Le 11 février est un jour férié au Japon, officiellement intitulé comme le « jour de la fondation de l’Etat » (Kenkoku Kinen no Hi, 建国記念の日). Ce jour est associé à la figure mythique du premier empereur du Japon, Jimmu, mais représente aussi un choix contemporain du Japon de l’époque Meiji. De quelle manière cette date unit-elle le passé mythologique du Japon au pays actuel?
Le 11 février, une date comme une autre?
Trouver une date pour définir la nation
Disons-le nettement, la date du 11 février -660 av. J-C comme date de fondation du Japon est fictive. Il s’agit d’une reconstruction récente. Au début de l’ère Meiji, le Japon en voie de modernisation était encore en train de se construire, non seulement l’Etat mais aussi la définition même de la nation japonaise devait se doter de bases solides reconnues par tous et pouvant servir de référence enseignée à tous. La base idéologique du nouvel Etat était le Kokutai (corps de la nation, 国体) qui était fondé sur l’école de pensée Kokuhaku (« études nationales ») qui faisait de l’empereur le fil directeur de toute l’histoire japonaise, de ses origines à l’empereur Meiji. Pour le Kokutai, le Tennô était le descendant de la déesse Amaterasu et les chroniques du Kojiki et Nihon Shôki faisant intervenir les divinités étaient des faits historiques. De ce fait, les penseurs du Kokuhaku en tiraient l’idée de Saisei Ichi (祭政一致, unité du gouvernement et de la religion), autrement dit un absolutisme théocratique de l’empereur.
A l’imitation des nations européennes, le Japon devait unifier les populations qui jusque là avaient été divisées en provinces aux moeurs, aux traditions et aux dialectes parfois très variés, en une seule nation. Politiquement, religieusement et historiquement l’empereur symbolisait l’unité de la nation, la raison même de l’existence de la nation par sa dynastie ininterrompue (une idée que des historiens de l’époque Kôfun ont remis en question depuis). Pour légitimer l’empereur et offrir aux Japonais une base commune à l’identité nationale il était devenu important de créer une histoire nationale à l’occidentale. Une date de début de cette histoire était nécessaire. La restauration Meiji s’ancrant dans l’idée de retour à l’âge d’or impérial, elle ne pouvait devenir le point de départ d’une nation nouvelle. Le début des trois régimes shogunaux était inacceptables car mettant en avant le régime des guerriers qui venait d’être mis à bas. L’introduction du bouddhisme risquait d’affaiblir l’importance religieuse du Tennô. Il fallait chercher une date dans la mythologie shintô.
Calendriers et calculs savants
L’année -660 av. J-C n’est évidemment pas une date traditionnelle japonaise. Elle transpose un calcul fait au VIIe siècle ap. J-C par des lettrés japonais inspirés par la Chine au moment de la rédaction des grandes compilations historiques. Cette date se basait sur le calendrier chinois qui fonctionnait par cycles de 60 ans. Ces cycles faisaient partie d’un grand cycles de 21 cycles sexagénaires. Ces experts cherchaient une année associant le signe du coq et l’élément métal qui indiquait de grands changements. Ils arrivèrent ainsi à l’année coq-métal tant désirée, et voilà ! -660 av. J-C devint l’année du grand commencement ! La date du 11 février fut calculée selon les mêmes principes mais sur la base d’un calendrier lunaire (wareki / kyûreki).
Le 1e janvier 1873, le Japon adopta le calendrier solaire occidental (kaireki / shinreki) et il fallut adapter cette date, d’une manière incertaine, selon le nouveau calendrier. Cette incertitude se retrouve dans les dates historiques japonaises qui viennent toujours du calendrier lunaire et sont parfois mal transposées dans le calendrier solaire, d’où des erreurs régulières dans les livres d’histoire. C’est finalement en 1872 que le 11 février selon le calendrier solaire fut officiellement déclaré jour national sous le nom de Kigen-setsu, un jour chômé accompagné de rites religieux menés par l’empereur à Tôkyô.
Mais de point de vue de la mythologie à quoi correspond ce jour ?
La légende de Jimmu
Le récit des origines, le Tenson Kôrin
Le shintô, à travers le Kojiki et le Nihon Shôki, est assez vague sur la question de la création du monde lui-même. Il existait plusieurs lieux déjà existant comme Takama-ga-hara, le monde céleste tandis qu’existait aussi un monde souterrain, le Yomi, et un monde matériel, Ashihara-no-Nakatsukuni. Ce monde matériel, le monde des hommes; était relié au monde céleste mais n’est pas encore le Japon. La création des êtres humains eux-mêmes n’est pas mentionnée. A Takama-ga-hara résidaient les 3 Koto-Amatsukami, des divinités célestes très abstraites qui n’ont pas de genre (hitorigami) et n’ont généralement pas de rôle dans les mythes.
A ces trois divinités primordiales succèdèrent les 7 générations de divinités, les kamiyonanayo, qui forment des couples mâle-femelle. Là encore ils n’ont qu’un rôle secondaire dans la mythologie sauf le dernier couple : Izanagi et Izanami, qui sont les créateurs de l’archipel japonais et des kamis. Il faut noter cependant que parallèlement à Izanagi et Izanami, et leurs futurs descendants, le shintô mentionne aussi des divinités résidentes de la terre des hommes, les Kunitsukami, qui ne semblent pas avoir une origine commune avec les Amatsukami. La divinité suprême des Kunitsukami s’appelait Ôkuninushi (l’ancienne divinité vénérée à Izumo). Cette divinité reçut l’ordre d’Amataresu de se retirer qui envoya à sa place Ninigi-no-Mikoto, le propre petit-fils de la déesse solaire. Ôkuninushi, après un combat violent mais vain, reconnut la suprématie de Takama-ga-hara, une véritable cour impériale céleste, une transposition au but politique évident.
Ninigi-no-Mikoto arriva sur terre depuis Takama-ga-hara avec sa cour de divinités au Mont Takachiho, porteurs des cadeaux d’Amaterasu, l’épée Kusanagi, le miroir Yata et le bijou Yasaka, qui constituent aujourd’hui les insignes impériaux légitimant l’accession d’un empereur (et utilisés en 2019 pour l’intronisation de l’empereur Naruhito). Cette arrivée est appelée le Tenson Kôrin et le mont Takachiho se situe dans la préfecture de Miyazaki, dans le Kyûshû. Nous sommes alors très du royaume historique du Yamato, qui se situe dans l’actuelle préfecture de Nara.
Le récit de la conquête, le Jimmu Tôsei
Le fameux Jimmu est considéré comme le petit-fils de Ninigi-no-Mikoto par son fils Hoori. Appelé alors Hikohodemi, il était le plus jeune de sa fratrie et suivit son frère aîné Itsuse lorsque ce dernier décida de migrer vers l’Est pour imposer l’ordre voulu par la cour céleste. La cour installée dans le Kyûshû navigua dans la mer intérieure durant une errance de plusieurs années, guidée par le dieu Sarutahiko et aborda à Naniwa (Osaka) dans le lieu qui est aujourd’hui le sanctuaire de Sumiyoshi Taisha. Les nouvelles terres étaient cependant occupées par des indigènes hostiles dirigés par le dieu Nagasunehiko et le frère de Jimmu fut tué par une flèche.
Devenu le chef de sa troupe, Jimmu, rembarqua et longea la péninsule de Kii pour débarquer à Kumano. Sa défaite s’expliquait car, bien que fils de la déesse soleil, ils avait combattu en faisant face à l’Est. Pour l’emporter il devait combattre en faisant face à l’Ouest pour avoir le soleil dans le dos. De là il prit la voie de terre vers la plaine de Yamato (Nara), guidé cette fois-ci par Yatagarasu, un grand corbeau qui est encore aujourd’hui le symbôle du pèlerinage sur le chemin de Kumano. Le récit de la conquête du Yamato est une suite de combats entre divinités où Jimmu reçoit l’aide d’Amaterasu et d’autres divinités tout en faisant preube de sa ruse. La date du 11 février correspond au jour, suivant la victoire contre les peuples locaux, Jimmu se proclama empereur et fonda un palais impériale à Kashihara (sur le mont Unebi). Il se maria avec la fille du dieu local Omononushi et gouverna sagement et décéda à 126 ans, transmettant le trône à son troisième fils, l’empereur Suizei.
Interprétations et récit historique
Ce récit provient surtout de la version du Kojiki, la version du Nihon Shôki est encore différente. Il y a bien sûr beaucoup à dire sur le Jimmu Tôsei (l’expédition vers l’Est de Jimmu). Les historiens japonais n’ont pas manqué de noter que la légende emprunte des thèmes et des détails d’autres légendes locales. On retrouve aussi des récits similaires dans la mythologie coréenne. A la recherche d’une vérité historique beaucoup ont voulu y voir l’histoire d’une véritable migration de conquérants venus de l’Ouest. Le Tenson Kôrin serait le récit d’une autre migration supplantant les dieux d’une population plus ancienne et serait la transposition du recul de la culture Jômon face à la culture agricole yayoi inspirée de techniques venues du continent. Le Jimmu Tôsei serait la transposition de migrations et de conquêtes qui menèrent à la fondation du royaume historique du Yamato (IIIe siècle de notre ère?). Les versions concurrentes abondent et se déchirent pour identifier l’endroit précis du Kyûshû d’où serait issu Jimmu ou essayer de faire cadrer ce récit dans un contexte matériel prouvable, en vain bien sûr.
Toutes ces interprétations sont séduisantes et aucune ne peut être prouvée. Ce que l’on peut dire c’est que la dynastie impériale japonaise est issue d’un royaume du Yamato qui, probablement par la guerre, a conquis ses voisins au IIIe siècle ap. J-C et s’est assuré de l’hégémonie sur une bonne partie de l’archipel. Le Yamato s’étendit et devint progressivement le Japon dont les rois commencèrent à se qualifier d’empereur au VIIIe siècle. De manière rétroactive, leurs ancêtres furent parés du titre d’empereur dans les chroniques et une généalogie fictive fut reconstituée afin de rehausser leurs origines face aux nobles locaux (muraji) qui restèrent puissants jusqu’au VIe siècle. L’histoire du Yamato avant le VIIe siècle ne pourra jamais être écrite, faute de sources littéraires, et même si beaucoup de Japonais ne croient pas en cette mythologie, elle reste le seul récit national des origines du Japon (à moins de se plonger dans d’obscurs ouvrages d’archéologie).
De l’exaltation nationaliste au jour férié
Célébrer le Japon en grande pompe
Au XXe siècle, le Kigen-setsu, était devenu plus qu’une fête national ou un rite religieux. Avec le développement du nationalisme, le 11 février était devenu l’occasion de la mise en scène du Kokutai et de l’empereur. D’un point de vue de propagande, ce jour férié surpassait tous les autres, et encore plus le 11 février 1940, qui selon la date artificiellement sélectionnée au siècle précédent, correspondait à l’anniversaire des 2600 ans du Japon.
En 1940, la ferveur nationaliste était à son comble au Japon. Le pays n’était pas encore en guerre avec les Etats-Unis mais la guerre était déjà en cours en Chine depuis 1937 et les relations avec l’Occident ne cessaient de se dégrader. L’Europe quant à elle avait déjà plongé dans le conflit mondial. A la tête du Japon se trouvait le premier ministre Konoe Fumimaro. Le premier ministre était à la fois un noble apparenté à l’empereur, issu de l’ancienne famille Fujiwara, et l’un des principaux théoriciens de l’idéologie Kokutai qui faisait de l’empereur un personnage sacré.
Il avait été donc décidé depuis 1935 de célébrer en grande pompe l’an 1940 comme étant le 2600e anniversaire de la naissance du Japon. De manière assez inexplicable les célébrations furent fixées le 11 novembre et non le 11 février. Du 11 au 15 novembre fut institué une période chômée spéciale pour permettre à tous les Japonais de fêter l’évènement. Pour donner plus d’ampleur à cet anniversaire mythique qui devait devenir la vitrine du Japon de l’ère Shôwa, le gouvernement japonais demanda et obtint l’organisation des Jeux Olympiques à Tôkyô pour l’été 1940. L’exposition universelle devait aussi se tenir la même année au Japon. Le début de la Deuxième Guerre Mondiale contraignit le Japon à annuler les deux évènements (le Japon retrouva ses JO uniquement en 1964).
L’essentiel des festivités furent organisées au sanctuaire Kashihara de Tôkyô qui est consacré au mythique premier empereur et dont le nom évoquait le palais fondé par Jimmu. D’autres rites de célébrations furent organisés dans le même temps dans tout le pays mais aussi dans les sanctuaires shintô fondés à Taïwan, en Corée annexée et même dans l’Etat fantôche du Mandchoukouo. L’évènement principal eu cependant lieu face au palais impérial lui-même. Le soir des processions aux lanternes furent organisées dans tout le pays, concerts traditionnels, pièces en pleine air, démonstrations d’arts martiaux et parades militaires durèrent plusieurs jours, entrecoupées par les discours du premier ministre Konoe et les « Banzai ! » de rigueur de la foule. L’empereur lui-même ne fit pas d’apparition.
Une célébration dans un contexte effrayant
Le gouvernement poussa alors à la ferveur populaire en faveur du Kokutai. Le mot d’ordre était « Shinkoku Nippon » (Japon, pays des dieux) et l’idéologie d’Etat mettait en valeur le Hakkô Ichiû « 八紘一宇». Ce terme est une abbréviation d’une formule attribuée à l’empereur Jinmu d’après le Nihon Shôki : « Hakkô o ooute ie to nasan » (« 八紘を掩うて宇と為さん», « Je couvrirai les huits directions et en ferai ma demeure »). Cette phrase étant interprétée comme la justification religieuse d’une expansion militaire et la domination de l’Asie en réunissant toutes ses races sous la tutelle japonaise, même si elle est officiellement interprétée comme signifiant « fraternité universelle ».
Ce n’est pas un hasard si c’est au mois précédent, en octobre 1940, que le même premier ministre Konoe fonda l’Association de soutien à l’autorité impériale, le Taisei Yokusankai, qui devait devenir le parti unique du Japon en guerre, fusionnant de force tous les autres partis politiques. Quelques jours encore auparavant, le 27 septembre, Tôkyô avait signé le Pacte Tripartite pour devenir officiellement l’allié de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. Avec cet anniversaire de 1940, le Japon basculait dans le totalitarisme.
Le 15 novembre, les festivités furent officiellement clôturées sur un nouveau mot d’ordre : « Iwai owatta, saa hatarakô ! » (La fête est terminée, allons travailler ! ») pour rappeler au peuple ses devoirs de frugalité et de persévérance dans ces temps de restrictions pour le bien du pays. Le Japon était prêt à la guerre. l’impact de propagande de l’évènement marqua les mémoires et fut repris ensuite par la propagande américaine pour dénoncer l’impérialisme et la menace japonaise. Avec la défaite, la célébration du 11 février fut abolie et interdite. Il fallut attendre 1966 pour que cette redevienne fériée sous son actuel de Kenkoku Kinen no Hi.
Transposition mythologique d’un passé protohistorique, symbôle de la construction de la nation, célébration politique totalitaire, paisible jour de repos, la célébration de la naissance du Japon évoque plusieurs époques et plusieurs facettes de l’histoire japonaise.