Le folklore japonais est riche en histoires de monstres (yôkai), fantômes (onryô) ou esprits (yûrei) qui sont le pain béni des mangakas. La plupart de ces histoires trouvent leur origine durant l’époque Heian, de même que les premières figures de héros chasseurs de démons. Parmi ceux-ci, l’un des plus connus est sans contexte Minamoto no Yorimitsu, héros de légendes et de théâtre mais avant tout un personnage historique bien réel.
Minamoto no Yorimitsu, un aristocrate d’Heian
Minamoto no Yorimitsu est un personnage historique, son existence est incontestable et documentée. Guerrier et homme de cour au Xe siècle ap. J-C, au milieu de la période Heian, il s’agit d’un homme important mais dans la norme des limites de la société de son temps. Le personnage important de son époque et sous lequel il servit était Fujiwara no Michinaga, le plus connu des régents Fujiwara et le protecteur de Murasaki no Shikibu (auteure du Genji Monogatari). L’époque Heian est alors en pleine floraison artistique.
Le véritable Yorimitsu était de naissance prestigieuse, son grand père, Minamoto no Tsunemoto était lui-même le petit-fils de l’empereur Seiwa. Comme le voulait la tradition pour éviter la multiplication des maisons princières rivales, le petit-fils d’un empereur devait être rétrogradé : quittant la famille impériale il devenait un sujet noble. Tsunemoto fonda la famille des Seiwa-Genji et son propre fils Mitsunaka, qui devait désormais faire carrière au service de la cour, se spécialisa dans les affaires militaires. Yorimitsu était donc le 3e chef des Seiwa-Genji, une famille en pleine expansion, et lui-même autant un guerrier qu’un noble par l’éducation.
A l’époque il n’existait pas encore véritablement de samurais au sens où nous l’entendons, le Xe siècle voyait émerger dans les provinces des groupements de guerriers, des bushidan, dominés par quelques familles riches et puissantes sous lesquelles on venait se ranger pour bénéficier de leur protection et de leur soutien. Les Minamoto, de sang impérial et disposant de contacts hauts placés, attiraient facilement les clients et les alliés. Lorsque Tsunemoto fut envoyé dans les provinces de l’Est avec le titre de Chinjufu-shôgun (général en charge des provinces du Nord), il parvint rapidement à s’implanter pour cette raison. Mitsunaka hérita de son titre et de sa clientèle et cette puissance en fit un personnage important à la cour. Les régents Fujiwara s’en firent un allié et leur bras armé.
Il contribua à l’élimination de leurs rivaux à la cour et même, en 986, au renversement (ou plutôt l’abdication vivement conseillée) de l’empereur Kazan. Mitsunaka, le chien de garde des Fujiwara finit par devenir le gouverneur de 11 provinces, soit 1/10e de l’empire japonais où il développa à chaque fois son réseau de clients. Entre ce réseau étendu et ses relations à la cour, il était un « faiseur de rois ». Centré sur la province de Settsu (Osaka) il répartit ses provinces entre ses fils qui fondèrent chacun une branche des Minamoto sous la direction nominale de la branche aînée. Parmi elles, la branche de Kawachi engendra ensuite la dynastie des shôguns de Kamakura. Yorimitsu, en tant que fils aîné, devint le 3e patriarche du clan, centré sur le Settsu.
Yorimitsu naquit vers 948 et ne laisse aucune trace de son enfance. Il resta longtemps sous la coupe de son père (décédé en 997) et, comme on peut s’y attendre de la part d’un aristocrate de son rang, il reçut une éducation de lettré et de guerrier. Il commença probablement sa carrière autour de 20 ans sous la protection de son père et des Fujiwara. Lorsque le futur empereur Sanjô fut nommé prince héritier, on le retrouve parmi ses conseillers. Bénéficiant de la faveur impériale, il devint gouverneur de Bizen mais resta à Kyôto où il est noté comme participant aux cérémonies de cour et offrant des cadeaux de prix au régent Fujiwara no Kaneie (30 chevaux).
A la suite de son père, il conserva sa fidélité aux Fujiwara et s’attacha particulièrement à Fujiwara no Michinaga et il bénéficia de la brillante carrière de celui-ci. Chien de garde de Michinaga comme l’avait été son père, il enchaîna les postes de gouverneur et accumula des richesses lui permettant de vivre confortablement près du palais (la proximité de celui-ci marquait l’influence publique d’un personnage). Il est noté pour sa correspondance avec des collègues et des poèmes comme la plupart des nobles d’Heian. Yorimitsu, comblé de faveurs et de réussites, s’éteignit vers 1021, âgé et respecté. Après lui les Seiwa-Genji de Settsu continuèrent à jouer leur rôle à la cour tandis que leurs cousins de Kawachi, partis à la conquête du Nord, commençaient leur mue en clan de samurais du Kantô.
Minamoto no Yorimitsu, chasseur de démons
Minamoto no Yorimitsu fit une belle carrière à la cour, une carrière terriblement ennuyeuse aux yeux du lecteur. Quel est le rapport avec les démons? Aucun si on lit un livre d’histoire, mais si on ouvre des ouvrages comme le Konjaku Monogatarishû ou le Uji Shui Monogatari ou encore un Otogi Zôshi (qui est un recueil de contes de l’époque Heian mélangeant les genres), le même Yorimitsu devient un vaillant pourfendeur de démons accompagné de compagnons fidèles et courageux. Souvent présenté sous le nom de Minamoto no Raikô, il est entouré de ses « Shitennô » (nom donné à 4 déités protectrices entourant le Bouddha et associées aux points cardinaux, ici, par association, 4 lieutenants importants) : Watanabe no Tsuna, Sakata no Kintôki, Urabe no Suetake et Usui Sadamitsu, souvent rejoints par Fujiwara no Yasumasa, autre aristocrate-guerrier important de la période. Sakata no Kintôki est d’ailleurs un personnage de contes et a son propre cycle de légendes, il est aujourd’hui souvent représenté comme un enfant à la force phénoménale portant une hâche connu sous le nom de Kintarô.
Yorimitsu est connu principalement pour deux exploits dont le plus important est la victoire sur Shûten Dôji, un puissant démon (oni) ayant son repaire sur le Mont Oê, au Nord-Ouest de Kyôto. La capitale était secouée par des disparitions, en particulier de jeunes femmes, et de l’avis de tous il s’agissait de l’oeuvre d’une troupe de démons dirigée par Shûten Dôji. L’empereur Ichijô ordonna à Yorimitsu et Yasumasa d’aller exterminer ces monstres. Toute l’aventure se déroule dans les parages immédiats de la capitale, déguisés en moines ermites, les membres de la compagnie pénétra la sombre forêt couvrant les flancs du Mont Oê. Ils trouvèrent sur leur chemin les traces des atrocités commises par les démons mangeurs de chair humaine et recuillirent le témoignage d’une survivante maintenue en servitude par Shûten Dôji. Les moines arrivèrent vers le repaire des démons au sommet de la montagne où ils rencontrèrent Shûten Dôji, un démon rouge à cinq cornes.
Ils se présentèrent comme des fidèles d’une école bouddhiste fondée sur la compassion pour tous les êtres, y compris les démons pour lesquels ils promirent de prier. Shûten Dôji les accueillit et les invita à partager sa table. Le banquet est l’occasion dans le récit pour exposer les origines de Shûten Dôji. Dévorant des chairs humaines et buvant de l’alcool à flot, le démon fut discrètement drogué. Une fois suffisamment ivre, les faux moines s’armèrent et attaquèrent Shûten Dôji et ses lieutenants. Watanabe no Tsuna en particulier avait un compte à régler avec le démon Ibaraki Dôji à qui il avait déjà coupé un bras par le passé près de la porte Rashômon de Kyôto (selon les versions Ibaraki était un démon femelle en couple avec Shûten Dôji). Yorimitsu décapita finalement Shûten Dôji avec son sabre (renommé depuis Dôjigiri, conservé au sanctuaire de Tada). La tête coupée du démon continuant à se battre à et à mordre, Yorimitsu dû l’immobiliser et se protéger avec deux casques. Les guerriers libérèrent leurs captifs et rentrèrent en triomphe à Kyôto. Les exploits de Watanabe no Tsuna face à Ibaraki Dôji font qu’encore aujourd’hui les personnes portant le nom de Watanabe sont réputées immunisées contre les démons et ne pratiquent par les rites de setsubun (jeter des fèves pour éloigner les onis).
L’autre légende majeure liée à Yorimitsu narre l’extermination du tsuchigumo. Il s’agit d’une sorte de yôkai au corps d’araignée monstrueuse, il s’agit d’un type de yôkai et nom d’un monstre particulier et d’autres légendes de tsuchigumo existent avec différents protagonistes. Plusieurs versions du récit existe mais la plus courante raconte comment Yorimitsu et Watanabe no Tsuna, voyageant dans la campagne au Sud de Kyôto (la province de Settsu, celle de Yorimitsu), observèrent dans le ciel un crâne volant. Les deux preux suivirent l’apparition jusque dans une demeure isolée où ils s’arrêtèrent pour la nuit. Ils y furent attaqués par des monstres pendant toute la nuit et, au petit matin, après avoir repoussé les assauts, une belle dame vint à leur recontre. Essayant de les séduire, elle s’apporcha de Yorimitsu qui ne s’y laissa pas prendre et blessa l’apparition. Les guerriers suivirent les traces ensanglantées remontant dans la montagne jusque dans une grotte où ils trouvèrent le tsuchigumo dans sa forme originale. Le monstre fut tué après une longue bataille. En lui ouvrant le ventre, Yorimitsu découvrit 1990 crânes des victimes du monstre ainsi qu’une marée de jeunes araignées, les rejetons du tsuchigumo. Dans d’autres versions, le tsuchigumo déguisé tenta de s’en prendre à Yorimitsu alors malade. Le monstre blessé fut ensuite poursuivi et tué par les quatre lieutenants de Yorimitsu. La tombe de Yorimitsu au temple Jobonrendai-ji de Kyôto est réputée pour être hantée par le fantôme malveillant du tsuchigumo.
Monstres et humains à l’époque Heian
De la nature des monstres
Quel sens peut-on donner à ces légendes? Les onis, yôkais et autres fantômes étaient un sujet de préoccupation réel à l’époque Heian où la majeure partie des rites de la cours avaient un rapport avec la purification et l’éloignement des mauvaises influences. Le très riche bestiaire du folklore japonais trouve en grande partie ses origines durant la période Heian, un mélange de croyances anciennes influencées par la tradition chinoise et le taoïsme. Les récits ont de plus été mis par écrit entre l’époque Kamakura et l’époque Muromachi, une époque pour la pensée bouddhiste est encore venue teinter les légendes, en particulier avec une influence du bouddhisme amidiste.
Les monstres japonais partagent des caractéristiques communes parmi lesquelles la nature du mal illustré. Shûten Dôji, par exemple, dispose d’origines qui forment en soi un récit dans le récit. Il s’agit d’un être humain dont les origines se trouvent dans la province d’Echigo. Il serait le petit-fils du serpent Yamata-no-Orochi ou plus simplement un jeune moine d’une grande beauté ou encore le fils d’un forgeron d’une grande force. Dans ces derniers cas c’est la jalousie, le désir et l’envie de ses voisins qui entraîna son rejet puis sa damnation. De la même manière Ibaraki Dôji voit ses origines expliquées. Même si les démons sont au-delà du pardon, ils peuvent faire l’objet de compassion. Cette idée reflète les idées du bouddhisme amidistes qui croit en la compassion du Bouddha Amida. L’idée de moines prêts à côtoyer les démons pour prêcher rejoint plutôt des croyances de la fin d’Heian à partir du XIIe siècle.
Les onis, tengus, yôkais et yûrei sont donc des victimes vengeresses poussés dans leur condition par la jalousie, l’envie, la colère et autres passions que le bouddhisme appelait à délaisser. Cette manière de voir est encore souvent illustrée même jusque dans les mangas et animés les plus récents : Kimetsu no Yaiba (Demon Slayer) intercale toujours des flashbacks racontant l’histoire pitoyable des démons pourfendus (et dont l’adversaire principal est d’ailleurs un oni issu de l’époque Heian). Le mal n’est pas dépeint comme un mal absolu mais vengeur et issu des passions humaines.
Une autre caractéristique est aussi de placer ces monstres dans les montagnes. Ibaraki Dôji hantait la porte Rashômon de Kyôto mais celle-ci était déjà abandonnée (comme illustrée dans le célèbre film d’Akira Kurosawa du même nom) et en règle générale les esprits malveillants résidaient dans les montagnes : onis, yôkais, tengus construisent leurs repaires en haut de montagnes. Il ne s’agit pas de montagnes lointaines mais des montagnes basses entourant Kyôto, le plus souvent les montagnes du Nord, le Nord étant la direction des mauvaises influences dans le fengshui chinois. Là encore, le repaire en montagne ou dans un lieu abandonné est un lieu commun qui se retrouve jusque dans l’animation contemporaine. Déjà à l’époque Heian, les populations occupaient surtout les plaines et les fonds de vallée, il faudra attendre les époques suivantes pour voir les flancs de montagne aménagés pour les rizières en terrasses. Les montagnes sont donc un espace resté à l’état de nature, sauvage et lié aux forces de la nature. Le shintoïsme compte un grand nombre de montagnes divinisées et à Kyôto même le sanctuaire de Fushimi Inari Taisha (les 1000 portes torii connues des visiteurs) est en fait une montagne dont les torii marquent le chemin vers le sommet. Les animaux de ces forêts comme les cerfs et les renards étaient les messagers des kamis. Mais il y a plus.
Aujourd’hui un tsuchigumo est le nom donné à une espèce de tarentule, inspiré du folklore, le sens du mot a quelque peu changé et ce n’est pas la première fois. Avant l’époque Heian, les tsuchigumo ne désignaient pas des monstres mais des êtres humains. Le terme insultant servait à identifier des populations refusant de reconnaître l’autorité de la cour impériale. La même chose pourrait être dite des onis qui sont souvent dépeints comme vivant dans des repaires de montagne, associés à la métallurgie (l’arme de l’oni n’est-elle pas une masse de fer?), avec le temps le moindre groupe de brigands réfugiés sur les hauteurs finit par être affublé du terme d’oni. Ces populations vivaient aux marges de l’espace « civilisé » des plaines, dans les montagnes parfois même celles entourant Nara et Kyôto.
Le Kojiki et le Nihonshôki contiennent des anecdotes où les tsuchigumo sont décris comme des personnes méprisées, réprimées et chassées. Ils étaient décrits comme petits avec des membres longs, vivant de chasse et de cueillette dans des grottes à l’opposé des civilisés. L’absence d’agriculture a fait penser qu’il pouvait s’agir de populations issues de la culture néolithique Jômon repoussées loin des plaines. Les montagnes devaient abriter des communautés de forestiers plus ou moins isolés. La cour d’Heian, fondée sur le confucianisme concevait la richesse et les impôts sur la base de la production agricole en riz. Cela plaçait les communautés non agricoles à part : pécheurs, mineurs etc. se plaçaient à l’époque Heian sous la protection de nobles de cour, voir de l’empereur lui-même, pour être entendus et défendus.
Croyances anciennes, valeurs guérrières
Que ce soit des communautés montagnardes exclues de la protection d’un patron ou de bandes de brigands, ils étaient considérés comme dangereux et susceptibles d’être soumis. C’est là que le rôle d’un aristocrate dont la puissance est fondée sur la force armée, agissant sur mission de la cour impériale, peut se comprendre. L’aube du XIe siècle est marquée par un phénomène croissant d’abandon de terres agricoles par les paysans incapables de payer leurs taxes, sans compter les disettes, menant à une augmentation du brigandage. Fujiwara no Michinaga, comme ses prédecesseurs, tenta de l’endiguer par des édits mais la sécurité commença à devenir un enjeu de plus en plus important même aux portes de la capitale.
Il était du rôle d’un homme comme Minamoto no Yorimitsu de pacifier et réprimer les brigands et les violences, mandaté par le régent alors que la cour ne disposait pas d’une armée permanente et que la garde du palais était confiée à des officiers de cour qui furent ensuite remplacés par des clans guerriers comme les Minamoto puis les Taira. Les rassemblements de guerriers n’étaient pas encore organisés comme les clans samurais postérieurs, mais les fidèles Shitennô entourant Yorimitsu préfigurent la relation entre les vassaux et leur seigneur. Nous n’avons pas d’autres sources précisant si Minamoto no Yorimitsu mena de telles expéditions et de toute manière les récits dont nous disposons sont des transpositions plus tardives de l’époque Kamakura et Muromachi.
Tsuchigumos et Onis, être non-humains craints, méprisés et pourchassés ont pu être la transposition de populations marginales de l’époque Heian. Plusieurs récits de légendes du même type racontent comment les corps des victimes étaient démembrés et enterrés dans des lieux séparés pour éviter que les défunts furieux viennent exercer leur vengeance posthume sur Kyôto. La cour d’Heian craignait les onryô, les fantômes vengeurs, comme Sugawara no Michizane ou Taira no Masakado. La crainte des âmes vengeresses de ces populations vaincues par le Yorimitsu historique a pu ensuite évoluer vers l’image de monstres et de démons que doit combattre le Yorimitsu fictif.
Les histoires entourant Yorimitsu se placent de son vivant au Xe siècle dans un contexte de l’époque Heian et devaient déjà exister peu de temps après son décès. Nos versions datent cependant du XIIIe siècle (Konjaku Monogatari-shû, Uji Shui Monogatari) ou du XIV-XVe siècle (Otogi Zoshi). Ces compilations de récits se divisaient en histoires de plusieurs catégories, passant de la comédie à l’horreur, les récits de Yorimitsu appartiennent en partie à ce dernier genre ainsi qu’aux histoires de familles guerrières. Une partie de ces histoire ont ensuite poursuivi leur chemin vers les contes pour enfants ou le répertoire du théâtre kabuki (où Yorimitsu est présent). Ces histoires existent alors pour divertir le monde de la cour mais aussi le monde des guerriers. Le Konjaku Monogatari-shû et le Uji Shui Monogatari ont d’ailleurs été rédigés à une époque où les shôguns Minamoto, descendants indirects de Yorimitsu, régnaient sur le Japon. Il s’agissait donc de divertir un public guerrier mais aussi de glorifier des ancêtres du clan shôgunal et promouvoir les valeurs des guerriers : courage, fidélité, vassalité.
Minamoto no Yorimitsu, chasseur de démons, pourrait finalement la transcription d’une réalité et d’évènement du milieu de l’époque Heian dans un contexte du Japon des guerriers. Ses exploits se plaçant ainsi à la charnière entre les croyances héritées d’Heian et les valeurs de la classe guerrière.