Hagakure, interpréter le bushidô

Hagakure est le titre d’un ouvrage rédigé au début du XVIIIe siècle sous la dictée de Yamamoto Tsunetomo (1659-1716) détaillant les préceptes moraux qui doivent guider le samurai, littéralement la voie du guerrier. Ce concept de bushidô a été popularisé en dehors du Japon et se retrouve aujourd’hui jusque dans la culture populaire et les médias, parfois réinterprété de manière originale. La vision occidentale du bushidô est en grande partie fondée sur le Hagakure mais pour comprendre Yamamoto Tsunetomo et sa vision du bushidô il faut le replacer dans son contexte.

目次

Yamamoto Tsunetomo, un samurai de Saga

La génèse de l’Hagakure ne peut être séparée de la personnalité de son auteur. Yamomoto Tsunetomo, ou Jôchô de son nom boudhdiste, était un samurai au service du domaine de Saga dans la province d’Hizen en Kyûshû. Le clan Nabeshima de Saga avait le statut de Tozama daimyô, seigneurs autonomes du shogunat, et avaient joué un rôle dans la répression de la révolte de Shimabara en tant qu’alliés du shogunat. A ce moment et encore à l’époque de Tsunetomo, le domaine était dirigé par Nabeshima Mitsushige. Tsunetomo lui-même n’était que le cadet d’une famille vassale de rang peu important mais son père était parvenu à le placer au service du daimyô dès l’âge de 9 ans, orphelin à 11 ans il devint l’un des pages de Mitsushige à l’âge de 14 ans. Sans vouloir interpréter la psychologie du personnage on peut se demander si la loyauté sans faille de Tsunetomo ne pourrait pas s’expliquer par la dévotion à un maître qui remplaça très tôt la figure paternelle absente et qui su reconnaître ses mérites.

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Tsunetomo était avant toutes choses un lettré, son éducation de guerrier de l’époque Edo le portait évidemment à connaître les préceptes confucéens mais il passa aussi plusieurs années à étudier la doctrine bouddhiste. Il semble avoir été, dès l’époque de ses vingt ans, réputé pour l’étendue de ses connaissances. Critiqué pour son apparence chétive, il accentua aussi son entraînement aux armes. A sa manière il pouvait passer pour un exemple du Bunbuku, le mélange de la culture des armes et des lettres qui définissait le bon samurai de l’époque Edo.

Nabeshima Mitsushige

Sa carrière en elle-même resta dans les limites de son époque. Pour l’essentiel il assura des postes de responsabilité à Edo et Kyôto dans les résidences du clan Nabeshima mais finit par revenir à Saga où il devint le responsable des scribes du domaine, il était chargé de tenir les archives et la correspondance, un poste important au contact rapproché du seigneur.

En 1696, lorsque Tsunetomo avait 42 ans, Nabeshima Mitsushige succomba à la maladie. Tsunetomo, loyal à un niveau plus profond que les autres vassaux de Saga, chercha alors accomplir le junshi. Il s’agissait d’un suicide rituel, un seppuku, accompli pour accompagner son maître dans la mort. La pratique de ce suicide d’accompagnement existait encore au XVIIe siècle, plusieurs vassaux avaient ainsi suivi dans la mort le shogun Iemitsu, mais la pratique avait été interdite par le shogunat vers le milieu du même siècle. Yamamoto Tsunetomo fut découragé, sans doute sur ordre direct du nouveau daimyô. A défaut de mourir à son tour, il se démit de ses fonctions et entra dans les ordres bouddhistes, se retirant dans un ermitage.

C’est dans cet ermitage qu’il fut rejoint par Tsuramoto Tashirô, autre vassal de Saga qui semble avoir été un admirateur de Tsunetomo, celui-ci était une célébrité locale. A partir de 1710 et jusqu’en 1716, Tsunetomo dicta à Tashirô le contenu des 11 volumes de l’Hagakure dont le titre, « sous le feuillage », est une référence à l’ermitage où il vivait. L’Hagakure prend la forme d’anecdotes puisées dans l’expérience de Tsunetomo au service des Nabeshima, de ses réflexions fondées sur d’autres auteurs du bushidô et de différents aphorismes et leçons qu’il en tirait. Il mourut en 1719 à l’âge de 61 ans et son œuvre, bien que conservée dans les archives du clan Nabeshima, ne fut pas publiée. Il tomba assez rapidement dans l’oubli.

Le code du guerrier à l’époque Edo

Guerrier de province, éduqué dans la morale confucéenne et adepte du bouddhisme, que pouvait signifier le code du guerrier pour un samurai lettré de la fin du XVIIe siècle comme Yamamoto Tsunetomo? Le Hagakure nous permet de constater qu’il connaissait ses classiques, le texte comporte des citations d’auteurs plus anciens et d’exemples historiques. Yamamoto Tsunetomo utilise des sources variées dont la conception pouvait beaucoup varier.

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D’un côté il trouve ses inspirations dans les auteurs du Sengoku Jidai, un siècle à peine avant Tsunetomo lui-même. La périodes guerres civiles ne lui était connue que par des récits enjolivés qui faisaient des personnages historiques de véritables références des vertus martiales et des prouesses militaires. C’est justement durant cette période que naquit l’idée d’un code du guerrier. Le but du code du bushidô est de donner à la caste guerrière un ensemble de principes moraux et de règles de vie pouvant être contraignantes. Si on regarde les époques précédentes un tel système éthique n’existait pas. Le monde des guerriers était régulé par la relation entre un vassal et son maître, fondée sur le service (Hôkô) récompensé par un bienfait (On). La récompense justifiait la fidélité (Chû), l’absence de celle-ci ouvrait la porte à d’autres possibilités. Il existait des lois et des coutumes mais pas de système moral de pensée destiné aux guerriers.

Le terme de bushidô même n’a été utilisé pour la première fois qu’à la fin du XVIe siècle sous le pinceau de Kôsaka Masanobu. Ce dernier était l’un des généraux wde Takeda Shingen et l’auteur du Kôyô Gunkan, le récit des exploits militaires des Takeda. Le bushidô en question est alors le comportement exemplaire de Shingen lui ayant permis de vaincre et de prospérer. A la fin du Sengoku Jidai, les premières formes de bushidô ressemblent plutôt à des manuels de survie à l’attention des samurais naviguant dans les eaux troubles des guerres civiles. Il ne s’agit pas d’inculquer des principes mais de présenter des conseils forgés par l’expérience et dont la finalité est la survie et la prospérité.

Si l’on prend l’exemple de Tôdô Takatora (1556-1630), cité par Tsunetomo, on ne pouvait prétendre être un vrai samurai avant d’avoir connu le service de sept seigneurs différents. Lui-même avait migré ainsi au service de différents maîtres avant de suivre Tokugawa Ieyasu. De nombreux samuraiws célèbres de cette époque avaient été temporairement des rônins, des samurais sans maîtres, en attendant que leurs compétences soient remarquées par un seigneur méritant. Que ce soit après une défaite, un décès ou une dispute avec son seigneur, quitter son service était chose courante.

Tôdô Takatora

wAutre auteur cité, Asakura Norikage (Sôteki, 1477-1555), affirmait que la victoire était tout pour le guerrier, quitte à être qualifié de chien ou de bête. Pour lui il n’existait pas de méthodes déloyales, la fin justifiait les moyens. Dans ce contexte de guerres permanentes, le but restait la survie du guerrier et l’avancement de son nom. La fidélité au seigneur existait cependant, liée au charisme personnel d’un seigneur capable de reconnaître la valeur de son vassal, ce charisme (qualifié parfois sous le terme de Kiryô no Jin, qui fait référence à l’ensemwble des qualités nourrisant le charisme seigneurial) pouvait parfois dominer toute autre considération. Takeda Shingen inspirait la dévotion de ses hommes jusqu’au fanatisme mais cette dévotion ne lui survécut pas, à sa mort son fils Takeda Katsuyori fit face aux désertions et aux trahisons jusqu’à la destruction complète des Takeda en 1582.

Ban Naoyuki peut être pris en exemple des parcours fluctuants d’un samurai au Sengoku Jidai, entré au service d’un seigneur il le quitta après l’avoir copieusement insulté pour ne pas lui avoir donné l’occasion de s’illustrer. Il passa une bonne partie de sa vie entre plusieurs clans avant de trouver sa fin au service de Toyotomi Hideyori en 1615.

Mais il ne s’agit pas du code du guerrier qui existe à l’époque de Yamamoto Tsunetomo. Cette vision pratique et pragmatique de la vie du guerrier a été combattue et modifiée avec l’instauration du shogunat d’Edo par Tokugawa Ieyasu. La voie du guerrier dans laquelle Tsunetomo a été probablement élevé est celle développée par les penseurs du shushigaku, le néo-confucianisme, comme Hayaki Kazan (Daigaku no kami). Dans cette vision d’une société ordonnée les samurais ne sont plus seulement des guerriers mais ils composent une classe qui assume la responsabilité des 3 autres classes (Shi-nô-kô-shô). A ce titre le samurai se devait de donner l’exemple, son comportement règle la société et il doit posséder les valeurs propres au confucianisme. On se rapproche de l’idée que nous avons du bushidô : fidélité et obéissance au seigneur, bienveillance envers les inférieurs, respect envers l’ennemi, mode de vie strict et sobre fondé sur la pratique des armes. Cette vision du guerrier permet au shogunat de s’assurer le contrôle de la classe guerrière, fidélisée et obéissante dans le cadre étroit du domaine. Cette vision était enseignée dans les écoles de domaines aux fils de samurais.

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Le jeune Yamamoto Tsunetomo suivit cette éducation dans le domaine de Saga et fut sans doute familier des écrits de Yamana Sôkô (1622-1685), élève d’Hayashi Razan, qui par ses écrits développa le plus les idées liées au bushidô. Samurai intellectuel et maître d’un dôjô il introduisit l’idée de shidô, c’est-à-dire la voie du guerrier lettré vivant selon une véritable moralité guerrière qui insistait particulièrement sur la piété filiale, l’idéal de justice et la sobriété.

Yamana Sôkô

Yamamoto Tsunetomo est lui-même fondait sa pensée dans le néo-confucianisme le plus orthodoxe et n‘en remettait pas les principes en cause. Il y ajouta même l’idée de compassion pour les êtres vivants qui lui venait de ses études bouddhistes. Dans le même temps il respectait les exemples plus anciens du Sengoku Jidai qu’il savawit remettre dans leur contexte historique. Pourtant il est même temps critique de chacune de ces visions de la voie du guerrier, celle du combattant et celle du lettré, auquel il oppose sa propre vision. Celle-ci, pour originale qu’elle soit, sa vision était avant tout une réaction aux évolutions du rôle du guerrier qu’il vécut en son propre temps.

Le Hagakure, une réaction face à son époque

Dans son domaine de Saga, près de Nagasaki, Yamamoto Tsunetomo était loin des grands centres urbains comme Osaka ou Edo. Ses fonctions l’avaient amené à résider pendant un temps à Edo mais il restait un provincial. Le dynamisme de culture urbaine et les évolutions sociales qui allaient avec lui échappaient et, avec le confucianisme pour juge, il ne pouvait que les critiquer.

L’époque Edo avait vu la transformation progressive des fonctions du samurai. Par définition le service que devait le guerrier à son maître passait par les armes (Hôkô) : combattre en temps de guerre, assurer la garnison du château en temps de paix. L’époque Edo n’était qu’une longue période de paix et les derniers combats avaient eu lieu durant la révolte de Shimabara en 1638, une génération avant la naissance de Yamamoto Tsunetomo. Dans ce contexte les daimyôs avaient besoin d’occuper et de justifier l’existence de leur nombreuse vassalité, le samurai devint donc un administrateur et un fonctionnaire du domaine. Son éducation confucéenne en faisait le candidat idéal au-delà de son alphabétisation. A la place d’une récompense pour ses exploits guerriers le samurai fut de plus en plus rénuméré par des émoluments en riz.

Tokugawa Tsunayoshi

Cette situation était déjà une réalité pour Tsunetomo et il vit des évolutions allant encore plus loin. Avec le règne du shogun Tsunayoshi, le gouvernement shogunal tomba entre les mains des conseillers du shogun menant des politiques autoritaires envers les seigneurs extérieurs comme les Nabeshima. Tsunayoshi lui-même était loin de correspondre à l’idéal du shogun guerrier comme l’était encore son père et son règne fut le cadre d’une époque brillante et volontiers tournée vers les plaisirs, allant ainsi à l’encontre de la morale guerrière. Le successeur de Tsunayoshi, son cousin Ienobu se fit plus révolutionnaire en réformant les coutumes des guerriers rédigées dans le Buke Shôhatto. Cette réforme transformait le gouvernement shogunal, la censure fut allégée, les punitions corporelles réduites, le shogun encouragea le droit de remontrance. Avec Ienobu le bakufu abandonnait ses allures de dictature guérrière pour adopter les formes d’un gouvernement obéissant à un droit. Ce n’est pas un hasard si la rédaction du Hagakure débuta la même année que les réformes de Tokugawa Ienobu.

Tokugawa Ienobu

Yamamoto Tsunetomo était loin de critiquer l’évolution du guerrier en fonctionnaire de domaine. Il avait lui-même fait carrière dans ces fonctions de lettrés, son éducation et son parcours étaient ceux d’un samurai ayant suivi la voie des armes et du pinceau. Ce qu’il semble avoir reproché à son époque était la transformation des guerriers en rouages d’un système réglé et formel, celui du domaine féodal et plus largement du shogunat d’Edo. Un système dans lequel le samurai était dépossédé de l’essence même de sa mission.

Pour Tsunetomo la mission du samurai pouvait se résumer à mourir pour son maître. C’est sa principale maxime, qui se retrouve dès les premières pages du Hagakure. Il ne faut pas interpréter ces affirmations comme un désir morbide de mort. Ce que Tsunetomo veut dire est que le service au maître doit passer avant toute autre impératif, à commencer par la préservation de soi. C’est évidemment un retournement complet par rapport à ce que professaient les samurais du Sengoku Jidai où la survwwie était la mesure du bien et du mal. Il en intégrait cependant l’idée d’impermanence, lorsqu’une violence soudaine pouvait mettre l’existence dans la balance. En mettant ce service au maître au-dessus de tout le samurai pouvait enfin fournir un service à la mesure des bienfaits qu’il recevait. Ayant abandonné tout espoir de survivre son action ne pouvait qu’être rapide, décisive et sûre. Sans cela, aux yeux de Tsunetomo un samurai tombait dans le fukaku, un service bâclé, une action incomplète ou indécise, le comble de l’impardonnable et du ridicule pour lui qui rejettait l’hésitation.

Cet absolutisme de la mission du guerrier passait avant sa propre sécurité et avant même tout espoir de victoire, ce qu’Asakura Norikage n’aurait pas compris. C’est pour cette raison que Yamamoto Tsunetomo critiquait les 47 rônins d’Ako, pourtant les héros de leur temps. Les 47 étaient d’anciens vassaux du daimyô d’Ako, cwe dernier avait été forcé au suicide sur ordre du shogun pour avoir attaqué son rival avec son arme au cœur du château d’Edo en 1701. Kira Yoshinaka, le rival détesté s’en était sorti sans réprimande alors que le domaine d’Ako avait été saisi et les vassaux du clan dispersés. Ces 47 vassaux fidèles se réunirent dans une conjuration qui aboutit en 1703 à l’attaque nocturne de la demeure de Kira Yoshinaka qui fut capturé et décapité. Les guerriers vengés se rendirent ensuite et furent condamnés au suicide rituel. Aux yeux de la foule du peuple d’Edo ils se transformèrent en héros dont l’astuce et la valeur martiale évoquait les tragédies du passé et les faits d’armes du Sengoku. Ils furent d’autant plus populaires que Tokugawa Tsunayoshi était devenu un shogun détesté pour ses politiques impopulaires, il fut jugé responsable des évènements.

Estampe représentant la capture de Kira Yoshinaka par les 47 rônins d’Ako. Les estampes centrées sur cet épisode étaient très populaires au XVIIIe siècle et entrèrent immédiatement dans les thèmes récurrents. Toshidama Gallery

Yamamoto Tsunetomo pour sa part ws’en tenait à une opinion impopulaire : les rônins d’Ako n’étaient pas dans la voie du samurai. Leur devoir aurait été de venger leur maître séance tenante. En attendant une année entière, en complotant et en dissimulant ils avaient commis la faute de faire passer l’espoir de la victoire avant la vengeance. Ils auraient dû agir immédiatement en dépit de toute autre considération, agents de la volonté posthume de leur maître. Cette opinion était particulièrement difficile à comprendre pour nombre de samurais du temps même de Tsunetomo et encore plus pour les non-guerriers.

Devenir une extension de la volonté de son maître passait immanquablement par une relation personnelle étroite entre celui-ci et son guerrier. Tsunetomo lui-même avait été assez proche pour côtoyer Nabeshima Mitsushige et le connaître. Sur ce point sa vision du lien vassalique est plus proche de ce qui existait à l’époque Sengoku où il s’agissait encore d’un lien direct d’homme à homme. C’était cependant devenu une vision de la vassalité rejetée par le shogunat.

Dès l’instauration du shogunat par Tokugawa Ieyasu, émergea l’idée que la remise en ordre de la société devait passer par la domestication des daimyôs et de leurs guerriers. Le Buke Shôhatto originel de 1615 devait organiser les vassaux d’un domaine selon un ordre hiérarchique et formel auquel tous les domaines devaient se plier. Dans ce nouvel ordre le samurai faisait partie d’un ensemble dont le but n’était plus seulement le service du daimyô mais le bon ordre du domaine. Le samurai devenu fonctionnaire devait désormais prendre en compte l’intérêt supérieur du domaine et du clan. Cet intérêt supérieur devait surpasser la volonté même d’un maître qui pouvait être incompétent ou mener une politique dangereuse. C’est ce qui s’était passé au sein du clan Date du domaine de Sendai lorsque Date Tsunamune avait été déposé en 1660 par les membres de sa famille et ses vassaux, accusé d’être indigne de sa fonction.

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Yamamoto Tsunetomo considérait cette évolution comme une perversion de la voie du guerrier en transformant instillant un doute entre le vassal et son seigneur, la volonté de celui-ci devant répondre à des considérations supérieures, le guerrier ne pouvait qu’hésiter, voire remettre en question sa fidélité. L’interdiction par le shogunat des suicides d’accompagnement, le junshi, en 1663 doit être vue comme une facette de cette évolution. Yamamoto Tsunetomo avait lui-même été frustré d’accomplir le seppuku pour accompagner Nabeshima Mitsushige. En empêchant les formes les plus extrêmes de fidélité du vassale, le shogunat ne cherchait qu’à affaiblir ce lien. Un lien qui à l’époque des guerres civiles avait permis l’émergence de seigneurs charismatiques commandants des guerriers fidèles à lui-même personnellement, ce qu’un régime fondé sur l’ordre ne pouvait tolérer.

En fin de compte la conception de la voie du guerrier par Yamamoto Tsunetomo était par nature hostile au compromis. Aux yeux de ses contemporains elle évoquait des images d’un passé guerrier mythique, celui des guerres civiles, de la part d’un auteur qui n’avait jamais lui-même combattu. Mais cette voie du guerrier était en même temps en contradiction directe avec ce que les hommes du Sengoku Jidai acceptaient et en contradiction aussi avec ce que le shogunat d’Edo et le domaine de Saga considéraient comme l’ordre établi et juste. Ce n’est pas étonnant si à la mort de Tsunetomo ses écrits furent archivés par le clan Nabeshima sans qu’aucune copie ne conservée. Hagakure remettait en cause l’administration et l’organisation du domaine. Si elle avait été tolérée, cette vision du code du guerrier aurait pu être cause de troubles. Pour les anciens du domaine, plus politiciens que guerriers, la pensée de Yamamoto Tsunetomo était subversive et dangereuse. Elle fut pratiquement oubliée durant le reste de l’époque Edo et on n’en trouve pas ou peu de références chez les autres théoriciens du bushidô.

La gloire post-mortem de Yamamoto Tsunetomo

D’où vient alors que nous connaissions le texte et qu’il ait encore aujourd’hui une telle influence ? Hagakure a dormi pendant pratiquement deux siècles sans avoir d’influence notable avant d’être redécouvert à une date imprécise au début du XXe siècle et être publié. Entre temps le shogunat d’Edo était tombé en 1868 pour laisser place au Japon contemporain de l’ère Meiji. Dans la première partie de cette période la figure du samurai était devenue un repoussoir, symbole de l’archaïsme de l’époque féodale qui avait, en fin de compte, provoqué le retard du Japon et été incapable de réagir à la menace étrangère. Il fallut attendre la fin du XIXe siècle pour que cette figure issue du passé soit réévalué.

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En 1900, Nitobe Inazô publiait, Bushidô, l’âme du Japon où la voie du guerrier devenait un système moral à part entière, adoptable par tous et déraciné de son contexte d’obligation féodale. Nitobe Inazô cherchait avant toute chose à présenter cette morale guerrière à des lecteurs étrangers en utilisant volontiers des parallèles, parfois abusifs, avec la chevalerie européenne médiévale. Le samurai n’était plus seulement un guerrier ou un barbare inculte, il devenait le condensé des valeurs intrinsèques à l’homme japonais. Au Japon cette réévaluation du samurai fut essentiellement l’oeuvre de Yamaoka Tesshû. Le Japon du début du XXe siècle, considérant sa modernisation et sa réussite cherchait à en comprendre l’origine en définissant les qualités japonaises qui faisaient son originalité face aux Chinois et aux Coréens, peuples victimes de la colonisation.

Nitobe Inazô

A partir de 1905, cette réhabilitation pris un tour nouveau avec la victoire japonaise à Tsushima contre la Russie. La ferveur nationaliste, l’adoration pour une armée forte et victorieuse s’alliait avec cette recherche de l’essence du Japon pour produire un argumentaire de la supériorité japonaise. C’est dans ce contexte que le Hagakure de Yamamoto Tsunetomo fut redécouvert et dépoussiéré. A partir des années 30, l’Hagakure devint un des textes de référence de militarisme japonais, définissant un esprit du guerrier qui devait s’imprimer dans la morale des soldats de l’armée impériale. Les assassins du premier ministre Inukai en 1932 n’avaient pas d’autre défense que la fidélité à la volonté de l’empereur qu’ils interprétaient contre les politiciens, une ligne de défense qui leur valut la clémence des juges malgré leur crime. L’Hagakure était enseigné aux officiers et aux soldats, transmis comme une vision pure du code du guerrier, là encore débarrassé de tout contexte historique.

Ces mêmes officiers ne concevaient pas que Yamamoto Tsunetomo aurait rejeté leur fanatisme. Le vieux samurai de Saga ne pouvait concevoir la fidélité envers son maître que comme une relation directe de deux hommes physiquement en présence l’un de l’autre. Le seigneur était visible, il donnait ses directives directement, il connaissait ses vassaux. Les soldats de l’armée impériale pour leur part devaient se montrer fidèle à un personnage semi-mythique, l’empereur, qu’ils n’avaient probablement jamais ni vu ni entendu. Cette fidélité n’était même pas attachée à la personne de l’empereur mais à l’institution impériale prise comme un tout (c’est-à-dire l’empereur, sa famille, sa lignée et l’organisation politique qui l’entourait).

Photographie colorisée des pilotes de l’escadrille Hagakure-tai en 1944, la plupart d’entre eux se portèrent volontaire pour des missions kamikazes vers la fin de la guerre.

Peu importe, les soldats de la guerre du Pacifique se suicidaient en direction du palais impérial selon des recommandations vieilles de plus de deux siècles incomprises faute d’en connaître les origines. Les pilotes kamikazes portaient des citations de l’Hagakure en se jetant sur les navires américains, convaincus de suivre un exemple pris dans la tradition japonais alors Tsunetomo professait une vision marginale à sa propre époque. Après la guerre le Hagakure fut interdit par l’occupant américain mais resta un livre de chevet des nationalistes et des nostalgiques. A son tour, l’écrivain Mishima Yukiô s’y plongea et s’y perdit à la recherche d’une âme du guerrier et fasciné par le rapport de Yamamoto Tsunetomo à la mort.

Affiche de propoagande reprenant la figure du samurai pour illustrer la valeur militaire du Japon et surtout son esprit combattif inspiré de l’Hagakure.

Aujourd’hui les copies traduites de l’Hagakure sont encore en vente à l’étranger, dans de nombreuses langues. Le texte est, avec le Bushidô de Nitobe Inazô, une référence pour les passionnés et les amateurs de culture japonaise et de samurais en particulier. Là encore le texte est généralement interprété uniquement sur son texte en étant rarement remis dans un contexte historique qui permettrait de le comprendre mieux et de le critiquer.   

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