne pas s’opposer à Toyotomi Hideyori, dont il était le gardien, mais à un arriviste perturbateur.

Kato Kiyomasa faisait partie de la famille étendue d’Hideyoshi et de son premier cercle. Il était le fidèle parmi les fidèles mais à la mort d’Hideyoshi il fit passer la fidélité aux Toyotomi après sa dispute personnelle contre Mitsunari démontrant ainsi combien durant le Sengoku Jidai la fidélité était une affaire directe d’homme à homme et ne pouvait pas toujours se transmettre ou être élargie à un concept plus abstrait tel que la dynastie, l’Etat ou le domaine.

Il y avait aussi un aspect plus idéologique à l’opposition entre Mitsunari et Ieyasu. Le premier, qui gérait avec les autres commissaires (Go-bugyô) les aspects techniques du gouvernement était partisan du Bunchihan, un gouvernement par des serviteurs civils lettrés au service du souverain (Hideyori). Ieyasu de son côté, plus pagé (57 ans) et ancré dans la logique des guerres civiles, tenait pour le Bundanha, un gouvernement par les daimyô guerriers au service du seigneur. Immédiatement après la mort d’Hideyoshi, Mitsunari tenta de dénoncer les moindres initiatives de Ieyasu qui démontraient une volonté de mener une politique personnelle : les mariages diplomatiques, le favoritisme envers ses alliés, sans pour autant réussir à briser le consensus. de son côté Ieyasu laissa faire les ennemis de Mistunari, Kiyomasa, Tadaoki et Masanori tentèrent en 1599 d’éliminer directement Mitsunari en attaquant sa demeur avant que Ieyasu les persuade de poser leurs armes, sans les punir, Mitsunari acceptant alors de se retirer sur ses terres.

Ishida Mitsunari à l’époque de la bataille de Sekigahara. Après son exécution sa tête fut volée par des fidèles et cachée dans un temple de Kyôto jusqu’au XXe siècle. Son crâne authentifié a permis de voir qu’il souffrait de problèmes dentaires qui empêchaient une bonne élocution, correspondant à sa réputation d’homme de peu de mots, sec, strict et aprticulièrement doué pour se faire des ennemis.

La mort de Maeda Toshiie en avril 1599 accéléra les évènements, son successeur Maeda Toshinaga penchant en faveur de Ieyasu. La perspective d’une guerre imminente poussa les seigneurs japonais à se ranger d’un côté ou de l’autre selon les gains qu’ils espéraient et les fidélités à respecter. En 1600, Uesugi Kagekatsu publia depuis son domaine une proclamation accusatrice contre Ieyasu et refusa de voyager jusqu’à Kyôto pour en rendre des comptes. Ce fut pour Ieyasu l’occasion de monter « légalement » une campagne contre Kagekatsu et ses alliés réunis autour Mitsunari. Mitsunari forma rapidement une coalition anti-Tokugawa dont il offrit le commandement à Mori Terumoto, l’autre Tairô important du conseil. Le Japon se retrouva dès lors divisé entre d’un côté l’armée de l’Ouest, commandée par Mistunari (officiellement par Môri Terumoto), composée de loyalistes Toyotomi ainsi que des Uesugi dans le Nord. De l’autre côté l’armée de l’Est de Tokugawa Ieyasu rassemblait ses vassaux et les ennemis de Mitsunari.

L’armée de l’Ouest commença par se saisir d’Osaka et du château de Fushimi qui étaient le cœur du pouvoir des Toyotomi et se portèrent vers l’Est à la rencontre de Ieyasu. Ce dernier laissa son allié Date Masamune s’occuper des Uesugi et contre les espérances de Mistunari put marcher directement vers l’Ouest. Les deux armées se rejoignirent au château d’Ôgaki au milieu du mois d’octobre et plusieurs engagements menèrent à déplacer leur affrontement à Sekigahara, une plaine étroite qui se trouve dans une vallée contrôlant l’accès entre Mino (à l’est) et la région du lac Biwa (à l’ouest). L’endroit avait déjà été le lieu d’une bataille décisive mille ans plus tôt lorsque l’empereur Tenmu y avait gagné son trône.

Reproduction de l’armure tardive de Ieyasu avec son casque en forme de bonnet de marchand. C’est cette armure qui fut portée à Sekigahara.

Mitsunari était en position défensive et en supériorité numérique. Il avait placé ses alliés Môri sur les points elévés (Môri Terumoto n’était cependant pas ici, il était resté à Osaka), les troupes de Kobayakawa Hideaki gardaient les flancs sur le mont Matsuo. L’armée de Mistunari comptait 120 000 hommes contre 75 000 pour Ieyasu ce qui en fait la bataille la plus massive de l’histoire du Japon pré-moderne. La bataille débuta vers 8h00 du matin par des escarmouches improvisées du fait de la brume. L’affrontement lui-même débuta peu après, le terrain était humide et boueux et dégénéra rapidement en mêlée. Les armées qui s’affrontaient n’étaient pas homogènes, il s’agissait d’armées seigneuriales réunies dont les daimyôs gardaient le contrôle effectif. Ieyasu avait l’avantage de pouvoir compter sur l’obéissance de ses vassaux et la coopération de ses alliés. Mitsunari, à la tête d’une coalition plus variée et n’étant pas lui-même un grand seigneur n’avait pas le même contrôle sur ses troupes. Le contingent du clan Shimazu (1500 hommes) refusa ainsi par trois fois d’engager l’ennemi au motif que son chef, Shimazu Yoshihiro, ne respectait pas Mitsunari et ne voulait pas se battre pour lui.

L’affrontement resta longtemps indécis et dura plusieurs heures sanglantes mais l’armée de l’Ouest parvenait à repousser les forces de l’Est. Tokugawa Ieyasu avait accepté d’engager une bataille en infériorité numérique car il avait auparavant négocié le ralliement de plusieurs chefs de l’armée de l’Ouest en sa faveur en échange de terres et de récompenses. La fidélité à la parole donnée en matière de trahison ne valant pas grand-chose, la plupart des alliés secrets de Ieyasu attendaient de voir comment tournait la bataille avant de vraiment sauter le pas.

Le plus important parmi eux, Kobayakawa Hideaki, hésita au point que Ieyasu ordonna à ses arquebusiers de prendre son armée pour cible, indiquant qu’il était temps de respecter leur accord s’il ne voulait pas être considéré comme un ennemi. Hideaki ordonna à ses troupes d’attaquer l’armée de l’Ouest, ses anciens alliés. Ils chargèrent le flanc des troupes d’Ôtani Yoshitsugu qui tenait le front et qui fut débordé. Rapidement, les autres traîtres se joignirent à l’armée de l’Est. Ce sont près de 20 000 hommes sur 120 000 qui changèrent de camp. D’autres décidèrent ne pas intervenir, comme les 15 000 hommes du clan Môri. Ishida Mitsunari venait de perdre un tiers de son armée, laissant ses flancs exposés et réglant le sort de la bataille. L’armée de l’Ouest se désintégra avec plusieurs clans comme les Shimazu, parvenant à s’échapper tandis que la plupart des chefs de l’armée étaient tués, capturés ou en fuite.

Kobayakawa hideaki faisait partie de la famille d’Hideyoshi mais avait été puni par celui-ci pour son comportement imprudent en Corée. Ieyasu lui fit parvenir la rumeur qu’Ishida Mitsunari était à l’origine de ces accusations, ajouté à la promesse de terres cela suffit à le faire basculer dans le camp de l’armée de l’Est.

La bataille coûta la vie à peut-être 40 000 samurais, ce qui en fait une des bataille les plus sanglantes de l’histoire avant les guerres napoléoniennes. C’est aussi une bataille d’une rapidité exceptionnelle compte tenu de la taille des armées, il avait fallu plusieurs semaines de combats sporadiques à Komaki-Nagakute tandis que 7 heures suffirent à Sekigahara, fruit du travail de préparation de Ieyasu. Ishida Mitsunari fut capturé quelques jours plus tard. Exposé aux moqueries à l’entrée du château d’Osaka il fut ensuite exécuté et sa tête exposée. Tokugawa Ieyasu pris effectivement le contrôle du Japon et redistribua les terres selon ses besoins. Il fut nommé shogun en 1603 et instaura sa propre dynastie tout en garantissant la protection de Toyotomi Hideyori qui avait épousé Senhime, la petite-fille de Ieyasu. Le jeune successeur bénéficiait encore du prestige de son père auprès des daimyôs qui n’avaient combattu pour Ieyasu que pour se débarasser de Mitsunari.

Le site de la bataille de Sekigahara peut être visité depuis Nagoya ou Maibara. Le champ de bataille a été aménagé pour mettre en évidence les lieux importants de la bataille ainsi que les kubizuka (les tombes communes enfermant les têtes des ennemis tombés au combat). Récemment un tout nouveau musée de la bataille a été inauguré dans le village de Sekigahara dont les habitants répètent depuis des siècles les apparitions fantomatiques des guerriers décédés sur les lieux.

Les sièges d’Osaka, 1614-1615, la dernière guerre

Ieyasu ne resta pas shogun très longtemps, son but était d’instaurer un régime stable dans la durée. C’est pour cette raison qu’il quitta ses fonction en 1605 en faveur de son troisième fils Hidetada. A partir de ce moment Ieyasu est identifié comme l’Ôgoshô, le shogun retiré, dont la résidence était fixée à Sunpu, le lieu même où il avait passé son enfance comme otage des Imagawa. Ieyasu avait pu prétendre au titre de shogun en vertu de sa filiation supposée avec les Minamoto qui avait été approuvée par la cour impériale en 1567. Ieyasu avait prit soin de renflouer les caisses appauvries de la cour impériale tout en démontrant sa capacité à assurer la paix, le financement par Ieyasu ne fut sans doute pas pour rien dans la décision de l’empereur Go-Yôzei de nommer Ieyasu shôgun.

La période de paix entre 1600 et 1614 est un moment intéressant où les goûts excessifs des guerriers, alliés au retour de la stabilité et de la prospérité donnèrent naissance à un grand foisonnement artistique et un désordre. C’est le moment où se forme notamment le théâtre kabuki. Tokugawa Ieyasu, bon confucéen y remit de l’ordre et de la discipline une fois son pouvoir affirmé.
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Avec ce titre Ieyasu disposait d’une assise légale pour imposer un gouvernement dont il serait le seul chef, en remplacement du conseil des Go-Tairô. Le but de la politique de Ieyasu fut dès lors d’abaisser ou d’éliminer tous les contre-pouvoirs possibles. Cela commença par réduire l’importance des daimyôs qui s’étaient opposés à lui, comme les Uesugi, et leur confier des fiefs moins riches et prospères. Il fallut aussi domestiquer la cour impériale par des pensions mais aussi en s’arrogeant un droit de regard sur les nominations. Les années 1600-1610 virent cependant encore une certaine autonomie alors que l’autorité des Tokugawa devait encore s’affermir. Durant cette période Toyotomi Hideyori, depuis son château d’Osaka, continua à représenter un danger potentiel. Le pouvoir de Nobunaga et d’Hideyoshi s’était évanoui à leur mort, il pouvait en être de même pour le pouvoir de Ieyasu. C’est ce que de nombreux daimyôs comme Date Masamune et Toyotomi Hideyori semblaient espérer. Hideyori s’était fait nommé udaijin en 1605, confirmant le maintien de son importance. Il gardait aussi les faveurs et les fidélités de nombreux vassaux de son père et surtout il était jeune alors que Ieyasu était devenu vieux.

Dans un premier temps Ieyasu laissa espérer une alliance Toyotomi-Tokugawa durable par le mariage avec Senhime mais Pour Ieyasu il est clair cependant que Sekigahara n’avait été qu’une étape vers l’élimination du clan Toyotomi. Disparus les loyalistes les plus virulents avec Mitsunari, il pouvait progresser plus graduellement mais il n’avait aucune intention de conserver un tel rival en position de prendre sa suite après sa mort. Dans l’esprit méthodique de Ieyasu cela passa d’abord par l’affaiblissement matériel des Toyotomi, en violation de toute loi Ieyasu distribua des terres des Toyotomi à ses alliés réduisant leurs revenus à 650 000 koku alors qu’à l’origine ils égalaient en valeur les revenus des Tokugawa. Hideyori restait daimyôs des provinces de Settsu, Kawachi et Izumi et conservait les territoires en gestion directe (kuraichi) mais ceux passèrent progressivement sous le contrôle indirect du gouvernement shogunal. Ce gouvernement dont les institutions et les lois se mirent progressivement en place firent en sorte de marginaliser Hideyori et le priver de toute autorité publique.

Tout montre que la défiance existait aussi du côté des Toyotomi. Pendant plusieurs années Ono Harunaga, le principal commandant militaire d’Hideyori, recruta des milliers rônins au service de son seigneur. Les rônins étaient alors le principal problème de sécurité. Ils étaient devenus nombreux après Sekigahara où de nombreuses familles de daimyôs avaient tout perdu, laissant leurs vassaux sur le carreau. Les samurais errant désoeuvrés et sans le sou rançonnaient, se battaient pour montrer leur valeur et se faire remarquer. Ils étaient un foyer d’agitation fondamentalement hostiles aux Tokugawa et parmi lesquels on trouvait d’anciens commandants et daimyôs tels Sanada Nobushige. Le recrutement des rônins apparaissait aux yeux du shogunat comme la preuve qu’Osaka se préparait à la guerre.

Statue contemporaine représentant Sanada Nobushige blessé et exténué peu avant sa mort à la bataille de Tennôji.

La mère d’Hideyori refusa à plusieurs reprises les demandes de Ieyasu de rencontrer Hideyori, de crainte que celui-ci soit contraint à montrer des formes de respect ou de sujétion qui pourraient compromettre ses prétentions, toujours existantes, à gouverner Japon. Après tout Ieyasu était théoriquement encore sous l’autorité des Toyotomi. Il fallut attendre l’accession au trône du nouvel empereur Go-Mizunoo en 1611 pour que la rencontre ait lieu. Elle fut organisée au château Nijô de Kyôto et Hideyori se fit accompagner de Kato Kiyomasa et Asano Yoshinaga, deux daimyôs puissants et fidèles aux Toyotomi. La rencontre fit une forte impression sur Ieyasu à la vue du jeune géant, Hideyori faisait selon les estimations plus de 190 cm pour un poids calculé aujourd’hui à 160kg, soit la carrure d’un sumo actuel. Jeune mais aussi charismatique et fort. Le message était clair, Hideyori pouvait compter sur un puissant parti sur lesquel il exerçait un charisme personnel (bien que réticent à s’opposer frontalement à l’Ôgoshô). Ce fut peut-être à ce moment que Ieyasu décida de le détruire.

Ieyasu devait se presser car lui-même vieillissait beaucoup et il ne se fiait pas à son héritier Hidetada, plutôt favorable à la coexistance, pour terminer l’unification. Il fut aidé par une série de morts opportunes chez les soutiens d’Hideyori. Kato Kiyomasa décéda en 1611, suivi en 1613 par Asano Yoshinaga et Ikeda Terumasa puis enfin en 1614 par Maeda Toshinaga. C’est toute la vieille garde des daimyôs de l’ère précédente, directement redevables à Hideyoshi, qui s’éteignait et laissait la place à des héritiers plus prompts à se rallier au shogunat. Ieyasu forgea un prétexte : une cloche offerte par Hideyori au temple Houkoku-ji de Kyoto (temple fondé par son père et renfermant un grand Bouddha aujourd’hui disparu) porterait un message voilé souhaitant la destruction des Tokugawa. Malgré les excuses l’incident mena Ieyasu à exiger le renvoi des rônins, le transfert de fief et en fin de compte la fin de l’autonomie d’Osaka. Hideyori refusa et Ieyasu ordonna à ses vassaux et alliés de se réunir.

Les sièges d’Osaka se divisent en deux sièges séparés, le premier eu lieu en 1614 et est désigné comme le « siège d’hiver » (Osaka Fuyu no Jin) tandis que le second en 1615 est connu comme le « siège d’été » (Osaka Natsu no Jin) et les deux diffèrent grandement par leurs stratégies et déroulement.

Le siège d’hiver ne fut justement qu’un siège. Malgré les promesses et les anciennes fidélités aucun daimyô important ne s’était porté au secours d’Osaka. En raison de l’infériorité numérique (120 000 hommes contre 165 000 pour Ieyasu) il fallut définir une stratégie. Sanada Nobushige, qui commandait une partie des rônins, préconisait une guerre de mouvement avec en premier lieu la prise de Kyôto et la préparation d’une grande bataille au pont Seta près d’Uji. Ono Harunaga et les vassaux formels des Toyotomi ne voulurent pas risquer une bataille ouverte et convainquirent Hideyori de s’enfermer dans Osaka et résister jusqu’à ce qu’Ieyasu soit à court de moyens. Pour répondre à cette stratégie, Sanada Nobushige construisit un château avancé, le Sanada-maru, entouré de larges fossés, devant servir de verrou protégeant Osaka.

Vue d’artiste des positions lors du siège d’hiver d’Osaka. Le château avancé Sanada-maru est visible face au dispositif des Tokugawa. C’est là que se concetrèrent les combats.

Ieyasu de son côté avait avec lui la majeure partie de ses alliés et vassaux qu’il commandait directement avec son fils Hidetada. Le moral n’était pas haut dans cette armée : les samurais et daimyôs de rang moins élevé y voyaient l’occasion d’obtenir des récompenses mais les daimyôs importants n’y virent qu’une dépense supplémentaire alors qu’Ieyasu les préssurait déjà pour construire ses châteaux à Nagoya, Sunpu et Edo. Ils ne pouvaient pas non plus espérer de véritables récompenses, il n’y avait plus provinces à distribuer. Pour certains daimyôs il y avait aussi un malaise à lutter contre les Toyotomi auxquels ils étaient souvent redevables, d’autant plus que Tokugawa Ieyasu était celui qui avait provoqué le conflit, brisant sa propre paix. D’un certaine manière ce malaise poussa les alliés des Tokugawa à une agressivité et une volonté de se démarquer pour démontrer leur fidélité et ne pas être soupçonnés de sympathies pour l’adversaire.

Les troupes des différents daimyôs s’acharnèrent sur les défenses d’Osaka et sur le Sanada-maru en particulier, essuyant des pertes importantes dont Ieyasu ne tenait pas compte, ce n’était après tout pas ses hommes et il y voyait l’avantage d’affaiblir des daimyôs parfois peu fiables. Les combats les plus intenses eurent lieu autour du Sanada-maru où les arquebuses de Nobushige firent des ravages. Les troupes d’Osaka démontrèrent une valeur supérieure à celle du shogunat Tokugawa mais perdaient quand même progressivement du terrain. Cette résistance permit à Osaka d’entamer des négociations en position de force alors que de chaque côté les moyens et les vivres commençaient à s’épuiser. Face à l’impasse Ieyasu accepta un accord : Hideyori acceptait de quitter Osaka pour changer de fief, les douves d’Osaka seraient comblées et les rônins renvoyés. Hideyori accepta tout et chacun rentra chez soi.

Ce n’était évidemment qu’un délai, aucun des deux rivaux n’avait l’intention d’en rester là mais chacun avait besoin de temps pour reconstituer ses forces. Il ne fallut que quelques mois pour cela. Hideyori refusa de changer de fief et le comblement des douves n’avait jamais réellement avancé et Ieyasu convoqua de nouveau son armée. Le siège d’été tirait les leçons du premier conflit. Avec la destruction du Sanada-maru, Sanada Nobushige préconisa une guerre active autour d’Osaka faite pour éloigner les Tokugawa du château qui ne pouvait plus supporter un long siège.

Les combats se divisèrent en plusieurs petites batailles opposant les différents commandants d’Osaka aux vassaux et alliés des Tokugawa. Là encore les forces d’Osaka démontrèrent leur valeur, face aux armées plus larges des Tokugawa ils opposèrent des batailles chirurgicales et rapides utilisant la bonne connaissance du terrain. Cependant ces batailles furent aussi coûteuses en hommes et le hasard fit que la plupart des généraux d’Osaka y furent tués : Goto Mototsugu, Ono Harufusa, Ban Danemon, Kimura Shigenari. Osaka perdait ainsi ses commandants les plus compétents et ses troupes s’épuisèrent rapidement.

Ieyasu se fait proter la tête de Kimura Shigenari alors que le chateau d’Osaka brûle.

Jouant le tout pour le tout Sanada Nobushige demanda à ce que Hideyori lui-même prit le commandement à la tête des troupes pour une sortie contre le camp même de Ieyasu. La dame Yodo, la mère d’Hideyoshi, refusa et Nobushige fut contraint de mener son plan seul. Son attaque entra dans les annales militaires du Japon. Inférieurs en nombre (60 000 hommes contre 150 000 chez Ieyasu), épuisés mais plus rapides, ses hommes fonçèrent vers Tokugawa Ieyasu lui-même. A un moment l’impensable faillit se produire, l’uma-jirushi (le grand drapeau signalant la présence du général) des Tokugawa tomba à terre, ce qui n’était plus arirvé depuis Mikatagahara. Les récits assurent que Tokugawa Ieyasu se prépara alors au suicide pour ne pas tomber entre les mains de l’ennemi tandis que ses hatamoto (vassaux directs présents au pied du drapeau) faisaient barrage. Le miracle ne se produisit cependant pas, les renforts des flancs des Tokugawa arrivèrent à temps et dégagèrent Ieyasu. Nobushige fut blessé à mort et se retira, il offrit sa mort à l’adversaire le plus audacieux un peu plus tard près de Tennôji. Il resta alors célébré durant toute l’époque Edo comme l’un des meilleurs combattant de toute l’histoire du Japon.

Sanada Nobushige attaque le camp de Tokugawa Ieyasu (à gauche) signalé par l’uma-jirushi, le grand drapeau de campagne (aujourd’hui conservé au musée Tokugawa de Nagoya).

Le lendemain de la mort de Nobushige, privés de toutes autres options, Hideyori, Ono Harunaga et la dame Yodo se suicidèrent avant que le château soit incendié. Ieyasu se montra alors sans pitié pour éradiquer tous les mmebres survivants du clan Toyotomi, dont le fils de 8 ans d’Hideyori, à l’exception de la fille d’Hideyori qui devint une nonne bouddhiste. Osaka fut plus tard reconstruit sur des plans différents pour faire oublier l’ancien château des Toyotomi et devint une possession directement contrôlée par le shogunat.

Ieyasu au soir de sa vie mène une dernière guerre radicalement différente des précédentes. Durant le sièges d’Osaka on ne retrouve la prudence tactique de Komaki-Nagakute, on ne retrouve pas non plus le minutieux travail de préparation de Sekigahara. Ieyasu agit alors en homme pressé et peu soucieux d’épargner les hommes. Sanada Nobushige eu le soin de ménager ses moyens, conscients d’être en position défavorable, Ieyasu se contenta d’envoyer attaque après attaque dans l’espoir de submerger les défenses d’Osaka. Ce manque de raffinement provient sans doute en partie de l’âge de Ieyasu et de son empressement à en finir avant de mourir. Il faut y voir aussi une volonté consciente d’affaiblir les daimyôs alliés qui forment le gros de son armée et dont il envoie les hommes sans états d’âme contre les défenses du Sanada-maru. Ce n’est plus par la persuasion ou la corruption qu’il convainc mais par la pression et l’intimidation propre à un souverain.

Le grand paravent de la bataille d’été d’Osaka est aujourd’hui conservé au château d’Osaka et représente plus de 5000 personnages, dont beaucoup devaient être identifiables. Il représente la bataille de Tennôji, la veille de la chute du château. Les troupes Tokugawa arrivent par la droite et se dirigent vers le château à gauche. Le torii au centre signale le temple Tennôji.

Le Sengoku Jidai s’achève officiellement en 1603 avec l’élévation de Ieyasu au titre de shogun mais c’est 15 ans plus tard avec la chute du château que la période des guerres civiles s’acheva réellement. Sa tâche accomplie, Tokugawa Ieyasu s’éteignit quelques mois plus tard en juin 1616 à 73 ans.

Les leçons de l’homme patient

Tokugawa Ieyasu a eu une longue vie pour son temps, jusqu’à 73 ans, et sans contexte très réussie et comblée puisqu’il parvint à se hisser au rang de shogun pour fonder une dynastie qui a duré plus de 250 ans. Ses réussites incontestables en firent le modèle du bon gouvernant réunissant toutes les qualités, sans compter quelques défauts mineurs. Quel caractère peut-on tirer de ses actions durant ces différentes batailles à des moments clés de sa vie ?

Comme daimyô et chef de clan Ieyasu montra des qualités indispensables au chef : il fallait être loyal envers ses vassaux (et les récompenser) et juste face à leurs critiques. Ieyasu était de plus réputé pour sa sobriété, il était l’ennemi du luxe et il appliquait à lui-même la rigueur qu’il demandait à ses vassaux comme le ferait un bon confucéen. Ce n’est que dans ses dernières années qu’on peut lui prêter un comportement véritablement tyrannique lorsque la pérénnité de son héritage devint une préoccupation majeure du vieil homme.

Tokugawa Ieyasu en tant que shôgun, ce portrait quasi officiel n’est cependant pas le seul et des versions plus ou moins bien conservées existent encore aujourd’hui. Ce portrait, jugé réaliste, montre Ieyasu vers 1603, c’est à dire à 60 ans.

Militairement Ieyasu n’a jamais été un guerrier hors pair ou même un génie stratégique même s’il sut se montrer économe de ses hommes et prudent, des qualités chèrement acquise par l’expérience. Ce manque d’héroïsme était compensé par une grande activité physique, il faisait la preuve de son énergie en s’entraînant assidument au sabre, en participant aux travaux du château d’Edo et en nageant régulièrement jusqu’à un âge avancé. La chasse au faucon lui donnait aussi l’occasion de se faire voir pratiquant un art noble et viril.

Contrairement à l’Europe où les règles de chevalerie impliquaient l’honnêteté et la vertu, au Japon un chef de clan devait savoir se montrer retors et bon manipulateur. Il n’existait pas de honte liée à la duplicité ou à la trahison si celle-ci se justifiait. Le premier devoir d’un chef de famille était envers sa famille, sa survie et son agrandissement. Ieyasu a été fidèle, personnellement, dans quelques cas comme avec Oda Nobunaga, mais en général il sut négocier selon ses intérêts. Sa victoire de Sekigahara en 1600 devait plus la corruption de ses adversaire et le lent minage de l’autorité des Toyotomi qu’à ses prouesses sur le champ de bataille (près d’un tiers de l’armée adverse passa dans son camp durant la bataille elle-même).

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Ces qualités faisaient de Ieyasu non seulement un chef honorable mais surtout un chef auquel on pouvait attacher sa fidélité pour en tirer des récompenses. Il fut notamment capable de récupérer de nombreux vassaux des clans vaincus : Takeda, Hôjô, Imagawa pour en réutiliser les compétences. Il n’avait aucune difficulté à imiter et adopter des méthodes et des idées extérieures si elles avaient fait leurs preuves.

Le château d’Edo, détail tiré du paravent d’Edo représentant la nouvelle capitale shogunale au début du XVIIe siècle.

Mais la vertu suprême d’après son aveu même était la patience. Ieyasu, au soir de sa vie, a noté des préceptes, le Toshôgu Goikun (aussi qualifié de « testament de Ieyasu ») devant servir à l’éducation de ses descendants. Il y explique comment ce furent toujours la patience et la prudence qui le servirent le mieux. Il n’était ni le plus valeureux, ni le plus fort, ni le mieux né, encore moins le plus intelligent mais il sut à chaque fois attendre son heure et apprendre. Cette leçon lui vint de ses années comme otage et des heures d’angoisse suivant sa défaite de Mikatagahara où un coup de sang et d’orgueil avait manqué lui coûter la vie. C’est seulement au bout d’une vie d’intrigues, de négociations et d’attente que Ieyasu parvint, à 57 ans, à s’emparer du pays en une seule bataille décisive à Sekigahara.

« La vie, c’est comme marcher le long d’une longue route en portant une lourde charge, que tes pas soient lents et assurés pour que tu ne trébuches pas. Celui qui considère l’imperfection et les difficultés comme l’état normal des choses ne connaîtra jamais le mécontentement ou le désespoir. Quand des sentiments orgueilleux s’élèvent dans ton cœur, souviens toi des jours des difficultés passées. La patience est source de la paix éternelle; traite la colère comme un ennemi. Celui qui n’a connu que le succès et jamais l’échec, la catastrophe s’abattra sur lui. Blâme toi-même plutôt que les autres. Il est préférable de ne pas atteindre son but plutôt que d’aller trop loin. » –Tokugawa Ieyasu, 1604

Comme au théâtre, à la manière d’une conclusion satisfaisante, Ieyasu s’éteignit à la fin de la dernière bataille. Il se fit inhumer dans le sanctuaire Tôshôgu de Kunozan, sur la colline de Nihondaira non loin de Sunpu (Shizuoka), lieu de son enfance prisonnière. Selon ses instructions, un an plus tard, une procession le transféra au sanctuaire Tôshôgu de Nikkô, au Nord d’Edo. Nous ne sommes pas certains de l’endroit où se trouve son corps, à Kunozan ou à Nikkô, les textes ne sont pas très clairs sur ce qui a été transporté à Nikkô, il est possible que le transfert n’ait concerné que l’esprit divinisé de Ieyasu désormais connu comme Tôshô Daigongen. Les deux mausolées existent encore mais Nikkô se vante d’être la vraie tombe du shogun tandis Kunozan continue d’affirmer sa version alternative et conserve de nombreuses reliques d’objets ayant appartenus au shogun.

Procession des 1000 samurais organisée chaque année à Nikkô pour porter en procession l’autel mikoshi de Tokugawa Ieyasu. Ce festival encore très apprécié correspond aux anciennes cérémonies auxquelles les shoguns successifs assistaient pour obtenir la protection de leur ancêtre.

La raison de cette multiplication des tombes à donné lieu à des théories mais dans ses dernières années Ieyasu s’était laissé au mysticisme et a pu y mettre une valeur spirituelle. Le Tôshôgu de Nikko se situe directement au Nord d’Edo, siège de ses descendants et le Nord était traditionnellement la direction de provenance des mauvaises influences (le Tôshôgu de Ueno à Tokyo se trouve au Nord de la ville). Le sanctuaire de Nikko a pu être conçu comme une protection magique de sa capitale tandis que le Tôshôgu de Kunozan gardait la route de l’Ouest, vers Kyôto et les daimyôs de l’Ouest, rivaux potentiels. C’était peut-être aussi une manière d’affirmer la possession de la province où il avait vécu humilié. Petit détail supplémentaire, une ligne tracée entre Kunozan et Nikkô passe exactement par le sommet du Mont Fuji, une divinité en soi porteuse de prospérité et de stabilité mais aussi un sommet associé aux croyances bouddhistes. Toshô Daigongen, Ieyasu divinisé a peut-être imaginé ne faire plus qu’un avec le Mont Fuji, le symbole même du Japon.

Pour apprécier plus l’histoire de Ieyasu en détails je ne saurais trop conseiller sa biographie romancée par le maître du roman historique japonais, Shiba Ryôtaro, Tokugawa Ieyasu, shôgun suprême, traduit en 2011.

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