Les contes japonais ont leurs héros emblématiques connus de tous les enfants tels que Momotarô, Urashima Tarô ou Kintoki mais le shintoïsme manque singulièrement de personnages mythologiques de l’ampleur des mythes antiques. La plupart de ces mythes mettent directement en scène des divinités mais assez peu de héros. Le plus important à ce titre est sans doute Yamato-no-Takeru, prince combattant et héros des siècles obscurs du Japon ancien.
La légende d’un conquérant
Yamato Takeru no Mikoto n’est pas un personnage que l’on pourrait qualifier de populaire, il est même plutôt oublié aujourd’hui mais dans les premiers siècles de l’histoire japonaise il a été érigé en véritable héros conquérant et civilisateur, un élément de la construction de l’Etat japonais et de sa glorification. Le personnage lui-même est présenté comme un fils de l’empereur Keikô au IIe siècle de notre ère, envoyé par celui-ci à la conquête de nouvelles régions pour subjuguer les rebelles qui ne respecteraient pas la volonté impériale.
Son épopée suit quelques grandes lignes. Ousu-no-mikoto (Takeru) et son frère jumeau Ooûsu-no-mikoto étaient tous deux des fils de l’empereur Keikô. Déjà adulte et marié, Ousu se serait rendu coupable du meurtre de son frère de ses propres mains pour le punir d’une offense faite à l’empereur. Loin de lui en être reconnaissant, l’empereur se serait mis à craindre la force et la violence de son fils. Pour s’en protéger il envoya le prince dans le Kyûshû pour soumettre les frères Kumaso Takeru, des chefs locaux ne reconnaissant pas l’autorité impériale. Seul et craignant d’échouer dans sa tâche, le prince alla demander conseil à Yamato-Hime, sa tante et grande-prêtresse du sanctuaire d’Ise, qui lui remit des vêtements féminins.
Arrivé dans le Kyûshû, le prince s’introduisit dans le repaire des Kumaso déguisé en femme et profita d’un banquet pour tuer le frère aîné et blesser à mort le cadet. Ce dernier, dans un dernier souffle, loua le prince pour sa hardiesse et lui accorda le nom de Yamato Takeru. Sur le chemin du retour vers le Yamato, il soumit Izumo (là où se trouve le sanctuaire d’Izumo Taisha) en affrontant son chef en combat alors qu’il avait pris soin auparavant d’échanger l’épée de celui-ci pour une fausse épée. D’autres parties du récit, moins complètes, racontent son combat contre des divinités maléfiques dans le Kibi (autour d’Okayama) et Naniwa (Osaka), ouvrant routes et voies maritimes. Pour ses exploits l’empereur le félicita et lui accorda des récompenses.
L’empereur Keikô, malgré ses félicitations, craignait encore son fils et l’envoya cette fois-ci pacifier les barbares de l’Est. Répétition de la première partie, Yamato Takeru retourna se lamenter auprès de Yamato-Hime, demandant piteusement si son père voulait le voir mort. La prêtresse lui donna cette fois-ci l’épée Kusanagi, la même épée que le dieu Susanoo avait utilisé pour tuer le serpent Yamata-no-Orochi d’Izumo. Elle lui confia aussi un sac à ouvrir au moment critique. Poursuivant son chemin le long de qui deviendrait plus ltard le Tôkaidô, il arriva dans la province de Sagami avec sa suite et son épouse. Il y fut victime d’une embuscade tendue par des ennemis qui mirent le feu à une plaine d’herbes sèches pour mettre ses gens en déroute. Pris par surprise, le prince ouvrit le sac remis par sa tante et y trouva des silex. Comprenant son intention et son pouvoir proppéhtique, il commença à couper avec son épée les herbes hautes l’entourant et alluma un contre feu que le vent poussa vers les ennemis, les réduisant en cendres. C’est de là que la fameuse épée de Susanoo prit le nom de Kusanagi (la serpe).
Arrivé dans l’actuelle baie de Tôkyô (ou de Suruga), il tenta de traverser la baie mais provoqua par ses vantardises la colère du dieu de la mer local. Le dieu déclencha des vagues qui repoussèrent le bateau du prince. Pour les sauver, son épouse, Oto Tachibana Hime (ou Futaji Irihime?) se sacrifia en se jetant dans les flots. Après avoir rendu un dernier hommage à celle-ci, endeuillé et en peine, il continua à soumettre les divinités et les monstres (la distinction n’étant pas toujours très claire) des provinces de l’Est jusqu’à se rendre dans le Tôhoku (Mutsu) et les Alpes japonaises (Shinano). De retour en Owari (Nagoya), il se remaria avec la fille du chef local, Miyazu-Hime, à qui il confia son épée. Ce passage sert à expliquer pourquoi l’épée, un des trois insignes impériaux, est encore aujourd’hui conservée au sanctuaire Atsuta de Nagoya. Sa tâche suivante était d’aller tuer le dieu du Mont Ibuki à mains nues. Il rencontra le dieu, apparaissant sous forme d’un sanglier blanc géant mais fut renversé par une violente tempête qui le força à rebrousser chemin.
Affaibli et malade après sa rencontre, il entreprit son voyage de retour vers l’Ouest, présentant ses captifs au sanctuaire d’Ise, avant de s’arrêter dans la préfecture de Mie et y rendre son dernier soupir, là se trouve sa tombe officielle. Il devait avoir autour de 30 ans. Après ses funérailles, il se transforma en grand oiseau blanc et s’envola vers sa terre du Yamato (ou vers le Ciel selon les versions), plus tard son fils, succédant à un frère de Yamato Takeru, devint l’empereur Chûai et donc l’ancêtre des empereurs actuels.
Un prince des siècles obscurs
Nous connaissons l’épopée du prince par deux principales sources, le Nihon Shôki et le Kojiki, deux chroniques impériales compilées au VIIIe siècle pour raconter l’histoire mythique de la dynastie impériale issue de la déesse Amaterasu. Les deux textes ont été composés par des auteurs différents et leurs récits ne sont pas les mêmes. Le Kojiki met plus l’accent sur Yamato Takeru et ses exploits (le récit ci-dessus reflète surtout cette version) tandis que le Nihon Shôki insiste plus lourdement sur l’empereur et ses qualités, faisant du prince l’agent de la volonté impériale. Les différents récits suivent globalement la même trame avec quelques exceptions parfois fondamentales : seul le Kojiki parle du fratricide commis par le prince, le Nihon Shôki fait du frère tué un lâche disgrâcié ayant déserté au moment de prendre la tête d’une armée.
Les commanditaires des deux oeuvres étaient les empereurs du VIIIe siècle, particulièrement Tenmu, dont le but était de construire un récit à la gloire de leur dynastie. Il s’agissait pour lui d’imposer l’empereur comme un personnage à part, descendant des dieux, souverain éternel du Japon depuis sa fondation, une condition indispensable pour son projet de bâtir un Etat centralisé fort sur le modèle chinois. C’est que Tenmu ressentait que sa lignée n’était pas si ancienne. Le premier empereur « historique » pour lequel nous ayons des traces directes était Kinmei, au début du VIe siècle, moins de deux siècles auparavant. Les archéologues ont par la suite trouvé des vestiges (une épée) portant le nom de Yûryaku, un prédecesseur du Ve siècle. Il ne s’agissait en réalité pas de tennô mais des rois du Yamato dont le titre d’empereur n’a été attribué qu’à posteriori par ces mêmes chroniques, avant cela leur titre pouvait se traduire par « Grand Roi du Yamato » (Ôkimi / Daiô).
Yamato Takeru est sensé mener ses expéditions au IIe siècle ap. J-C mais le royaume du Yamato lui-même n’émerge probablement qu’au IIIe-IVe siècle ap. J-C. Au VIe siècle il nous apparaît déjà formé, étendant son autorité du Kyûshû (peut-être jusqu’à l’île de Yakushima) dans l’Ouest jusqu’au Kantô à l’Est (peut-être jusqu’à Niigata), des limites qui correspondent aux destinations du prince combattant. Par ses conquêtes Yamato Takeru nous trace une carte des provinces dirigées par le Yamato. Le Kyûshû et le Kantô en forment les périphéries encore à moitié barbares où les ennemis sont des bandits mais aussi des monstres ou des dieux effrayants. Indépendants, ils ne reconnaissent pas l’autorité impériale, la doctrine du VIIIe siècle exprimée dans les chroniques donnait à l’empereur un mandat sur la Terre issu des divinités, les barbares sont donc qualifiés de rebelles et non de rivaux ou de voisins.
Du point de vue des archéologues, les Kumaso, localisés dans l’actuelle préfecture de Kumamoto, seraient liés au peuple Hayato du Kyûshû. La théorie dominante fait des Hayato une population austronésienne semblableaux aborigènes de Taïwan et aux populations anciennes des Philippines et encore plus loin. Ils se distinguent physiquement, linguistiquement et culturellement des Japonais et furent progressivement assimilés. La tradition japonaise les dépeint comme un « peuple ours » barbus et sauvages. A l’opposé à l’Est et dans les montagnes vivaient encore des populations issues des anciennes populations Jômon qui seront appelées ensuite Emishis et perdureront jusqu’au VIII-Xe siècles. Dans leur cas, la conquête fut plus lente et d’autres légendes mentionnent des expéditions militaires au IVe siècle jusque dans la région d’Aizu (préfecture de Fukushima). Plus proche de la plaine du Yamato, à l’Est les provinces d’Owari, Mino et Suruga sont intégrées mais sont gouvernées par des clans puissants et autonomes, le prince tente de s’accorder avec le potentat de l’Owari par un mariage dynastique. De même à l’Ouest du côté de Kibi (Okayama) et Shimane qui, bien qu’intégrés, doivent être ramenés à l’ordre et avoir été intégrés ou conquis. La région de Kibi semble d’ailleurs avoir été un temps un royaume rival du Yamato, on y trouve les tombes aristocratiques les plus imposantes après celles du Yamato.
On ne sait pas de quelle manière le Yamato ancien s’est imposé sur ce territoire étendu, conquête militaire ou hégémonie plus progressive? Le roi du Yamato gouverne ses Etats avec une noblesse puissante, les Gozôku, dirigées par des chefs (Uji-no-kami / O-muraji) disposant de leurs terres, apparemment en leurs mains depuis longtemps. Il s’agit peut-être des descendants de chefs locaux soumis ou ralliés. L’état du royaume au début du VIe siècle donne l’impression d’une confédération de royaumes ayant évolué vers une plus grandes centralisation du pouvoir encore incomplète. La nature du pouvoir royal est aussi discutée, les insignes impériaux : épée, bijou et miroir, renvoient plus à des fonctions religieuses que militaires, le roi n’est pas un chef de guerre et ne se déplace que rarement, c’est la raison pour laquelle Yamato Takeru est mandaté pour imposer sa volonté.
Les nobles monopolisent les charges dans l’Etat (kabane) de manière héréditaire dans des domaines spécialisés : les Mononobe sont spécialisés des armes (tant la métallurgie que la guerre), les Hata sont des sériculteurs, les Inbe des ritualistes etc. L’épouse courageuse de Yamato Takeru (et même du futur empereur Chûai) était issue de l’un des plus puissants Gozôku, le clan Katsuragi, qui perdra ensuite son ascendant avec l’ascension du clan Soga. Archéologiquement parlant, ces nobles sont sans doute les auteurs des tombes à tumulus (kôfun) qui parsèment le territoire japonais et dont les plus imposants, des tumuli « royaux », se trouvent dans le Yamato. Ces tombes disparaîtront ensuite avec l’affirmation du pouvoir impérial. Du VIe au VIIIe siècle, la dynastie impériale n’eut de cesse que d’affaiblir puis intégrer dans sa cour, ces clans puissants qui se donnaient eux-aussi pour ancêtres des divinités locales. Dans cette lutte centenaire, l’introduction du bouddhisme, de la culture chinoise et l’influence du clan Soga furent déterminants.
Le royaume du Yamato est né durant le protohistoire japonaise, sans écriture ses origines sont inconnues et devaient déjà être imprécises au VIIIe siècle quand les chroniques furent rédigées., il n’existe aucune trace archéologique à Yamato Takeru. Il est littéralement issu de siècles obscurs, non documentés.
Un héros pour raconter une nation
Le prince Takeru soumet les régions « rebelles », combat des dieux qui ne sont que la personnification d’un clan ou d’une population, trace les routes, impose l’ordre au chaos. Le prince fait beaucoup, trop sans doute pour un seul homme. Sans entrer dans les détails ses légendes reprennent souvent une structure similaire : le jeune guerrier doit partir affronter les péril, une femme lui vient en aide, on mentionne sa femme et ses enfants (toujours différents), il gagne en utilisant son intelligence etc. Dans chaque cas son nom varie : Prince Ousu, Yamato Takeru, Yamato Oguna etc. De cela on tire l’impression qu’il s’agit de plusieurs récits centrés sur des héros différents mais ensuite réunis et coulés dans un modèle unique pour former un héros culturel. C’est très certainement ce qu’on fait les chroniqueurs du VIIIe siècle : prendre des légendes éparses et les mettre au compte d’un personnage unique. Yamato Takeru a-t-il seulement existé? Impossible de le dire mais on le qualifiera de légendaire. Le héros se faisant remettre une épée par un personnage féminin a conduit certains spécialistes à établir des parallèles avec le récit du roi Arthur. Son côté colérique de champion pourrait aussi le rapprocher d’Achille chez les Grecs tandis que ses épreuves pour réparer un crime pourraient évoquer Hercule.
L’absence de récits écrits anciens devait poser problème aux chroniqueurs qui ne disposaient que de traditions orales. Ces traditions formaient-elles déjà un « cycle de Yamato Takeru » ou s’agissait-il de récits épars faisant référence à plusieurs époques et plusieurs personnages (voir à différents royaumes)? Les provinces du Yamato avaient été intégrées à celui-ci à des dates différentes, par la force ou par le ralliement. L’archéologie favorise plutôt la théorie d’une confédération de chefferies et de royaumes qui se serait aggrégée progressivement autour de la plaine du Yamato (son Etat le plus puissant?) et d’un « grand roi » aux fonctions religieuses confédérales. Ce modèle serait cohérent avec ce qui s’était passé en Corée avec les premiers royaumes quelques siècles auparavant. S’il n’y a jamais eu de conquête glorieuse de la part du Yamato ou même de légitimité claire issue de la victoire ou du droit divin, le récit de Yamato Takeru a pu servir à pallier à ce manque
Les dieux locaux, symboles des familles régnantes locales et du territoire, devaient être soumis aux divinités de la famille du Yamato dont Ise était le grand sanctuaire. Il est d’ailleurs possible qu’Ise même ait été religieusement colonisé, le Yamato installant ses divinités ancestrales à la place de divinités plus anciennes. Le récit de fondation du sanctuaire raconte effectivement comment une princesse impériale aurait emporté l’esprit de la déesse sur une terre de son choix, mais celle-ci était-elle déjà occupée avant? Ce récit comme celui de Yamato Takeru offre une histoire du royaume du Yamato qui en manquait. Un récit commun et officiel qui permettait de réunir les traditions orales et de créer un récit cohérent de la formation du Yamato centré toujours sur la dynastie impériale et ses divinités. Il s’agissait aussi de légitimer l’autorité des rois du Yamato et de renforcer le prestige du sanctuaire d’Ise.
La figure de Yamato Takeru-no-Mikoto avait alors une fonction : faire le lien entre le récit mythologique de la fondation de l’Etat par le premier empereur et l’époque historique des empereurs régnants. Une fois la cour impériale affermie et constituée à l’époque Heian, le personnage commença à s’effacer. Les références historiques d’Heian étaient tournées vers la Chine, modèle de civilisation, et sa propre histoire récente. Sans utilité politique ou culturelle, il fut peu utilisé et peu reptésenté jusqu’à l’époque contemporaine. Le Japon de l’époque Meiji cherchait alors à construire l’idée d’une nation japonaise autour d’une lignée impériale ininterrompue issue de la déesse Amaterasu. Yamato Takeru retrouvait alors sa fonction première d’unifier le mythe et l’histoire, de fournir un récit adapté aus besoins impériaux pour les siècles qui restaient autrement muets (et que l’archéologie pourrait contredire). Yamato Takeru devint plus qu’une légende, il fut promu au rang de personnage historique à part entière et ses exploits le cycle fondateur de la nation. Aujourd’hui, avec la fin de l’idéologie impériale du kokutai, le prince est retombé de son piédestal. Il est absent des manuels scolaires ou de l’imaginaire historique des Japonais, redevenant une légende.