Il suffit d’ouvrir un livre d’histoire japonaise pour se rendre compte que l’époque l’époque des guerriers est caractérisée par les turbulences. Loin de l’image des samurais fidèles et disciplinés, promue à partir de l’époque Edo, les récits de trahisons et de luttes internes ont été la norme. Contrôler et gérer leurs propres vassaux a été le principal défi de la plupart des seigneurs et des différents shogunat, chacun avec leurs spécificités imposées par les conditions du temps. Le premier shogunat, celui de Kamakura (1192-1333), fut le moment fondateur où furent élaborés pour la premuère fois les principes pour (bien) gouverner les guerriers.
De chef de clan à shogun, la formation du bakufu
Formes de gouvernement précédentes
A la fin du XIIe siècle le Japon se trouvait à l’extrême fin de l’époque Heian et de son système politique. La cour impériale gouvernait depuis le milieu du VIIIe siècle depuis Nara et ensuite Kyôto selon un régime de codes (les Ritsuryô). Ces codes étaient progressivement tombés en désuétude au cours du IXe siècle au profit d’un gouvernement aristocratique incarné par les régents Fujiwara. Ces derniers réutilisèrent les institutions légales et leur parenté avec les empereurs à leur profit afin de tisser leur réseau de clientèle et d’obligations. Ce système ne prenait guère la peine de gouverner les provinces en dehors de la perception des taxes, laissant des pouvoirs locaux fondés sur la propriété de la terre et les clientèles locales se développer. Au XIe siècle la régence Fujiwara avait laissé la place à l’Insei, le gouvernement par des empereurs ayant volontairement quitté le trône (Daijô-tennô, Jôkô) pour reprendre à leur compte, de manière privée, le type de gouvernement clientéliste des Fujiwara : grande propriété foncière, clientèle à la cour et dans les provinces, influence sur le souverain et les postes à pourvoir.
Les luttes internes à la famille impériale étendues à des luttes de faction avaient permis en 1160 l’émergence du premier gouvernement par des guerriers, celui de Taira no Kiyomori. Les 20 années de pouvoir de Kiyomori ne furent cependant pas une révolution et ne sont pas considérées comme un gouvernement des guerriers au même titre que le futur shogunat. Bien que son pouvoir se soit basé sur la capacité à contraindre et éliminer les opposants, le tyran régnait depuis Kyôto (au palais de Rokuhara) en s’insérant dans la hiérarchie de la cour dont il distribuait les postes aux membres de sa maison. Kiyomori était un guerrier mais entendait gouverner comme un noble, son principal objectif étant d’ailleurs d’imposer son petit-fils sur le trône et accéder ainsi la régence. Kyôto est encore le centre du monde pour les Japonais.
Minamoto no Yoritomo
Les Taira se plaçaient dans un réseau centré sur un famille nombreuse composée de plusieurs branches entourant la branche principale ainsi qu’à un réseau de vassaux plus ou moins apparentés et de clients de la cour. Le cœur de ce réseau résidait à Kyôto. Le rival des Taira, Minamoto no Yoritomo partait de bases totalement différentes. La première était l’absence d’un vaste clan, les Minamoto avaient été décimés à la génération précédente et Yoritomo avait vécu sous la surveillance de vassaux des Taira dans la province isolée d’Izu. Les seuls membres survivants de sa famille (Yoshitsune, Amano Zenjo) étaient soit éparpillés soit entrés en religion. D’autres branches cadettes et éloignées des Minamoto étaient en fait de familles séparées ne reconnaissant pas une autorité particulière à la branche des Kawachi Genji à laquelle appartenait Yoritomo. Au contraire des Taira il ne pouvait donc pas compter sur un réseau familial.
L’autre différence était son environnement immédiat, le pouvoir des Taira était centré sur Kyôto tandis que Yoritomo vivait dans le Bandô (l’ancien nom du Kantô, l’Est du Japon) où les familles guerrières, beaucoup plus provinciales, étaient régies par des comportements fondés sur la fidélité et la coopération mais aussi sur un recours plus rapide à la violence pour régler les questions. La Bandô avait été le cœur du bushidan (groupement guerrier) des Minamoto, qui avaient installé leur sanctuaire familial à Kamakura dès l’époque de Yoshiie, mais comptait aussi de nombreux Taira et d’autres clans aux intérêts divergents et à l’indépendance farouche.
En 1180, avec le début de la guerre du Gempei, Yoritomo se basa dans les premiers temps sur l’alliance du clan Hôjô dont était issue son épouse Masako mais il fut rapidement vaincu à la bataille d’Ishibashiyama. Dès 1181 il reprend la lutte depuis son refuge de Kamakura, il rallie alors des partisans pris dans les clans du Bandô avec une recette simple : il s’empare des sièges des gouverneurs locaux, représentés par des gouverneur suppléants, les mokudai. Il usurpe leurs compétences et s’approprie le profit des taxes. Il entrepend alors de redistribuer les terres de ses ennemis à ses partisans mais aussi de confirmer les terres de ceux qui se rallient, entraînant une bonne partie des vassaux locaux des Taira soucieux de protéger leurs droits.
Le parti de Yoritomo ainsi constitué était donc composé d’un premier cercle issu de sa famille par alliance, les Hôjô, ainsi que ses demi-frères ralliés après le début de la guerre. Venaient ensuite les chefs des principaux vassaux, les gokenins, liés aux Minamoto par des liens de parenté lointaine (Nitta, Ashikaga), des alliances anciennes ou récentes (Hiki, Miura) ou par une variété d’autres raisons : défense de leurs intérêts, de leurs terres, opportunisme. L’ensemble qui en résultait était hétéroclite et les fidélités étaient fluctuantes. C’est le prestige personnel de Yoritomo ainsi que sa capacité à ménager l’honneur de chacun qui permit de contrôler les turbulents samurais du Bandô.
Cela ne doit pas cacher le fait que le pouvoir de Yoritomo naissait de l’usurpation de l’autorité de la cour impériale dans les provinces de l’Est, Yoritomo fut donc dans un premier temps considéré comme un rebelle, même en l’opposant aux Taira. Ceux-ci furent d’ailleurs chassés de Kyoto par Kiso (Minamoto) Yoshinaka, faisant de leur élimination un sujet de moindre urgence. La méthode habituelle de la cour impériale en cas de rébellion était d’opposer un guerrier à un autre guerrier. C’est ce que fit l’empereur retiré Go-Shirakawa d’abord avec Yoshinaka (évincé et tué en 1184) puis avec Yoshitsune. Après l’élimination définitive des Taira à Dan-no-Ura en 1185 puis la fuite de Yoshitsune la même année la cour impériale se retrouva sans alternative pour soumettre à son tour Yoritomo, fermement ancré depuis 4 ans dans ses provinces de l’Est. Il ne restait plus qu’à pactiser avec lui.
Un pouvoir né du compromis et de l’adaptation
Dès la défaite de Kiso Yoshinaka un accord avait été conclu entre Go-Shirakawa et le seigneur de Kamakura (Kamakura-dono restera le principal titre utilisé pour désigner le chef du futur Bakufu, plutôt que shogun). L’empereur retiré donnait pour mission à Yoritomo d’assurer la sécurité dans les provinces, en particulier les domaines de la noblesse et de l’empereur retiré, et à lever les taxes dues à la cour qui n’étaient plus perçues. En échange de ce service la cour le reconnaissait officiellement comme le chef des guerriers possédant le monopole de l’usage de la force militaire. L’intérêt pour Yoritomo était de sortir de l’illégalité sans perdre une miette de son autorité, qui était au contraire étendue à tout le Japon, incluant les Higokenins, c’est-à-dire les guerriers non vassaux des Minamoto souvent attachés au service de familles nobles, de temples ou de clans de provinces plus lointaines alliés aux Minamoto et qui conservaient leur autonomie.
Il est important de noter que l’accord de 1185 ne donnait pas tous les pouvoir à Yoritomo, la cour impériale continuait à diriger officiellement le pays selon les mêmes règles qu’à l’époque Heian. Les gouverneurs kokushi continuaient à être nommés (et à se faire remplacer par leurs suppléants mokudai) mais ils étaient désormais assistés par des « protecteurs », les shugo, nommés par Kamakura parmi leurs vassaux. Les shugo ne répondaient de leurs actions qu’à Yoritomo et leurs compétences se limitaient officiellement à la police, à la levée des troupes de vassaux et à la perception des impôts. Dans les domaines privés des intendants guerriers, les jitô, furent nommés avec les même attributions, veillant à percevoir et expédier les bénéfices des propriétaires nobles installés à Kyôto, en prélevant la moitié pour le Bakufu. L’administration militaire ne faisait que doubler l’administration civile, elle était d’ailleurs inégalement répartie puisque l’Ouest du Japon, moins lié aux Minamoto était moins strictement encadré.
En 1192, Go-Shirakawa conféra à Yoritomo le titre de Seii Tai Shogun. Ce titre antique désignait un général en chef nommé temporairement pour répondre à un besoin militaire. Le titre ne comportait aucune compétence de gouvernement et ne se transmettait pas, dans le cas de Yoritomo il était essentiellement honorifique et permettait de rdonner un nom à son autorité sans l’intégrer à la hiérarchie civile comme avait fait Kiyomori en son temps. Par association les pouvoirs étendus du seigneur de Kamakura transformèrent la définition du titre de shogun pour devenir celle que nous connaissons. Le shogun devenait le maître des guerriers et le dictateur militaire héréditaire du Japon avec pour mission d’assurer la paix. C’est de ce titre que découle le terme de Bakufu, le gouvernement de la tente (d’où le shogun commandait lorsqu’il était en campagne).
Créer des institutions et un gouvernement
Le shogunat était alors divisé en deux institutions séparées.
Le mandokoro pourrait se traduire par la « maison » shogunale. Il s’agissait d’abord d’un office intitulé kumonjo qui s’occupait à proprement des affaires domestiques du clan Minamoto. Quand Yoritomo reçut les fonctions de gouvernement dans les provinces, le kumonjo devint le mandokoro avec des compétences élargies à toutes les affaires civiles et politiques du bakufu, notamment la correspondance avec la cour et la gestion de Kamakura même. Le passage de l’un à l’autre se fit entre 1185 et 1191 et suit l’attribution des pouvoirs de Yoritomo. La distinction était importante car un mandokoro était un office réservé aux familles princières et le passage du kumonjo au mandokoro indiquait l’élévation du statut de Yoritomo et de son gouvernement. Les compétences du mandokoro auraient dû rester purement privées, comme dans les maisons princières de l’époque Heian, mais l’extension des attributions du seigneur de Kamakura en fit un véritable gouvernement civil du bakufu qui pouvait notamment édicter les règles sur le calcul et la perception des taxes. A sa tête se trouvaient le bettô (directeur) Oê no Hiromoto, un ancien noble de la cour impériale disposant d’un rang dans la hiérarchie traditionnelle, ce rang explique pourquoi il était chargé de la correspondance et des relations avec Kyoto, qui par extension devint l’une des missions du mandokoro.
L’autre grande institution est celle du samuraidokoro, le « bureau des affaires samurais » dont la mission est de gérer les relations entre le seigneur de Kamakura et ses vassaux directs gokenin ainsi que les affaires concernant les samurais non vassaux higokenin dans les provinces. Le bureau avait été la première institution fondée par Yoritomo dès le début de la guerre du Gempei en 1180. Le samuraidokoro recevait les plaintes, les pétitions, pouvait transmettre des demandes de jugement et arbitrer les litiges entre guerriers. Avec le temps il s’attribua aussi des pouvoirs de justice pénale concernant les samurais, prononçant des peines. Plus important encore le samuraidokoro devint l’institution gérant les conflits liés à la terre, très nombreux à l’époque Kamakura où les successions se faisaient par division du patrimoine (l’aîné gardant une autorité morale sur ses cadets en tant que chef de clan). Là encore on peut constater que le régime des guerriers se réduisait à cela : le régime qui dirige les guerriers. Le bakufu n’avait pas alors de missions à gérer les communautés civiles (paysans, marchands, pécheurs, montagnards etc.), d’administrer une justice générale (théoriquement une attribution des gouverneurs nommés par la cour mais dans les faits gérée localement selon les traditions). Avec l’extension de l’autorité de Kamakura le samuraidokoro finit par inclure aussi toutes les affaires militaires, devenant l’institution centrale du bakufu. Le samuraidokoro était dirigé par un bettô, la charge fut attribuée à Wada Yoshimori, un des gokenins les plus importants de Yoritomo. A ses côtés se trouvaient shoshi et samuraidokoro no tsukasa qui formaient les rangs les plus importants parmi les gokenins et les principaux administrateurs du régime.
Il n’est pas étonnant de voir que le samuraidokoro devint rapidement la principale institution du Bakufu si on se souvient de la nature composite de la vassalité des Minamoto avec de nombreux conflits et rivalités à régler. C’est le samuraidokoro qui devait en particulier édicter les Andojô, les édits de propriété garantissant les terres d’un clan ou distribuant les récompenses en terres (onkyû) qui justifiaient le service des vassaux envers le shogun. Le mandokoro était important principalement dans la définition des politiques du Bakufu et les relations avec la cour, choses qui ne concernaient pas directement les samurais eux-mêmes et leur satisfaction. C’était le samuraidokoro qui garantissait la cohésion du Bakufu et sa puissance. Tout cela bien sûr sous le contrôle vigilant de Minamoto no Yoritomo qui sut imposer son autorité.
Il mourut d’une chute de cheval en 1199.
De s Minamoto aux Hôjô, assurer la pérennité
Après Yoritomo
La situation à la mort de Yoritomo semblait simple, son fils et héritier Yoriie était en âge de succéder, il avait l’appui de sa famille maternelle les Hôjô et de sa mère Masako, sa légitimité n’était pas remise en question et la situation politique était stable. Le contrôle sur le gokenin était cependant encore récent et, alors que Yoritomo avait pris soin de traiter avec égard ses vassaux, Yoriie semble avoir préféré une approche plus autoritaire. Il faut ajouter à cela qu’il semble ne pas avoir voulu s’appuyer sur les hommes de son père au sein du mandokoro et du samuraidokoro, ni même s’appuyer sur les Hôjô, sa famille maternelle. Pour gouverner il fit le choix de diviser les vassaux en faction en opposant les Hôjô aux Hiki, la famille de sa nourrice et de la mère de son premier fils, Ichiman. Le mécontentement aurait pu prendre du temps à se manifester mais en 1203 Yoriie tomba gravement malade, ouvrant le champ des possibilités pour sa succession.
Là encore c’est devant la nécessité que le bakufu innova, un conseil de 13 gokenins fut improvisé pour gouverner en l’absence du shogun. Il comptait Hôjô Tokimasa, son fils Hôjô Yoshitoki ainsi qu’Hiki Yoshikazu et la plupart des membres étaient affiliés à l’une de ces deux factions. Ce conseil fut rapidement bloqué par l’opposition entre Hôjo et Hiki mais il n’en représente pas moins un premier modèle de gouvernement collégial qui se développera par la suite. La question principale était bien sûr le choix d’un successeur. Les Hôjô voulaient placer le frère de Yoriie, le futur Sanetomo, tandis que les Hiki soutenaient le jeune Ichiman qui était de leur sang et était élevé par leurs soins. La dispute déboucha sur un règlement de compte sanglant avec l’attaque des Hôjô contre le manoir des Hiki et leur extermination, incluant le jeune Ichiman. Pour compléter leur coup d’Etat, les Hôjô poussèrent Yoriie à se retirer à Izu où il mourut, probablement assassiné l’année suivante.
On voit que le bakufu, sans Yoritomo, se résuma rapidement à une lutte d’influence entre factions. Une fois Sanetomo mis à la tête du Bakufu il fallut assurer une régence qui fut naturellement attribuée à Hôjô Tokimasa. Tokimasa avait beau être le grand-père du shogun il était aussi un gokenin parmi les autres et son autorité ne pouvait être que testée, il semble aussi avoir voulu s’imposer trop durement à ses pairs. Le résultat fut la révolte des Hatakeyama, fondée sur des accusations infondées de trahison répandues par Tokimasa même. Pour empêcher que le gouvernement des Hôjô soit contesté, Tokimasa fut à son tour poussé à se démettre au profit de son fils Hôjô Yoshitoki, assisté de Masako (Amamidai) dont le statut de veuve de Yoritomo suffisait à renforcer la légitimité. Yoshitoki fut assez habile pour gouverner les gokenins, d’autant plus que Sanetomo se désintéressait des affaires des guerriers pour se rapprocher de la cour impériale. De nombreux vassaux considéraient ainsi Yoshitoki et Masako comme les seuls aptes à écouter les samurais du Bandô et à les représenter. Yoshitoki est passé dans l’histoire comme un personnage machiavélien et il faut bien reconnaître que ses années de pouvoir virent l’éviction progressive de la plupart des gokenins majeurs de l’époque de Yoritomo. Kajiwara, Hiki et Hatakeyama avaient déjà disparu de la scène. Ce fut ensuite le tour des Wada. Pour une question de récompense refusée Wada Yoshimori se révolta en 1213 lors du Wada Gassen qui se transforma en véritable guerre civile à l’intérieur de Kamakura et se termina par la défaite de Yoshimori. A partir de ce moment la charge de bettô du samuraidokoro fut récupérée par Yoshitoki et resta par la suite l’apanage des régents (shikken) Hôjô. A partir de 1217, Oe no Hiromoto se mit en retrait du mandokoro qu’il dirigeait de concert avec Yoshitoki. On peut parler alors d’une dictature de Yoshitoki cepedant tempérée par la nécessité de ménager les autres gokenins.
Redéfinir le bakufu sans les Minamoto
Sanetomo n’avait pas eu d’enfant pour lui succéder et en 1217 plus personne ne s’attendait à ce qu’il en produise. La question de la succession se posait alors que les derniers Minamoto survivants étaient jugés impropres à la succession. Yoshitoki et Masako pétitionnèrent l’empereur retiré Go-Toba pour qu’un prince impérial soit adopté dans le clan Minamoto afin de succéder à Sanetomo. En 1219 ces discussions étaient proches d’aboutir quand l’impopulaire Sanetomo fut nommé Udaijin, une des plus hautes charges de la cour impériale. C’est lors d’une cérémonie de remerciement au sanctuaire Hachimangu que le shogun fut assassiné par son neveu Kugyô, le dernier fils de Yoriie qui était alors bettô du sanctuaire. Kugyô semble avoir espéré succéder à son oncle avec le soutien du clan Miura, sa famille maternelle, mais fut rapidement tué ensuite par les mêmes Miura.
La mort de Sanetomo marquait la disparition du dernier fils de Yoritomo et pratiquement l’extinction de la lignée. Le Bakufu resta cependant sur pied puisqu’il était dirigé depuis des années par Hôjô Yoshitoki. Ce dernier, en tant que régent, ne pouvait faire découler son pouvoir que de la présence d’un shogun Minamoto auquel il serait lié par le sang. La base de légitimité de la régence était secouée alors que l’empereur retiré Go-Toba refusait de livrer un de ses fils pour devenir le nouveau seigneur de Kamakura. Yoshitoki et Masako durent se rabattre sur un Fujiwara, Kujô Yoristune, de deux ans. Pour pallier à son absence de légitimité Masako devint sa gardienne (c’est à ce moment qu’elle gagne le surnom d’Ama-shogun ou « nonne-shogun ») et pour ainsi dire une mère de substitution avec ce que cela pouvvait impliquer de légitimité politique. De plus un mariage fut arrangé entre le jeune Yoritsune et une fille de Yoriie, dernière descendante directe de Yoritomo. De là les Hôjô purent maintenir une régence sous la fiction d’une lignée Minamoto restaurée.
Justifier la régence
La fiction avait cependant de mal à prendre. En 1221 l’empereur retiré Go-Toba déclara Hôjô Yoshitoki ennemi public et ordonna son arrestation. La cour impériale voulait ainsi remettre en question l’accord de 1185 au motif que les Minamoto n’étaient plus et que les Hôjô n’avaient pas de légitimité. La réaction des vassaux montra le trouble et le manque de motivation à défendre un pouvoir à qui ils ne se sentaient plus liés. Là encore c’est Hôjô Masako qui apporta sa caution au Bakufu. Lors d’une réunion des gokenins quant à la marche à suivre elle justifia que l’attaque contre Yoshitoki était une attaque contre les samurais du Bandô, que les gokenin devaient encore service à la mémoire de Yoritomo et ses fils pour préserver leur héritage. Le résultat fut que l’armée menée par Hôjô Tokifusa (frère du régent) et Yasutoki (fils du régent) parvint à défaire les forces de l’empereur retiré à Uji. L’empereur Go-Toba ne s’attendait peut-être pas à être attaqué directement, chose que même les Taira n’avaient pas osé faire. Il fut exilé dans les îles Oki où il décéda plus tard.
Hôjô Yoshitoki et Masako portent la responsabilité de cette attaque directe contre la lignée impériale et l’historiographie japonaise les a volontiers noirci pour cela pendant des siècles. Ils ouvrent cependant un nouveau chapitre dans l’histoire du Bakufu.
Avec leur victoire lors de la guerre de Jôkyû les Hôjô obtinrent la légitimité qui leur manquait par le droit de victoire, ils avaient accompli ce que Yoritomo n’avait pas pu faire. Cette victoire entraîna aussi une redéfinition de l’équilibre des pouvoirs entre Kyôto et Kamakura. Avant la guerre la cour impériale restait le centre du pouvoir officiel et Kamakura un centre secondaire subordonné. La victoire des guerriers du Bandô fut appuyée par une remise en cause théorique importante. L’abbé de l’Enryaku-ji, Jien (lui-même un parent du nouveau shogun enfant) théorisa dès 1223 le Kenmon Taisei. Dans cette vision téléologique de l’histoire Jien expliquait que le gouvernement des Hôjô concluait le passage de l’ère de la cour à celui des guerriers débuté avec Kiyomori en 1160. Le gouvernement des guerriers, plus proche des réalités du terrain devait s’avérer plus juste que celui de la cour et libérer l’empereur des taches matérielles du gouvernement pour se concentrer sur le bien être spirituel du pays. Taira et Minamoto avaient subit la punition de leur hubris (idée existant au Japon sous le terme d’inga) mais les Hôjô accompliraient le gouvernement juste.
Cette théorie du pouvoir des puissants s’accompagna d’un prise en main de l’Ouest du Japon qui n’avait pas été complète à l’époque de la guerre du Gempei. Des cadets de familles de gokenin furent installé à des charges dans les provinces autour de Kyoto, furent nommés comme shugo et jitô et dominèrent rapidement les guerriers locaux qui passèrent sous leur suzeraineté. Plus que les gokenins ce fut l’occasion de récompenser aussi les miuchibito, les vassaux directs des Hôjô. En distribuant terres, charges et récompenses les Hôjô s’appropriaient le privilège exclusif du suzerain et captaient les fidélités. La poursuite de cette colonisation de l’Ouest entretint cette manne pendant les décennies suivantes.
Kyôto elle-même fut placée sous protection avec l’instauration d’une administration parallèle au bakufu installée à Rokuhara. Le Rokuhara Tandai devait transmettre les intentions de Kamakura à la cour impériale et disposer d’une autonomie suffisante pour pouvoir réagir et imposer ses décisions. Ce niveau d’autonomie nécessitait d’en confier la charge à un Hôjô. Puisque la cour s’était montrée par le passé apte à brouiller les fidélités et à corrompre le Rokuhara Tandai fut confié à deux têtes : Le Kita-Kata (Nord) confié à Hôjô Tokifusa et le Minami-Kata (Sud) confié à Hôjô Yasutoki qui détient la préeminence. De cette manière la Bakufu contrôlait désormais les deux centres de pouvoir.
Le bon gouvernement
Après Yoshitoki
Hôjô Yoshitoki ne survécut pas longtemps à sa victoire, il décèda en 1224, peut-être empoisonné par son épouse. Le Bakufu passa entre les mains d’Hôjô Yasutoki (le Rokuhara Tandai fut transmis à un autre membre du clan Hôjô). Yasutoki était régent (le 3e), bettô du mandokoro, bettô du samuraidokoro et il concentrait donc tous les pouvoirs entre ses mains. Hôjô Masako et Oe no Hiromoto décédèrent rapidement après sa prise de fonction, l’absence des piliers de l’ère précédente semble avoir justifier le besoin d’un gouvernement plus consensuel des gokenin. On peut aussi y voir une critique des pratiques autocratiques de Yoshitoki et des nombreux coups de force de son temps. La forme de ce gouvernement fut le Hyôjoshû, un conseil reprenant la formule de 13 gokenins, présidés par le shikken, se réunissant face au shogun pour des audiences formelles préparées en amont. Le Hyôjoshû devait aussi récupérer une compétence du samuraidokoro en devenant la plus haute instance judiciaire pouvant juger les vassaux. Dans les faits le Hyôjoshû se présentait comme un gouvernement oligarchique dont la consultation renouvelait à chaque fois la légitimité du régent par le consensus.
Pour compléter cette méfiance envers le pouvoir personnel, Yasutoki nomma son oncle Tokifusa renshô. Le renshô devait être un vice-régent devant contresigner tous les actes en commun avec le régent en titre. Yasutoki a pu vouloir s’adjoindre l’autorité d’un homme plus âgé pour se présenter face à des vassaux qui étaient ses seniors.
L’idéologie du bon gouvernement
Pour définir les axes de la politique du Hyôjoshû et de ses jugements, Yasutoki édicta un ensemble de 51 articles qui devinrent le code légal connu comme Goseibai Shikimoku. Ce texte, avalisé par le Hyojôshû était par nature différent des codes de l’époque impériale, il s’agissait en fait d’un recueil de jurisprudences tirées des décisions de Minamoto no Yoritomo, seul nom à posséder l’aura nécessaire à imposer des règles communes aux guerriers. Le texte définit les bons comportements des gokenin entre eux et envers leurs supérieurs. Il définit des délits, crimes et punitions tout en tenant compte des différences de rang. Il instaure ainsi une claire hiérarchie entre les vassaux avec la régence Hôjô à son sommet. Le Goseibai Shikimoku a aussi un une autre portée puisqu’il tente de définir un bon gouvernement en fournissant une règle s’imposant au gouvernant. Ainsi pour les jugements le texte prévoit que l’accusé soit entendu et que le jugement devra s’appuyer sur des preuves, limitant par là l’arbitraire du régent. Le principe fondamental du bon gouvernement est défini par l’usage du Dôri, un concept qui pourra être définit comme « raison ».
Le Goseibai Shikimoku devait être plus qu’un coutumier de lois des guerriers du Bandô. En se plaçant sous la contrainte de ces règles Yasutoki offrait un cadre légal aux samurais sur lequel il pouvait connaître ses droits garantis et les faire valoir devant des institutions définies selon des procédures connues. Ces droits étaient inaliénables sauf en cas de félonie. Le service du samurai était défini par un service militaire en tant de guerre et un service de garde en temps de paix (à Kamakura ou au Rokuhara de Kyôto) en échange de quoi il obtenait l’Onkyû, l’honneur en reconnaissance de ses services constitué par une terre le plus souvent. Les conflits d’honneur et de vengeance entre vassaux étaient bannis comme perturbant l’ordre juste et le service au seigneur.
Au-delà de cela un ordre social était affirmé sur la base des traditions du Bandô. Cet ordre, le sôryôsei, plaçait un clan sous l’autorité absolue d’un chef de famille, chef de la branche principale du clan qui dirigeait les branches cadettes, chacune disposant de leurs vassaux. Cette organisation permettait de maintenir la cohésion du clan après la division des biens après chaque passage d’héritage. Les cadets pouvaient être nommés dans leurs propres terres et prospérer sous la tutelle de leur aîné. Les branches cadettes permettaient aussi d’envoyer un représentant fidèle dans des terres lointaines, souvent dans l’Ouest du Japon et maintenir la cohésion de l’ensemble des biens du clan. Cette organisation patriarcale rigide reposait sur des principes confucéens encouragés par le Bakufu.
Hôjô Yasutoki bénéficiait encore en son temps de l’aura de la victoire militaire durant la guerre de Jôkyu à l’occasion de laquelle il avait dirigé les troupes. Son pouvoir bien affirmé ne lui laissa apparemment oublier que l’autorité des régents Hôjô ne découlaient jamais que d’un hasard de l’histoire. Premiers parmi les pairs, les Hôjô devaient justifier de leur droit à gouverner, ils n’avaient plus de liens familiaux avec les shogun fantôches et s’étaient imposés par la force à la cour impériale. Leur seule justification devint cette promesse de bon gouvernement et de stabilité fondée sur les traditions des samurais et les valeurs confucéennes.
Hôjô Yasutoki décéda en 1244, célébré ensuite comme un gouvernant sage et conciliateur. Avec lui s’acheva une phase du Bakufu de Kamakura ouverte avec l’instauration de celui-ci. En 50 ans le bakufu était passé du gouvernement d’un groupe de guerrier à celui de véritable gouvernement par les guerriers fondé sur des institutions originales et une idéologie de gouvernement. Tout en se proclamant fidèles à Yoritomo et aux traditions du Bandô, les régents Hôjô avaient tenté d’imposer une domestication des moeurs guerrières. Cette politique se poursuivit avec Hôjô Tsunetoki, le 5e régent, et l’instauration de nouvelles institutions garantissant la justesse du gouvernement de Kamakura fondé sur la raison. Paradoxalement le même Tsunetoki planta aussi les phases de la deuxième période du Bakufu et sur le déclin de ces mêmes institutions. Ce déclin mena progressivement à la chute de la maison Hôjô en 1333.