On peut dire qu’avec leur prochain jeu, Assassin’s Creed Shadows, le studio Ubisoft a su provoquer une belle tempête dans un verre d’eau. Les guerriers de l’Internet se sont mobilisés et les cris de guerre numériques ont retenti en découvrant un des personnages du jeu, Yasuke le samurai noir. Yasuke est désormais un habitué des batailles culturelles, nous l’avions déjà évoqué dans un ancien article (considérez cet article comme une actualisation), mais à travers tous les débâts le « cas Yasuke » soulève quelques questions légitimes.

Retour sur l’objet du scandale
Récit d’une anecdote
Qui est Yasuke? Nous le connaissons à travers quelques sources, les pères jésuites Luis Frois et Lourenço Menxia le mentionnent dans leurs lettres et écrits, de même que les chroniques d’Oda Nobunaga (Shinchô Koki) d’Ôta Gyûchi, il est aussi mentionné par Bernardino de Avilà Giron (La Relacion del Reino de Nipon) et par Matsudaira Ietada dans son journal. Quelques soient les sources, c’est un personnage historique. Il est mentionné à titre d’anecdote, ce qui veut dire que l’on ne peut pas espérer avoir beaucoup de détails. En 1579, Alessandro Valignano dirigeait la mission jésuite au Japon, son objectif à cette époque était de gagner les faveurs d’Oda Nobunaga qui occupait Kyôto et semblait en passe d’unifier le pays. C’est dans ce but qu’il se rendit à Kyôto en 1581. Parmi ceux qui l’accompagnaient se trouvait un esclave africain qui provoqua la curiosité des habitants de Kyôto, jusqu’au tumulte causé par l’attroupement de la foule. Yasuke est décrit alors comme un jeune homme (26-27 ans) bien fait, fort et de haute taille (182 cm si on convertit les mesures données par Ôta Gyûchi, c’est beaucoup par rapport aux Japonais de l’époque qui devaient mesurer entre 150 et 160 cm en moyenne).

Oda Nobunaga, mis au courant par la rumeur, se fit présenter l’homme et Valignano, en bon courtisan, lui en fit cadeau. Nobunaga le prit dans sa suite, lui donna un sabre (le Shinchô Kôki précise un sayamaki, qui est un sabre long), une maison avec deux serviteurs et le nom de Yasuke. Yasuke est mentionné l’année suivante en juin 1582 lors du coup d’Honnô-ji. Présent lors de l’attaque du temple par les troupes d’Akechi Mitsuhide, il semble parvenir à s’en sortir mais est capturé du côté du palais Nijô par les hommes de Mitsuhide. Ses mouvements lors de cette nuit fatidique de juin sont difficiles à retracer mais en fin de compte Mitsuhide le fit relâcher et l’autorisa à rejoindre le Namban-dera, l’église jésuite de Kyôto. Il est possible qu’il soit la source qui a alimenté ensuite les récits de l’évènement faits par les Jésuites (mais sans preuve). Yasuke disparaît ensuite des sources, retournant à l’anonymat de l’écrasante majorité des hommes du passé.

Suppositions sérieuses et broderies fantaisistes
Cela s’arrête là, les sources n’en disent pas plus. Vous trouverez par contre un bon nombre de détails supplémentaires présentés comme des faits. Certaines de ces informations proviennent d’un livre pour enfant (aujourd’hui on dirait young litterature) publié en 1968, Kurosuke de Kurusu Yoshiô. L’auteur y raconte une version romancée (mais documentée) qui a contribué à la redécouverte du personnage. D’autres auteurs et historiens ont tenté des suppositions plus ou moins éduquées. Par exemple, Yasuke, dont on ignore le nom original, est décrit comme provenant du Congo ou du Mozambique. Il n’existe aucune indication en ce sens hormis qu’il s’agissait de régions d’Afrique où les Portugais étaient implantés et d’où provenaient leurs esclaves africains. On peut supposer qu’il passa un temps à Goa, le coeur de la mission jésuite en Asie. Qui était-il avant et comment est-il arrivé au service de Valignano est affaire de conjectures. Il peut tout aussi bien être un guerrier capturé, comme certains le présentent, ou être né dans la servitude. Il devait nécessairement connaître le portugais.

On lui attribue abusivement un nom de famille, Kurosan, qui est une déformation du nom Kurusan donné dans le roman de 1968, ce nom n’a pas de fondement dans les sources mais peu le remettent en question. Certains contributeurs plus fantaisistes lui construisent des prouesses guerrières lors des différentes campagnes de Nobunaga de la période 1581-1582 (guerre d’Iga contre les ninjas, conquête de Kai contre les Takeda), les sources n’en gardent pas de traces. On peut tout de même constater que Yasuke passa en tout et pour tout 3 années au Japon (juillet 1579-juin 1582) dont une dizaine de mois au service d’Oda Nobunaga. Le jésuite Lourenço Menxia note dans une lettre que Yasuke avait appris à s’exprimer en japonais, suffisamment pour communiquer avec Nobunaga qui l’interrogeait et le gardait auprès de lui. Après 1582, Yasuke est-il resté au Japon ou est-il parti? Est-il resté auprès des jésuites? Ce sont des questions qui resteront à jamais l’affaire des romanciers (et des concepteurs de jeux vidéos).

C’est sur cette page presque blanche que le studio Ubisoft a travaillé. Connus pour proposer de « jouer avec l’histoire » avec leur série Assassin’s Creed, le studio équilibre la beauté des reconstitutions des décors avec la plus grande fantaisie sur ses personnages. Il n’y a rien là qu’Alexandre Dumas aurait renié, rien aussi qui dérangera les historiens qui en ont vu d’autres (et qui aiment naviguer dans les paysages historiques). De ce point de vue le choix de Yasuke était parfait : un personnage avec une base historique, proche du coeur de « l’action » et d’un personnage emblématique haut en couleur (Nobunaga), qui disparaît rapidement de manière très pratique. Le studio a pu imaginer les aventures clandestines de l’ancien esclave en alliant leur créativité à un cadre historique réel. Son pendant féminin, la kunoichi Naoe, apporte la même liberté créatrice.

Où se trouve exactement l’objet de la dispute? L’entrée de Yasuke au service de Nobunaga l’a fait surnommer « le premier samurai étranger », un peu moins de vingt ans avant l’arrivée de William Adams qui devint un vassal direct (hatamoto) de Tokugawa Ieyasu. L’existence de Yasuke, même peu documentée, reste indéniable mais beaucoup remettent en question ce titre de samurai et s’offensent de le voir dépeindre comme un guerrier. Sur les réseaux sociaux les disputes assorties d’accusations croisées de wokisme ou de racisme ont fleuri, renforcées par les préjugés des uns et les inventions des autres. Si ce n’était que cela on pourrait ranger « l’affaire Yasuke » dans la longue liste des débâts déplorables mais bien souvent les discussions finissent par arriver à une série de questions tout à fait légitimes et dignes d’être creusées. Pour comprendre si Yasuke a réellement été le « premier samurai étranger », il convient de s’interroger sur ce qu’était réellement un samurai durant le Sengoku Jidai et comment y placer Yasuke.
Qu’est-ce qu’un samurai?
La réponse courte à cette vaste question est qu’un samurai est un guerrier au service d’un seigneur. Tout amateur se plaira à rappeler que le terme samurai (侍) dérive d’un terme plus ancien désignant un serviteur, il n’est réellement devenu synonyme de guerrier qu’à l’époque Edo. La définition est évidemment incomplète puisqu’on va associer au guerrier (le bushi, 武士) d’autres caractéristiques : l’appartenance à une classe par la naissance, le respect d’une morale et d’un code de valeurs (le bushidô, 武士道) ainsi que des pratiques (l’entraînement aux armes). Etre un guerrier était une fonction mais aussi une condition sociale et une culture. Comment placer Yasuke dans ces définitions?
La définition du samurai confrontée au cas de Yasuke.
Depuis l’apparition de classe guérrière au Japon, avant même l’avènement du shôgunat au XIIe siècle, la relation entre un seigneur et son homme était fondée sur le service (hôkô, précisement le service par les armes). Le guerrier devait ce service en échange de quoi son maître devait l’en récompenser à sa juste valeur par des terres (fief, hôken), une part du butin ou tout autre bienfait (chûsetsu, la récompense juste). L’absence de récompense juste pouvait mener le guerrier à renier sa fidélité (chû) et à chercher ailleurs, devenant un rônin. De la fin de l’époque Heian jusqu’au XVIe siècle, l’organisation des vassaux d’un clan a évolué et s’est complexifiée mais la relation directe entre le vassal et son seigneur fondée sur cet échange service-récompense ne s’est jamais démentie. Quel service rendait Yasuke à Nobunaga?

Parmi le peu de choses que l’on peut retenir sur Yasuke c’est que Nobunaga l’avait gardé auprès de lui en tant que porteur de sabre, une position qui impliquait un service permanent et très rapproché de Nobunaga. Nos sources établissent le lien entre cette position et l’attribution d’une maison, d’un revenu et d’un sabre à Yasuke. Oda Nobunaga innovait à sa manière en exigeant la résidence de ses vassaux auprès de lui dans la ville sous les différents châteaux où il résida successivement, de Kiyosu jusqu’à Azuchi. Dans ce dernier château, les vassaux les plus importants comme Hashiba Hideyoshi, Shibata Katsuie, Sassa Narimasa ou Akechi Mitsuhide disposaient de demeures à la base du château lui-même d’où ils pouvaient être convoqués à tout moment. Des hommes de rang inférieur étaient logés plus loin du seigneur, la proximité indiquant le rang, ou pouvaient partager un même baraquement en équipe selon les cas. Nos sources ne nous disent pas où était située la résidence de Yasuke à Azuchi-jô, le Shinchô Kôki semble indiquer un logement séparé (une maison?) avec deux serviteurs. Elle devait se situer suffisamment proche pour permettre le service de Nobunaga, il devait probablement résider dans des quartiers sur la montagne même. L’attribution du sabre était un marqueur d’un rang, celui d’un guerrier qui accomplissait un service pour son seigneur et en était récompensé.

Les critiques relativisent ce point. Yasuke ne saurait être un guerrier car il n’accomplissait pas de service par les armes. Sa fonction le rapprocherait plutôt du domestique ou même de la curiosité exhibée. Oda Nobunaga est connu pour ses goûts excentriques en tant que kabukimono mais il est aussi connu pour avoir aimé exhiber des produits importés du reste du monde. On le crédite ainsi d’avoir été le premier à porter des vêtements occidentaux et une armure réalisée sur la base d’une armure européenne. Yasuke, cadeau des jésuites, ne serait alors qu’un autre exemple d’une excentricité voulue qui devait afficher aussi la prospérité de Nobunaga et illustrer ses liens fructueux avec les Namban (les barbares étrangers). Nobunaga semble ainsi s’être fait accompagné de Yasuke lors de ses sorties à cheval à Kyôto, au plus grand étonnement des passants.
L’attribution du sabre et du logement ne serviraient qu’à régulariser la position de Yasuke dans la maison Oda à une fonction qui devait normalement être attribuée à un fils de maison guerrière (Nobunaga était suivi de plusieurs pages dont le plus connu, Mori Ranmaru, mourrut à ses côtés) mais sans en faire un guerrier à part entière puisqu’il ne combattait pas et que son rôle n’était que de prestige. On pourrait même aller jusqu’à prêter à Nobunaga des intentions comme celle de disposer d’un garde du corps intimidant par sa taille et sa couleur de peau qui devait le rendre, aux yeux de l’époque, proche des évocations des démons oni. L’explication se tient, elle est cohérente avec ce que nous savons de la personnalité et des goûts de Nobunaga mais est-ce qu’elle suffit à juger que la position de Yasuke était entièrement factice et qu’il n’était pas un samurai?

Au vu de la faiblesse de nos sources on ne peut pas attribuer à Yasuke un rôle militaire. Sur les dix mois qu’il a passé au service de Nobunaga deux guerres importantes ont été combattues. Dès 1581, Oda Nobunaga marchait contre la province d’Iga qui avait humilié son fils et mena la conquête des ninjas d’Iga. La deuxième était plus importante puisque les Oda, alliés aux Tokugawa donnèrent le coup de grâce au clan Takeda avec qui ils étaient en conflit intermittent depuis une décennie. Les alliés s’emparèrent de la province de Kai après le suicide de Takeda Katsuyori à Tenmokuzan. D’autres conflits de moindre intensité se poursuivaient en Echizen contre les Uesugi (mené par Shibata Katsuie) et dans l’Ouest contre les Môri (mené par Hashiba Hideyoshi).

Lors de ces conflits, il était important pour les samurais de s’illustrer par leurs actions afin de justifier la récompense de leurs services, il fallait pouvoir éventuellement prouver leurs actions, tenir compte de ces actions se révélait extrêmement important, après chaque bataille une revue était effectuée avec inspection des têtes prises à l’ennemi pour déterminer le dû de chacun. Il était alors nécessaire de tenir des comptes et de les signaler dans les chroniques, le Shinchô Kôki mentionne certaines de ces actions d’éclat. Durant ces deux occasions Yasuke n’est mentionné que pour la campagne contre les Takeda, il n’est alors pas sur le champ de bataille mais dans la suite de Nobunaga arrivant sur place après la fin de la guerre (un mois seulement avant la mort de Nobunaga). Il n’était pas destiné à se trouver sur le champ de bataille. En dehors de sa force et de son éventuelle compétence aux armes, il n’apparaît pas que Yasuke fournissait le service militaire (hôkô) à Nobunaga.
Nobunaga pouvait cependant concevoir le service d’une autre manière. L’époque voyait de grands changements dans l’idée du service du guerrier. Ce service pouvait désormais se concevoir autrement que par les armes. A partir du milieu du XVIe siècle, les guerres du Sengoku Jidai étaient arrivées à un tournant où certains clans étaient parvenus à contrôler une province entière ou plusieurs. Il ne s’agissait plus de domaines mais de véritables Etats régionaux réunissant une vassalité étendue, une population importante qu’il fallait contrôler, gouverner et pour lesquelles un embryon d’administration était nécessaire. Les époques précédentes avaient eu elles aussi leurs guerriers lettrés mais la fin du Sengoku Jidai se démarque par une volonté d’organiser, de régler.

Les Imagawa comme les Takeda et d’autres se dotèrent de règles destinées à gérer leurs guerriers, nommèrent des vassaux comme magistrats, chefs de bureaux chargés de surveiller les rentrées des taxes, la tenue des routes, l’approvisionnement. Le but était toujours de permettre au daimyô de faire la guerre, le résultat de ce service des lettres pouvait être comparé à une action ayant permis de vaincre l’ennemi et méritant donc d’être récompensée. Nobunaga récompensa ainsi des espions ou des stratèges qui n’avaient pas participé aux combats plus que ceux qui avaient versé leur sang. De la même manière, 20 ans plus tard, l’Anglais William Adams, bien que samurai au service de Tokugawa Ieyasu, ne participa probablement jamais à une bataille ou à un combat au service de son suzerain.
Son service était cependant jugé assez précieux pour justifier qu’il ait ses entrées dans le château d’Edo, un privilège. Il faisait office de traducteur, d’expert en construction navale mais fut aussi une source d’information sur l’Europe. Pour tout cela il obtint le village de Miura et ses revenus. Si on relit les différentes sources mentionnant Yasuke, on s’aperçoit que Nobunaga l’interrogea régulièrement, et semble-t-il avec intérêt, au point de partager son repas avec lui. Yasuke avait visité les possessions portugaises en Asie et pouvait être porteur de renseignements sur les Européens et les intentions des Jésuites. Des compétences appréciées sont aussi mentionnées sans être précisées. De plus, il est fait mention qu’au retour de Kai, en mai 1582, il aurait raccompagné Luis Frois et d’autres chrétiens par la province d’Echizen, cela suggère un rôle plus actif que supposé pour Yasuke, ici détaché de Nobunaga, et consistant peut-être à servir de lien avec les jésuites. Il semble bien que Nobunaga ait eu une utilité pour Yasuke en dehors d’être une curiosité à exhiber. On peut raisonnablement supposer qu’il fut une source d’information mais la brève mention ci-dessus pourrait laisser penser que Nobunaga imaginait un rôle plus étendu pour son nouveau vassal.

L’absence de faits d’armes, la fonction « de cour » et les éventuelles arrières pensées de Nobunaga ne suffisent pas à effacer que durant ces dix brefs mois Yasuke occupa une position propre à celle d’un samurai qui correspondait à une définition, même changeante, du service dû au seigneur. On peut même distinguer une utilité et un rôle pour Yasuke constituant un service à récompenser. A ce titre, Yasuke était un samurai. On peut cependant s’interroger sur sa capacité, même à la fin de son service, à comprendre les règles de ce monde guerrier et à se concevoir lui-même en tant que tel.
Plutôt qu’un samurai, Yasuke était-il un guerrier?
Yasuke n’a probablement pas combattu pour Nobunaga et on peut s’interroger sur sa capacité à manier les armes. Le samurai se distingue par son sabre emblématique mais la connaissance des armes ne s’y limitait pas, l’arc était l’arme par excellence du guerrier et Oda Nobunaga en particulier s’y entraînait régulièrement. D’autres guerriers préféraient le maniement de la lance yari, de la masse d’arme bô ou encore d’autres outils coupants et contondants. Le contexte des guerres permanentes du Sengoku Jidai impliquait que même les guerriers engagés dans des activités « civiles » ou administratives devaient s’entraîner régulièrement aux armes et qu’ils y étaient formés depuis un jeune âge. Maeda Toshiie, un vassal important de Nobunaga, par exemple était surnommé Yari no Mataza pour son adresse à la hallebarde. Tokugawa Ieyasu de son côté continua à s’entraîner au sabre jusqu’à un âge avancé et imposa la poursuite de l’excellence dans les armes qui se maintint durant toute l’époque Edo, même après que les samurais se soient mués en une classe de fonctionnaires du shôgunat.

Mais par ailleurs les exemples de samurais sans compétences physiques ne sont pas non plus inconnus. Le plus connu est certainement Toyotomi Hideyoshi (qui ne portait pas encore ce nom) qui grimpa dans la hiérarchie non par ses prouesses martiales mais par ses compétences d’organisation, de renseignement et de commandement d’une troupe. Hideyoshi était d’ailleurs particulièrement malingre comparé aux vassaux de Nobunaga, ceux-ci étant nés dans des familles guérrières tandis que lui n’était qu’un homme nouveau. Takenaka Hanbei, bien que né samurai, était réputé faible et efféminé mais ses compétences de stratège au service d’Hideyoshi en faisait un samurai indispensable. William Adams peut servir encore une fois de point de comparaison, lui aussi n’avait pas de compétence martiale particulière ou d’entraînement digne de son titre de samurai, les récits de sa vie ne font pas mention d’une formation martiale, son statut était pourtant hors de doute. Il est très peu probable que Yasuke soit devenu un combattant habile au sabre ou à l’arc japonais en dix petits mois, imaginant qu’on lui en ait donné l’occasion, mais ce n’est pas non plus un critère définitif pour affirmer ou nier son statut de samurai.

Toyotomi Hideyoshi est aussi un exemple idéal pour traiter l’argument de la naissance. Un samurai ne saurait l’être sans être né dans une famille guerrière. Les familles guerrières donnaient une grande importance à l’idée de lignage pour des raisons touchant au culte des ancêtres mais aussi à la dignité de la famille. Celles-ci disposaient d’arbres généalogiques plus ou moins authentiques pour légitimer leurs prétentions à un nom. Ainsi le lien entre Tokugawa Ieyasu et les Minamoto était plus diplomatique que réel. L’idée d’une classe sociale guérrière fermée est cependant propre à l’époque Edo et, même durant cette période, des exemples d’ascension dans la classe guérrière ou de déclassement existaient. La fermeture de la classe guerrière n’intervient qu’avec Hideyoshi qui mena la première campagne de « chasse au sabre » (katanagari) pour désarmer les faux samurais n’appartenant pas à une famille guerrière. Tokugawa Ieyasu reprit cette politique dans l’optique plus générale de remettre de l’ordre dans la société et fixer des limites claires aux 4 classes confucéennes.

Avant 1587 le Sengoku Jidai est cependant marqué par les mobilités sociales et la possibilité d’intégrer la classe guérrière, voir même de devenir un vassal direct d’un daimyô, par ses seules compétences. Oda Nobunaga lui-même était issu d’une ancienne famille mais son beau-père, Saitô Dôsan était un ancien moine et son général Hideyoshi un ancien mendiant. Nobunaga est resté connu pour avoir employé sans discriminer en fonction de l’utilité qu’il pouvait tirer d’un homme. Lourenço Menxia mentionne en 1581 que Nobunaga aurait envisagé de faire de Yasuke un seigneur, il s’agissait peut-être d’une provocation mais elle reflète une réalité. La promotion d’hommes nouveaux chez Nobunaga le distinguait en particulier de Tokugawa Ieyasu qui privilégiait la fidélité héréditaire mais fut quand même obligé d’intégrer des vassaux issus des provinces conquises. La naissance, bien qu’importante n’était pas, à ce moment précis et dans ce clan précis, aussi essentielle et n’empêcha pas les carrières.

Si Yasuke n’a pas eu le temps de maîtriser les arts de la guerre au Japon, il n’a probablement pas eu le temps non plus d’en maîtriser les codes sociaux. La vassalité des Oda était composée de plusieurs catégories allant des familles apparentées au daimyô, aux grands vassaux héréditaires, aux vassaux récents jusqu’aux simples ashigaru, nécessitant de savoir se placer et se comporter de manière spécifique dans chacune de ces situations. Il serait intéressant de connaître l’étendue des relations sociales de Yasuke au sein de la maison Oda. On se souviendra des deux « serviteurs » attribués à Yasuke dans une maison peut-être privée. Il faut probablement voir ces hommes comme des intermédiaires empêchant Yasuke tout faux-pas social pouvant avoir des conséquences négatives, de même qu’une maison privée l’isolait du reste des vassaux (on pourrait tout aussi bien considérer cela comme de la surveillance et une liberté limitée). William Adams semble avoir appris à maîtriser ces codes de conduite progressivement mais il a eu l’avantage d’années de pratique. Un capitaine anglais l’ayant visité dans les années 1610 déclara, quelque peu avec mépris, qu’il était totalement naturalisé mais cela faisait déjà pratiquement 15 ans qu’il séjournait au Japon.

L’appartenance à la classe samurai n’était pas encore soumise au respect d’un véritable code de conduite, ce que nous connaissons sous le terme un peu abusif de bushidô. Le terme lui-même n’apparaît d’ailleurs qu’au début du XVIIe siècle dans le Kôyô Gunkan pour parler de Takeda Shingen un demi-siècle auparavant. L’affirmation d’un code de conduite propre au guerrier auquel il ne pourrait déroger va de paire avec la remise en ordre de la société sous les premiers shoguns Tokugawa et la fermeture de la classe samurai qui doit désormais le démarquer du commun par ses valeurs. Au premier rang de ces valeurs se trouvant la fidélité (chû) à son seigneur et plus largement au domaine. Durant le Sengoku Jidai les vertus de la fidélité étaient encore relatives et n’empêchaient pas aux guerriers de changer d’employeur selon leurs intérêts, de trahir ou de se mettre à son propre compte, toute l’histoire du Sengoku Jidai peut en servir d’exemple. Tôdô Takatora, par exemple, se vanta par la suite d’avoir connu une dizaine de maîtres différents, l’état de rônin (guerrier sans maître) étant une étape obligatoire dans la carrière de samurai de son temps. Même s’il existait des codes de conduite et une morale guerrière durant le Sengoku on est encore loin du bushidô comme critère d’appartenance et de reconnaissance du statut de samurai.
La naissance et l’origine n’était pas un obstacle. La maîtrise des armes, bien qu’importante, son absence a pu être compensée par l’utilité au seigneur (tout en admettant que Yasuke a pu recevoir un entraînement). L’ignorance des codes de conduite chez les guerriers devait être un handicap mais au moins les injonctions du bushidô n’étaient pas encore un code rigide. Yasuke semble donc avoir été un guerrier, il n’aurait cependant peut-être pas été reconnu comme tel plus tard.
Peut-on alors conclure que Yasuke fut un samurai, même brièvement?
Selon les critères de l’époque Edo, Yasuke n’aurait pas été considéré comme un samurai, il ne disposait ni de la naissance, ni de l’éducation et même s’il fournissait le service il ne possèdait pas les codes de la caste. Pour la période du Sengoku par contre aucun de ces critères n’était encore véritablement fixé dans un ensemble de règles définissant la condition samurai, encore ouverte et mouvante, Yasuke peut alors être considéré comme un samurai de plein droit.

Il s’agissait cependant d’un samurai en dehors de la norme, puisqu’il ne combattait pas, n’avait pas de parents pour le soutenir, pas de nom et que son service consistait à rester dans l’ombre de Nobunaga. William Adams était dans la même position même si ses compétences avaient rendu plus visible sa position dans la maison Tokugawa, il a surtout bénéficié de plus de temps pour s’accoutumer et être reconnu dans ce rôle que Yasuke. Ils sont tous deux des samurais à la marge, deviant d’une normalité guérrière qui n’était cependant pas si rare à une époque de destins hors normes.
Notre réponse conserve une part d’incertitude qui semble avoir déjà été éprouvée par les contemporains. de Yasuke On peut supposer que les vassaux des Oda devaient aussi s’interroger sur le statut de cet homme étrange (et comment se comporter face à lui) : curiosité, favori, domestique, vassal? Cette incertitude transparait dans les heures suivant le coup d’Honnô-ji, après la mort de Nobunaga. Les faits sont incertains mais il semble que Yasuke ait quitté Honnô-ji, où Nobunaga s’était probablement suicidé, pour rejoindre Oda Nobutada (le fils et héritier de Nobunaga) au Nijô-jô, lui même encerclé par les hommes d’Akechi. Il semble que les combats aient été limités, là aussi l’image d’un Yasuke combattant côte à côte avec Nobutada est évocatrice mais sans fondement. Yasuke fut finalement fait prisonnier par les soldats d’Akechi Mistuhide qui se retrouva à devoir statuer sur son sort.

En tant que samurai proche de Nobunaga, Mitsuhide pouvait le faire exécuter, surtout s’il avait combattu, mais s’il était une simple curiosité il aurait tout aussi bien pu le laisser s’enfuir comme il avait laissé échapper femmes et serviteurs du temple en flamme et du château Nijô. Mitsuhide semble avoir hésité à cette occasion pour finalement se décider à simplement écarter l’embarras en « rendant » Yasuke aux jésuites car il n’était pas Japonais. Cela a été interprété comme une volonté de ne pas offenser les jésuites mais Mitsuhide était un fidèle bouddhiste de la secte Hokke et n’était pas un ami des chrétiens. Si Yasuke avait été une sorte « d’agent de liaison » avec les jésuites, comme nous l’avons supposé plus haut, la chose pourrait s’expliquer.
On peut imaginer que ce retour aux jésuites pouvait se justifier aussi par la volonté de ne pas s’embarrasser d’un homme au statut complexe, connu de tous et même emblématique du règne de Nobunaga, pour lequel la décision juste à prendre n’était pas clairement établie. Mitsuhide s’est donc au moins posé la question de savoir ce qu’était Yasuke et comment le traiter. On peut se demander aussi quel était l’avis de Yasuke sur la question. La question n’aura évidemment pas de réponse puisqu’aucune source n’attribue de paroles ou de pensées directement à Yasuke. Le fait qu’il se soit porté auprès de Nobutada (pour quelles raisons?) après la mort de Nobunaga peut être significatif mais il disparaît ensuite de la circulation. Yasuke ne s’est pas reconverti, on ne le voit pas offrir ses services à un autre, on ne le mentionne plus dans les riches évènements suivants. Il n’a donc pas continué à être un samurai et son utilité s’est achevée avec la mort de Nobunaga.

Au final la réponse à notre question est insatisfaisante, historiquement rien n’empêche de considérer Yasuke comme le premier samurai étranger tout en gardant à l’esprit qu’il était loin d’être dans la norme de la classe guérrière qui connaissait elle-même des transformations importantes à cette époque. Bien que n’étant qu’une anecdote historique mineure du Sengoku Jidai, l’histoire de Yasuke s’avère cependant riche en questionnements sur la nature du samurai au Sengoku Jidai et sur la manière d’être un samurai au service de Nobunaga. Quant à Yasuke lui-même, son rôle semble avoir été moins passif que supposé même sans être un combattant, se considérait-il lui-même comme un samurai?
Il ne nous reste plus qu’à profiter du jeu, plus aucune polémique ne devrait venir troubler nos divertissements vidéoludiques. « L’affaire » n’a certainement pas provoqué de scandale au Japon où elle n’a pas dépassé le stade de la curiosité perplexe dans les médias. Ubisoft a tout de même préféré changer sa communication, renonçant à faire de Yasuke un samurai, ils se contentent de le décrire comme… un guerrier.
Edit : Apparemment je me suis trompé, maintenant c’est au tour de Naoe la kunoichi de faire l’objet de critiques. Elle ne serait pas suffisamment japonaise… disent nos experts en jeux vidéos, fin connaisseurs des femmes en général.
