La fabrique de l’histoire du Japon : le taiga drama

L’histoire pour le grand public est une chose paradoxale au Japon. L’enseignement de l’histoire à l’école est dénoncé depuis des décennies comme étant une succession d’informations brutes à restituer sous forme de QCM sans beaucoup de mise en contexte ni d’interrogation comme cela se fait en France. Le résultat de cette histoire réduite à la culture générale est que la matière est très peu aimée et encore moins suivie au niveau des études supérieures. Cela vaut en particulier pour son histoire récente, une histoire que le Japon ne souhaite pas critiquer ouvertement et ne peut pas mettre en avant. Pourtant les Japonais aiment leur histoire, ce n’est pas cependant pas l’histoire scolaire. Plus que par l’école c’est par les produits médiatiques que l’histoire touche la majorité des Japonais avec de très nombreuses publications, de fiction ou de vulgarisation, des films ou des animés. Cette histoire à consommer se concentre souvent sur certains points et elle a ses passionnés, véritables otakus d’histoire connaissant par cœur les noms des Sept Lances de Shizugatake ou ceux des généraux de Takeda Shingen et leurs relations privées. Dans ce contexte l’histoire japonaise dispose d’un instrument de diffusion de masse, véritable messe historique, c’est le taiga drama.

Kirin ga kuru, 2018, Le taiga drama a toujours été riche en détails des vies personnelles puisées dans les nombreuses sources écrites des époques successives. La série est généralement très documentée et assistée d’historiens consultants.
目次

Le taiga drama, une institution télévisuelle

Le concept

Pour faire simple le taiga drama (大河ドラマ), ou série fleuve, désigne un genre plutôt qu’une véritable série. Chaque année depuis 1963, la chaîne nationale NHK produit une saison racontant la vie d’un personnage historique japonais, parfois d’un groupe, de sa jeunesse à sa mort. Une saison compte environ 48 épisodes qui sont diffusés chaque dimanche à 20h00 (avec une rediffusion le samedi de la semaine suivante). Imaginé dans les années 60 alors que la télévision se répandait rapidement dans les toutes les couches de société du miracle économique japonais, le taiga drama a été le rendez-vous de générations de Japonais. Les familles regardaient ensemble les épisodes, plusieurs générations réunies devant leur petit écran.

Le taiga drama a toujours vu comme le moment de réunion de toute la famille à la grande époque de la télévision dans tous les foyers.

La poursuite d’année en année du concept en fit une véritable institution télévisée pour la NHK qui y tient au-delà des considérations d’audience. Les taiga drama classiques réunissaient ainsi entre un tiers et un quart des parts d’audience mais avec la multiplication de l’offre dans les années 80-90 puis l’arrivée d’Internet du streaming cette part s’est réduit progressivement pour une moyenne stable autour de 12-14% de part d’audience, ce qui reste honorable. C’est que même en étant souvent jugé ringard ou peu intéressant beaucoup de Japonais continuent à suivre le taiga drama ponctuellement et encouragent leurs enfants à le regarder pour une « valeur pédagogique » supposée ou la transmission de certaines figures et évènements jugés incontournables visités et revisités. C’est ainsi qu’avec le temps le taiga drama a ainsi produit une bonne douzaine de versions différentes de la mort d’Oda Nobunaga en 1572. Les cours d’écoles continuent à bruisser des morceaux de bravoure des héros les plus charismatiques et de leurs catch-phrases soigneusement choisies par les scénaristes.

Kamakura-dono no 13-nin, les mille et une trahisons de la série de 2022 ont rythmé l’année pour les Japonais avec des commentaires sortant dans les journaux après les moments les plus choquants.

Les raisons d’une longévité

Une raison de cette longévité tient à ce que le taiga drama évolue avec son temps. Par sa réalisation déjà, chaque saison est conçue de manière indépendante une direction artistique et une réalisation différente. La série a aussi suivi les évolutions techniques (couleur, HD etc) mais aussi celle des goûts télévisés. Les personnages des débuts étaient assez monolithiques, tout droit sortis des livres d’histoire mais avec le temps ils gagnèrent en psychologie, en romance et aussi en conflits internes. Les héros du taiga drama sont aujourd’hui souvent des anti-héros ou des héros évoluant pour devenir le méchant de leur histoire, ainsi le jeune et honnête Hôjô Yoshitoki (taiga drama de 2022, Kamakura-dono no 13nin) se transforme progressivement en tyran orgueilleux. La figure du héros a évolué, sa définition s’est brouillée. Les premiers taiga drama faisaient volontiers appel à des grands noms du théâtre kabuki, une parenté qui persiste encore aujourd’hui mais avec le temps des acteurs de cinéma importants puis des personnalités issues d’autres médias sont venues s’y ajouter pour capitaliser sur leur popularité, parfois au détriment du réalisme historique. Ces dernières années les réalisateurs semblent privilégier un minimum de ressemblance physique ou de charisme pour leurs personnages centraux. Quelque fois cependant certains acteurs emblématiques reviennent pour réendosser leur rôle comme ce fut le cas avec Naoto Takenaka, qui reste pour beaucoup le seul Toyotomi Hideyoshi envisageable.

Akechi Mitsuhide (Kirin ga kuru), traîte ou héros?

C’est surtout du point de vue des scénarios que la série se renouvèle. Les taiga drama des années 60 se basaient souvent sur des reprises de pièces kabukis ou de classiques de l’histoire japonaise mais par la suite, pour éviter de se répéter en évoquant les mêmes évènements, d’autres saisons se basèrent sur des romans ou des livres d’histoire (pendant longtemps les romans de Shiba Ryôtaro ont été une mine inépuisable) à succès donnant des points de vue originaux. Ainsi le taiga drama de 2020, Kirin ga Kuru, était basé sur Akechi Mitsuhide, le meurtrier d’Oda Nobunaga qui a été longtemps la figure du traître par excellence avant de connaître une récente réhabilitation par certains historiens qui a fini par transpirer dans les productions grand public. Le taiga drama peut ainsi sembler suivre les évolutions historiographiques et à réinterpréter des personnages selon ces évolutions. Le taiga drama est donc un genre qui est capable d’évolution dans cadre de production pourtant rigide.

Tokugawa Yoshinobu, le dernier shogun a aussi connu une réhabilitation de sa mémoire en partie inspirée par le roman de Shiba Ryotarô, lui-même inspiré par les mémoires de Yoshinobu lui-même.

Une carte de la mémoire collective japonaise

Si on regarde les périodes abordées on peut dessiner le paysage historique des Japonais et son évolution depuis le début du taiga drama en 1963 avec ses monuments, ses campagnes reculées et ses zones interdites.

Période Heian : trop étrange pour le public

De manière assez peu surprenante le passé lointain du Japon n’est que très peu abordé, la période ancienne représentée remonte au Xe siècle durant la période Heian (Taira no Masakado) mais seulement trois saisons y ont été consacrées. L’explication est simple, la production d’une série réaliste serait ruineuse pour la NHK car il faudrait recréer un univers complet. Plusieurs historiens japonais n’hésitent pas à dire qu’étudier la période Heian pour un Japonais revient à étudier un autre pays. Même si les références historiques sont connues et que la période Heian a longtemps été perçue comme un « âge d’or impérial » la culture de cette époque, ses modes de vie et son univers physique sont étrangers aux Japonais.

Prenons l’exemple d’une pièce traditionnelle japonaise telle que nous l’imaginons (washitsu), nous y placerions un sol en tatami, des portes coulissantes fusuma, une alcôve tokonoma et nous aurions une pièce suivant le style shôin zukuri… qui n’est apparue qu’au XV siècle et ne s’est pas popularisée avant le XVIIe siècle. De la même manière le vêtement ou les rapports sociaux sont assez différents pour être étranges aux yeux des Japonais d’aujourd’hui. Une série basée sur l’époque Heian devrait faire le choix de rester compréhensible et donc peu authentique ou de rester authentique mais de perdre ses spectateurs déroutés. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé pour la série centrée sur Taira no Kiyomori où la réalisation a présenté un Japon Heian sale et pouilleux qui a rebuté le public. Par comparaison il faudrait imaginer une série française basée sur la période mérovingienne.

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L’aube des guerriers : Hôgen no Ran (1156) Le 28 juillet 1156 débutait la rébellion d’Hôgen, un court mais violent conflit entre factions à la cour impériale qui fut le premier pas vers la naissance de l’âge des samurais, le Musha no Yo.

La seule exception serait l’extrême fin de la période Heian centré sur la guerre du Gempei qui réunit six saisons. La guerre du Gempei nous a été transmis par le récit épique Heike Monogatari, monument de la culture guerrière avec des personnages très détaillés et affirmés tels que Taira no Kiyomori, Minamoto no Yoritomo (le premier shogun), son frère Yoshitsune et son épouse Hôjô Masako. La saison qui vient de s’achever, Kamakura-dono no 13-nin, n’a d’ailleurs été qu’une reprise de cette guerre en la prolongeant jusqu’à l’installation de la régence Hôjô (guerre de Jôkyû, 1221). Là aussi le choix de cette période a été perçu comme ambitieux et généralement apprécié car il n’avait plus été abordé depuis vingt ans.

Périodes Kamakura et Muromachi : les mal aimées

Par comparaison les époques suivantes furent presque totalement abandonnées. La période Kamakura n’a été abordée qu’une seule fois (Hôjô Tokimune) pour convoquer le souvenir du kamikaze et des invasions mongoles tandis que l’époque Muromachi n’a été abordée que deux fois (Hino Tomiko) pour être centré sur la naissance du shogunat (Taiheiki, Ashikaga Takauji) et la guerre d’Ônin (1466-1476). Dans ces cas les récits étaient centrés sur des évènements forts de la mémoire japonaise : les invasions mongoles ont été déterminantes dans la définition de la nation japonaise et de la place de l’empereur dans cette définition tandis que la guerre d’Ônin a été le conflit le plus destructeur au Japon avant la Deuxième Guerre Mondiale.

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Ashikaga Yoshihisa, le déclin d’une dynastie Le 11 décembre 1465 naquit Ashikaga Yoshihisa qui devint ensuite le 9e shogun Ashikaga. Durant toute l’histoire du Japon une naissance a rarement été autant attendue, ni eu autant de conséquences, que celle du jeune Yoshihisa. Le jeune espoir de la nation, sauveur potentiel de sa maison dut faire face à une époque en pleine transformation.

En dehors de ces moments les deux périodes ont été les parents pauvres du taiga drama, aucun shogun de la dynastie Ashikaga n’a même fait l’objet d’une adaptation à part entière. Ce désamour pour le début de la période des guerriers peut s’expliquer par la succession de conflits internes mineurs qui pourrait sembler ennuyeuse et difficile à suivre pour les spectateurs néophytes. Pourtant mêmes des figures importantes et reconnaissables de ces périodes ont été laissées de côté. Ainsi Ashikaga Takauji, fondateur du shogunat de Muromachi fut le seul à être représenté de par son caractère incontournable mais en tant qu’anti-héros. Aucun membre de sa dynastie, même le glorieux Yoshimitsu (le constructeur du Pavillon d’or) n’eurent ce privilège.

On peut distinguer une autre raison à ce vide. Le taiga drama s’est longtemps appuyé sur une historiographie traditionnelle élaborée progressivement à partir de l’époque Meiji. C’est durant cette période que les grandes figures historiques de l’histoire du Japon se virent attribuer une valeur positive de héros ou négative de « méchant de l’histoire ». Durant l’époque Meiji l’Etat moderne japonais se construisait autour de l’institution impériale, qui définissait la nation et l’Etat, l’histoire du pays devait refléter cette centralité et les personnages de son histoire furent jugés en fonction de leur rapport à l’empereur. Le premier shogun Minamoto no Yoritomo est ainsi une figure ambivalente qui a imposé le pouvoir des samurais face à la cour mais en même temps a pacifié le pays et reçu son titre de shogun de l’empereur, il passa le test.

Ashikaga Takauji au contraire se révolta au nom de l’empereur Go-Daigo mais usurpa ensuite son autorité, installant un « anti-empereur » à sa botte qui le nomma shogun, il fut le seul shogun à avoir fait directement la guerre à un empereur, il est donc un de ces méchants de l’histoire. C’est ainsi qu’après la restauration Meiji les statues des shoguns Ashikaga conservées à Kyôto au temple Tôji-in furent décapitées par des partisans de l’empereur, exposant les têtes sur les berges de la rivière Kamo, lieu d’exposition traditionnel des condamnés. De la même manière les régents Hôjô reçurent la même condamnation pour avoir renversé l’empereur Go-Toba lors de la guerre de Jôkyû en 1221 et usurpé le pouvoir shogunal pendant un siècle. L’actuelle saison qui leur a été consacrée est bien plus nuancée sur ce jugement mais insiste tout de même sur la soif de pouvoir personnel et tyrannique de la famille Hôjô.

L’empereur Go-Toba dans Kamakura-dono no 13-nin (2022) était particulièrement agressif, les tennô sont généralement représentés de manière plus « sublimée » ou au moins au-dessus des luttes de leurs temps.

L’époque Kamakura, pourtant essentiellement pacifique, et l’époque Muromachi et sa richesse culturelle traînent encore une mauvaise réputation dans la mémoire japonaise issue de la révolution Meiji et de son idéologie impériale. Par comparaison, dans l’histoire française cela correspondrait probablement à notre Guerre de Cent-Ans et au règne des Valois.

Le Sengoku Jidai : le temps des héros

Le choix des périodes permettant d’aborder toutes les périodes est assez réduit du fait de l’importance prise par l’époque suivante. Les guerres civiles du Sengoku Jidai est de loin la période la plus représentée du taiga drama. En soixante saisons, 22 d’entre elles furent consacrées au Sengoku Jidai, surtout dans sa partie finale réduite entre 1560 et 1615, l’époque des trois réunificateurs Oda Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi et Tokugawa Ieyasu (qui sera au centre de la 60e saison de 2023). Ces réunificateurs ont d’ailleurs été au centre de deux ou trois saisons chacun.

Cette prédilection est évidente, les guerres civiles ont été riches en personnages héroïques, en seigneurs charismatiques pour lesquels la littérature historique et fictive sont riches. L’époque Edo fut elle-même féconde en romans historiques qui inventèrent de nombreux détails et anecdotes contribuant à rendre ces personnages familiers, emblématiques avec une psychologie plus poussée. A vrai dire l’époque Edo a parfois enterré les véritables personnages sous une couche d’inventions romanesques qui sont aujourd’hui difficiles à départager de la réalité historique mais devenues indispensable à la représentation de l’époque.

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Ainsi dans le cas d’Oda Nobunaga, personnage vilipendé par l’idéologie de l’époque Meiji (alors que Toyotomi Hideyoshi, qui s’était intégré dans la hiérarchie de la cour est au contraire plutôt épargné), est souvent caractérisé par sa brutalité et son excentricité alors que les descriptions de l’époque mentionnaient aussi son contrôle de soi, sa culture et son souci du développement économique. Cette vision provient d’une critique a posteriori du personnage, développée au début de l’époque Edo quand les Tokugawa voulaient se démarquer de leur ancien allié et montrer par dépeindre l’opposé de leur régime « juste ». Elle provient aussi d’une critique de la part des samurais et des temples bouddhistes qui, en tant que puissances, ont été les premières victimes de la conquête Oda. Le résultat est que toute personnification de Nobunaga ne frisant pas la psychiatrie serait jugée décevante par le public. De la même manière un Toyotomi Hideyoshi qui n’aurait pas l’apparence ou des manières de singe serait étranger au public.

Un Oda Nobunaga qui ne serait ni menaçant ni inquiétant ne serait probablement pas un bon Oda Nobunaga aux yeux du public (Kirin ga kuru, 2020)
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Au contraire Tokugawa Ieyasu, respecté à l’époque Meiji pour avoir assuré la paix, mis fin aux guerres et protégé la cour impériale, est couronné comme le dirigeant juste mais cruel par nécessité. Toutes les vertus vont à Ieyasu, la patience, la bénévolence, le sens du compromis et l’objectif final de la paix et de l’unité du Japon, tout autant de vertus que l’historien pourrait facilement critiquer. Le titre du taiga drama de 2023 est d’ailleurs emblématique : Dô Suru, Ieyasu (Que devons-nous faire, Ieyasu ?), le vieux shogun apparaît comme le grand-père du peuple, un roc de stabilité et un compas moral que même le Japon de l’ère Reiwa convoque pour faire face à ses incertitudes.

Ainsi autour de ces trois planètes gravitent de nombreux satellites, autant de personnages secondaires qui ont été traités par le taiga drama pour réinterpréter, selon des points de vue variés (femmes, hommes de lettres, ennemis, vassaux, provinciaux éloignés) les évènements centraux de l’unification du Japon. Le public japonais apprécie d’ailleurs de pouvoir comparer les interprétations variées des mêmes évènements où un personnage, héros de son histoire, peut devenir le méchant de l’histoire d’un autre. Le Sengoku Jidai a aussi l’avantage de donner au Japonais de nombreux héros facilement identifiable dans un contexte historique éloigné, entièrement japonais et donc débarrassé des polémiques et des tabous de l’histoire récente du Japon. Comparé à l’histoire de France on pourrait identifier la période aux évènements de la révolution française et de l’empire (même si notre révolution est loin d’être aussi politiquement neutre).

L’époque Edo : classicisme et révolution

Si on devait représenter un équivalent de l’époque Edo en France, il s’agirait probablement du Grand Siècle du Lousi XIV. L’époque Edo, suivant le Sengoku Jidai, a été longuement traitée avec onze saisons. C’est l’époque du Japo classique, facilement identifiable avec des personnages entrés dans la littérature classique comme les 47 vassaux fidèles d’Ako. L’époque Edo offre une cadre facile à reproduire, familier et plus pacifique. Il n’en est pas moins plus limité que le thème des guerres civiles et a perdu de son intérêt au fil du temps. Aucune saison n’a traité de l’époque Edo elle-même depuis plus de vingt ans. C’est là qu’on voit le mieux quelle type d’histoire a été promu aux yeux des japonais : c’est l’histoire des individus, des grands hommes, surtout des guerriers. Toutes les saisons du taiga drama ne comptent qu’une poignée d’artistes ou d’hommes de lettres ou de savant, on ne trouve ni Hokusai, ni Hiroshige ni les autres grands noms des arts et des lettres de l’époque Edo. On trouvera cependant de nombreux personnages secondaires dans les rouages complexes du shogunat. Par ailleurs, toutes époques confondues on retrouve la même absence chez les grands penseurs confucéens ou bouddhistes, la seule exception notable sera le taiga drama de 2024 qui sera consacré à Murasaki Shikibu, l’auteure du Dit de Genji, l’œuvre majeure de la littérature japonaise, écrite durant l’apogée de l’époque Heian.

Après le Sengoku Jidai le deuxième pilier des taiga drama a toujours été le Bakumatsu (quatorze saisons), la fin du shogunat d’Edo. Cette période s’ouvre avec l’arrivée du commodore américain Perry (1853) jusqu’à la restauration de l’empereur Meiji (1868). Comme pour le Sengoku Jidai ce fut une époque riche en personnages facilement identifiables, dans chaque camp, dans un microcosme complexe offrant un large choix de relations croisées. Si les grands seigneurs du Sengoku Jidai ont été érigés en héros dès l’époque Edo, les combattants du Bakumatsu n’ont pas eu le temps de recevoir le même traitement. La vision de tel ou tel groupe de cette période se base alors souvent sur les romans historiques modernes, souvent ceux de Shiba Ryôtaro. Le taiga drama participa alors à la première construction des figures héroïques contemporaines. Ces figures du bakumatsu avaient été souvent laissées de côté ou enterrées durant l’époque Meiji où on glorifiait plus le nouveau Japon contemporain et ses soldats. Cette période correspondrait à notre XIXe siècle jusqu’à l’instauration de la IIIe République.

Après la deuxième guerre mondiale ces figures offraient aussi l’image d’un Japon combattant, luttant pour tracer sa voie vers la victoire et la modernité. Des personnages comme Saigô Takamori ou Sakamoto Ryôma devinrent dès lors des figures foncièrement positives, d’autant plus positives que ces deux hommes étaient déjà morts au début de l’époque Meiji et n’ont pas été entachés l’impérialisme et la colonisation. Sakamoto Ryôma en particulier, assassiné alors qu’il avait à peine 30 ans, est nimbé de l’auréole du saint révolutionnaire, pur des compromissions futures et qui, au contraire du personnage réel, montre le chemin d’un Japon non impérialiste fondé sur le commerce et le développement des besoins de sa peuple. Cela n’a pas été le cas d’autres révolutionnaires comme Okubo Toshimichi ou Itô Hirobumi qui n’ont jamais été adaptés en taiga drama. On retrouve là aussi l’influence de l’historiographie traditionnelle qui fait des partisans de l’empereur les « gentils » face à des partisans du shogun tout aussi héroïques mais attachés à un système révolu, l’enjeu de leur lutte n’étant pas de vaincre l’ennemi mais de sauver le Japon de la menace occidentale souvent largement caricaturée.

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Le Japon contemporain : entre oubli et difficile appropriation

L’époque Meiji elle-même a été peu abordée, deux fois seulement. C’est que cette époque de grands changements a aussi été une époque de grandes souffrances pour les populations et aussi la racine du futur militarisme japonais. Il serait difficile d’envisager une vision positive de l’époque Meiji sans glorifier ce qui sera à condamner à l’époque suivante. Au contraire on peut difficilement exposer une vision critique de Meiji sans remettre en cause des principes fondamentaux du Japon contemporain et prendre à rebrousse-poil une bonne partie de l’audience.

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Une histoire politique de l’ère Meiji (1867-1912) Le règne de l’empereur Meiji a été la période de l’histoire japonaise la plus riche en changements que l'on peut résumer en deux mots : restauration et modernisation. Restauration de l’autorité de l’empereur et modernisation (ou plutôt occidentalisation) dans le domaine politique, militaire, économique, social et culturel. L’ère Meiji fut le grand bond en avant du Japon vers la modernité et la reconnaissance internationale. Ses transformations sont aussi à la base d'un régime politique et de pratiques politiques qui vont rester inchangées jusqu'en 1945 et continuent aujourd'hui à influer sur les comportements politiques. Pour comprendre le Japon du XXe siècle il convient de revenir sur les étapes de l’histoire politique de Meiji.

A ce titre le taiga drama de 2021 a tenté de faire avancer cette vision du Japon d’avant-guerre. Seiten wo tsuke a fait le pari de raconter la vie de Shibusawa Eiichi, le père du capitalisme japonais. Une bonne moitié de la saison entrait dans la catégorie Bakumatsu mais la deuxième partie fait la part belle au développement économique, à la coopération et à l’ouverture sur le monde. Shibusawa Eiichi fut ainsi celui qui hébergea le président américain Grant lors de visite du Japon et rencontra ensuite Franklin D. Roosevelt dans les années 1930. Le Japon de Meiji alors présenté est celui du progressisme et l’ouverture sur le monde. Ce fut d’ailleurs le taiga drama qui fit le plus appel à des acteurs étrangers pour jouer la part des Européens et Américains du XIXe siècle et une recréation CGI du Paris de 1867 a été particulièrement réussie. La série s’est même payée le luxe d’une critique, légère et circonscrite aux derniers épisodes, du militarisme et de la colonisation.

Paris en 1867, Seiten wo tsuke, 2021

Pour le reste, le taiga drama n’a jamais osé aborder ouvertement la période allant de 1912 à 1945. Aucun taiga drama n’a jamais été consacré à ses hommes politiques ou ses militaires, le sujet serait trop polémique et tomberait trop facilement dans les pièges de l’apologie involontaire des crimes passés. Le début du XXe siècle japonais est une période pour ainsi dire neutralisée de l’histoire japonaise que l’on ne peut pas valoriser mais que l’on ne veut pas critiquer. Lorsque la période est abordée (toujours dans d’autres séries que le célèbre taiga drama) c’est toujours au travers d’histoires familiales et personnelles, pas de ses grands hommes ou de ses évolutions, la datation est même parfois laissée volontairement floue. La guerre, lorsqu’elle est abordée, l’est toujours sous le prisme des souffrances du peuple face à une guerre qui s’est imposée à elle. Il y a quelques années plusieurs historiens japonais s’étaient faits très acerbes en disant qu’il avait fallu un cinéaste américain, Clint Eastwood, pour obtenir un film de guerre décent traitant du côté japonais de la guerre du Pacifique.   

Le taiga drama a cependant fait de rares incursions dans l’après-guerre, à deux reprises des séries s’ouvrant en 1945 ont été produites, là encore elles n’ont traitées que d’histoires familiales avec des personnages en partie fictifs. Dans ces récits contemporains on ne trouve ni homme politique, ni penseur, ni shogun ou empereur, uniquement des citoyens vivant les évolutions sociales et économiques sur des périodes longues. En ce sens ce furent les seuls taiga drama qui ne firent pas de « l’histoire des grands hommes » mais plus une histoire sociale. Une histoire politique du Japon contemporain à la télé est encore à écrire.

Il faut mettre de côté l’expérience Idaten de 2020 qui devait être un taiga drama de célébration des Jeux Olympiques allant de la première participation aux JO de 1912 à la préparation de ceux de 2020 en passant par les Jeux de Tokyo en 1964. A travers le sport on y retrouvait la relation du Japon au monde, ses évolutions politiques et la montée du militarisme opposé aux valeurs du sport. Le thème était ambitieux, volontiers iconoclaste… et fut un échec retentissant, peut-être le pire taiga drama de l’histoire en termes d’audience. C’était peut-être la faute à un thème trop large qui n’était pas centré sur une personnalité à laquelle s’attacher, c’était peut-être aussi lié aux difficultés des JO de 2020 qui furent repoussés à cause de la pandémie, c’était peut-être enfin son propos trop politique sur le XXe siècle. On n’en reverra probablement pas de semblable avant longtemps.

Une histoire du Japon ou une histoire pour le Japon?

Si le black-out imposé au XXe siècle, et en particulier à l’avant-guerre, reste peu surprenant pour le Japon il faut noter aussi que le taiga drama est singulièrement peu ouvert sur l’extérieur. Mis à part un taiga drama centré sur Okinawa, avec Ryûkyû no kaze, la télé japonaise aborde très peu l’altérité dans ses productions. Il pourrait sembler étrange de consacrer une série au peuple aïnou d’Hokkaido, vide comblé depuis par la série animée Golden Kamuy (gros succès critique et populaire). De même les liens historiques entre le Japon et ses voisins, la Chine et la Corée, même pour des périodes anciennes, ne sont pas abordés. Cela correspond à une division fondamentale de l’enseignement de l’histoire où il existe deux matières séparées : histoire du Japon et histoire du monde, comme deux choses qui ne se rencontrent qu’occasionnellement.

Le village reconstitué pour le tournage du taiga drama Ryukyu no kaze est devenu depuis une attraction populaire à Okinawa.

Si on regarde l’évolution générale des taiga drama on peut constater une évolution la perception de l’histoire, peut-être imposée par la NHK ou répondant à une demande. Les premiers taiga drama traitaient une histoire classique des grands personnages, peu différents de l’historiographie traditionnelle de l’avant-guerre ou des pièces du kabuki dont ils étaient tirés. Progressivement, par besoin de renouvellement les femmes fortes de l’histoire ont fait leur entrée. Dans la plupart des cas elles étaient traitées en tant qu’épouses ou proches de leurs contreparties masculines, offrant une vision « par les femmes » des évènements déjà connus. Il a fallu attendre le début des années 2000 pour atteindre une presque parité entre sujets féminins et masculins et pour voir apparaître des personnages féminins forts se suffisant à eux-mêmes (Onna Joshû Naotora raconte l’histoire d’une femme seigneure poussée à la tête de son clan par les circonstances).

Dans le même temps on a vu un appauvrissement des thèmes. A partir des 1990 les saisons se concentrèrent presque exclusivement sur le Sengoku Jidai et le Bakumatsu dans une alternance presque mécanique. Toutes les autres périodes, y compris l’époque classique d’Edo et les quelques tentatives d’exploration du XXe siècle, furent abandonnés pour se concentrer sur la collection sans cesse réinterprétée des mêmes figures familières. Il faut peut-être y voir un rejet de l’histoire et des classiques au profit d’une vision pop de l’histoire justifiée par la facilité à évoquer des figures héroïques capables d’attirer les audiences.

Pour être complet cette vision aseptisée et concentrée de l’histoire a eu ses limites et l’érosion des parts d’audience du taiga drama sont autant une réaction à une recettes usée jusqu’à la corde qu’un effet du déclin de la télévision face aux autres médias. La seule solution est alors le renouvellement que l’on peut constater actuellement. Depuis 2010-2015 on voit une production s’inspirant plus volontiers de méthodes du cinéma américain et coréen, avec d’ailleurs des compositeurs étrangers pour sa musique (même si Ennio Morricone avait déjà signé la musique de Musashi en 2003). On voit aussi la promotion de personnages féminins forts (Yae no Sakura, Onna Joshû Naotora) et de thèmes faisant la promotion de l’idée de l’ouverture sur le monde et de paix (Ryômaden, Idaten, Seiten wo tsuke). Une intention louable, qui ne fait pas l’objet de critique ou de guerre culturelle au Japon mais qui rencontre souvent l’indifférence d’un public vieillissant ancré dans ses habitudes.

Kamakura-dono no 13-nin (Hôjô Yoshitoki), 2022

En cette fin de 2022 la saison actuelle Kamakura-dono non 13-nin s’achève sur un succès d’audience honorable et de très bonnes critiques. La prochaine saison consacrée à Tokugawa Ieyasu nous régale déjà de visuels alléchants tandis que le Hikaru Kimi He de 2024 (Murasaki Shikibu) semble promettre nouveautés et renouvellement. Personne au Japon n’envisage réellement de se passer du taiga drama et de mettre fin à la grande messe historique hebdomadaire.

Dô suru, Ieyasu? 2023
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