Au XIXe et XXe siècle, les relations entre le Japon et la Corée ont été dominées par la colonisation japonaise sur la péninsule, une catastrophe pour la Corée que le Japon a encore du mal à percevoir dans sa totalité. Si les Européens sont familiers de la colonisation et de ses conséquences, la colonisation de la Corée en diffère car elle a concerné un pays voisin du colonisateur partageant avec lui un fond culturel et une histoire commune. La colonisation de la Corée a été un processus long et complexe aux conséquences particulières, elle n’était pas inévitable et l’antagonisme qui existe encore entre les deux peuples n’était pas irrémédiable.
Le chemin vers la colonisation
Edo et Joseon, deux situations
La Corée de la dynastie Joseon et le Japon la période Edo étaient deux systèmes politiques fondés sur la stabilité et l’immobilisme social avec en commun une idéologie néo-confucéenne stricte. La Corée était d’ailleurs tout aussi fermée sur l’extérieur que le Japon. La principale différence entre les deux était que le Japon était dominé par une classe féodale guerrière, les samurais, tandis que le Joseon était dirigé par une noblesse lettrée, les yangban. Autre différence, la Corée était restée bien plus rurale que le Japon, encore attachée au modèle agrarien confucéen. Le Japon était aussi attaché à ce modèle mais s’était urbanisé à l’époque Edo avec pour conséquence l’apparition d’une classe marchande dynamique et riche qui brouillait les séparations sociales traditionnelles. Dans les deux cas, l’immobilisme social n’était qu’un modèle traditionnel qui ne tenait pas compte des évolutions de la société.
Au milieu du XIXe siècle, les deux Etats sont marqués par la stagnation de leur modèle politique fondé sur la stabilité à tout prix. Au Japon, une succession de shoguns falots et de conseillers frileux avait montré l’incapacité du bakufu à se réformer depuis la fin du XVIIIe siècle et à dépasser son modèle féodal. Les derniers efforts lors des réformes de l’ère Kansei (1787-1793) visaient surtout à l’ordre social confucéen ne correspondant plus à la société urbaine d’Edo, les réformes suivantes de l‘ère Tenpô (1841-1843) arrivèrent trop tard pour y changer quoique ce soit. En Corée, la monarchie du Joseon était sclérosée par la stricte observance des protocoles et rites de cour qui n’empêchaient pas la corruption. Plus qu’au Japon les élites se reproduisaient sur la base d’un néo-confucianisme orthodoxe ne tolérant pas les déviations. Au XVIIIe siècle, le règne du roi Jeongjo (1752-1800) avait vu les derniers efforts réels de réforme sans pouvoir parvenir à secouer le Joseon de sa torpeur. Après ce règne les rois du Joseon n’eurent plus qu’un contrôle limité sur les différentes factions de la cour.
A partir de 1853, l’ouverture forcée du Japon par les navires occidentaux porta le Japon sur la voie des transformations internes. Le Bakumatsu vit non seulement le renversement du shogunat en 1868 mais aussi le début de la modernisation et l’émergence d’une nouvelle classe dirigeante dynamique composée de samurais compétents de bas rang, de lettrés et de marchands prêts à sauter le pas du capitalisme. En Corée, l’équivalent du Bakumatsu débuta plus tard, cette fois ce furent les Russes qui demandèrent les premiers l’ouverture des ports coréens en 1866. La Corée était gouvernée par un roi mineur, Gojong, sous la tutelle de son père Yi Ha-Eung, véritable régent avec le titre d’Heungseon Daewongun. Ce dernier tenta une politique de restauration de l’ordre et réagit au contact avec les Occidentaux en persécutant les missionnaires catholiques qui pénétraient en Corée par la Chine. Ces persécutions entraînèrent une expédition punitive de la part de la France en octobre 1866 qui bombarda Séoul et occupa Gwanghwa (où les trésors du palais furent pillés). La même année les troupes coréennes attaquèrent le navire américain Général Sherman, entraînant une autre expédition punitive en 1871. A chaque fois le Joseon se retrouva, comme le Japon avant lui, devant le constat de son incapacité à rivaliser avec les puissances étrangères, nourrissant les revendications de réformes.
A ce moment le Japon était déjà entré dans l’ère Meiji et donnait l’image de tenir tête aux Occidentaux, l’archipel devint un modèle pour les réformateurs en Corée. La monarchie coréenne refusa cependant de s’accorder avec le Japon. Le Daewongun repoussa les envoyés japonais au motif que le souverain japonais se paraît du titre d’empereur, réservé à l’empereur de Chine. Ils étaient aussi coupables de ne pas passer par le canal traditionnel de communication via le clan Sô de Tsushima (qui avait perdu son fief en 1871 avec l’abolition de la féodalité) et le comptoir japonais de Busan. La politique du régent, source de conflits et de défaites, entraîna son renversement en 1873 par la faction de la reine Min, épouse du roi Gojong, alliée aux éléments réformateurs de la cour. A la suite de l’incident d’Un’yo, où un navire japonais fut pris à parti par les troupes coréennes et répliqua, le nouveau gouvernement se chargea de signer le traité de Gwanghwa de 1876 qui ouvrit les ports coréens au Japon. Ce traité fut rapidement suivi par d’autres avec le reste des puissances étrangères, ouvrant finalement la Corée sur le reste du monde.
Japon et Corée, un destin inévitable?
Quelles étaient à ce moment les intentions des Japonais envers la Corée à ce moment?
Le rejet de ses représentants avaient conduits au Seikanron, une dispute fondatrice car elle divisa les anciens alliés de la révolution Meiji. Il s’agissait de savoir si le Japon devait envoyer à son tour une expédition militaire en Corée pour punir le Joseon. L’expédition n’eut jamais lieu mais elle marque l’intérêt du Japon Meiji pour la péninsule. La volonté de Saigô Takamori de mener une mission en Corée a été interprétée comme une première visée impérialiste, préfigurant l’histoire de la colonisation mais elle correspond à une réalité plus complexe. Les opposants à Saigô Takamori durant le Seikanron étaient contre l’idée d’une intervention en Corée car ils considéraient, à juste titre, que le Japon n’était pas suffisamment renforcé pour mener une telle aventure. Ils étaient cependant tous d’accord pour reconnaître l’importance de la Corée pour le Japon.
Le voisin immédiat de l’archipel exposait son flanc aux éventuels adversaires. Si la Corée venait à être colonisée par la Russie, qui y avaient le plus intérêt, ou toute autre puissance, le Japon se retrouverait menacé. Le Japon avait donc besoin d’une Corée sure et stable. Puisque le Japon n’avait pas les moyens de s’y imposer et d’éloigner les rivaux, il devait donc favoriser l’émergence d’une Corée réformée à la manière japonaise et indépendante de son suzerain chinois.
Le Japon Meiji menait sa modernisation à marche forcée par un gouvernement fort, de nombreux lettrés y menaient aussi une véritable oeuvre de traduction de l’Occident et de ses idées. Que ce soit dans le domaine militaire, financier, politique, historique ou philosophique les avancées techniques mais aussi des concepts abstraits tels que « démocratie » ou « égalité » étaient traduits et expliqués pour un public dont les référence se trouvaient dans la culture lettrée chinoise. Les ouvrages traduits en idéogrammes circulèrent aussi en Corée, servant de passerelle entre les deux mondes. Cela signifie que pour bon nombre de réformateurs coréens, la modernité était arrivée par le Japon et ses réformes rapides représentèrent une voie à imiter. Ces lettrés, souvent des yangbans, ne s’organisèrent que tardivement en faction mais représentaient déjà dans les années 1870-1880 un courant de pensée à la cour coréenne. Une première mission d’étude partit pour le Japon en 1876 mais sans donner de résultats concrets. La deuxième mission de 1880, menée par Kim Hong-Jip put mieux mesurer les premiers résultats de la modernisation. Leur description influença le roi Gojong et la reine Min à promulguer les premières réformes de modernisation en 1881. La Corée devait assurer son autonomie en s’appuyant le Japon, militairement faible, sans froisser son tuteur chinois. Les premières missions diplomatiques furent envoyées à l’étranger.
En 1881, la Corée et le Japon semblent destinés à coopérer et se moderniser de concert, correspondant à l’idéal pan-asianiste de plusieurs penseurs et politiciens japonais qui rêvaient d’un front uni contre le péril colonial. Ce rêve devint par la suite un des fondements de la propagande japonaise qui fut particulièrement martelé en Corée et se retrouva jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale, la guerre de « Libération de la Grande Asie ».
Pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ?
Le rôle passif du Japon cherchant la coopération répondait surtout à la faiblesse militaire de l’archipel et non à un choix fraternel. Le Japon avait des visées sur la Corée pour satisfaire ses besoins en ressources. La Corée disposait de ressources indispensables au Japon : charbon, fer, autres ressources minières et surtout ressources agricoles. Les matières premières coréennes étaient nécessaires au développement industriel mais aussi à l’approvisionnement à une époque où le gouvernement Meiji voulait généraliser la consommation de riz blanc (autrefois aliment des classes aisées) afin de créer le nouvel homme japonais. Face à une Corée indépendante, même amie, le Japon risquait à terme de devenir dépendant de ses importations. C’était déjà une évolution en cours avec en 1889 de mauvaises récoltes de soja en Corée qui provoquèrent des pénuries au Japon.
La Chine était aussi un élément qui comptait. L’ancienne puissance hégémonique du continent refusait de laisser partir la Corée, son plus ancien vassal. En 1879, la Chine était entré dans une phase de réforme en la personne de Li Hongzhang. La Chine voulait imposer son propre modèle de réformes, fondées uniquement la modernisation technique sans bouleverser la société traditionnelle. Elle entendait ainsi empêcher le Japon de s’implanter en Corée et trouvait dans la péninsule l’appui de tous les confucéens orthodoxes qui voyaient dans le grand frère chinois le seul à même de piloter la Corée. L’opposition entre la faction pro-japonaise et la faction pro-chinoise allait devenir le coeur des disputes politiques coréennes des années 1880-1890.
Il faut enfin ajouter que les effets des réformes déjà mises en place par Séoul n’avaient été que limités. La reine Min, qui dominait la cour, menait une politique d’équilibre entre les factions au profit de sa propre famille. La coopération avec le Japon allait de pair avec des garanties données à la Chine tandis que des traités d’amitié étaient signés avec les puissances étrangères. La reine Min n’utilisait les réformateurs que selon ses besoins et dans les limites de ses moyens, contrastant avec la politique autoritaire et dirigiste du gouvernement Meiji au Japon. Tout cela signifie que la politique d’influence japonaise sur la Corée, fruit des circonstances et non d’un choix, ne produisit que des résultats réduits et incertains susceptibles d’être renversés selon de nouvelles circonstances.
D’allié potentiel à ennemi : l’évolution du Japon face à la Corée
Cette évolution se retrace en une série de crises s’étendant de 1882 à 1905, une vingtaine d’année qui fut fondamentale dans l’évolution de la Corée contemporaine.
L’incident d’Imo, 1882
En 1882, les réformes décidées par le roi Gojong incluaient la modernisation de l’armée coréenne avec l’aide d’une mission militaire japonaise commandée par le lieutenant Horimoto Reizô. Le noyau de cette nouvelle armée, installé à Séoul même était composé d’hommes mal nourris, peu ou pas payés, victimes de la corruption de leurs supérieurs. Ils finirent par se révolter lors de ce que l’on appela l’incident d’Imo (Jingo Gunran en japonais). Les mutins assassinèrent le lieutenant Horimoto ainsi que plusieurs officiers et membres de la famille de la reine. Ils poussèrent jusqu’à investir le palais de Gyeongbeokgung, contraignant la reine à s’enfuir déguisée, puis investirent la légation japonaise dont les membres furent évacués. Le chaos dans la capitale permit au Daewongun de faire un retour surprise au pouvoir. Cela ne dura pas puisque les troupes chinoises réagirent rapidement en débarquant à Incheon pour ramener l’ordre, arrêter le Daewongun et rétablir un gouvernement stable mais débarassé de son influence japonaise. Face aux circonstances, la reine Min changea sa position et s’appuya sur la faction pro-chinoise de la cour et à un résident-général chinois laissé sur place. La Corée redevint ainsi une dépendance de la Chine.
Au Japon, l’incident eu un effet fondamental. Le ministre Inoue Kaoru tenta d’imposer des sanctions et d’obtenir des réparations, à la manière des occidentaux dans les années 1860 au Japon qui furent concluent par le traité de Chemulpo. Les discussions pour une intervention armée furent rapidement oubliées face au manque de moyens militaires. Le constat de l’impuissance japonaise mena à la conclusion que le Japon devait développer de manière rapide ses capacités militaires, en priorité dans le domaine naval. Ce tournant était déjà en gestation à cette époque mais l’incident d’Imo fournit une raison impérative et urgente à l’appliquer. A la même époque, Fukuzawa Yukichi, l’éducateur du Japon, publiait son ouvrage Datsu-A Ron (« Quitter l’Asie ») où il argumentait pour abandonner l’attitude conciliante envers la Corée et la Chine et le besoin pour le Japon de se détourner de l’Asie pour tourner son regard vers l’Occident. Le Japon ne devait plus être un pays asiatique mais un pays proche de l’Asie. Dans les deux années suivantes douze nouveaux navires de guerre furent construits tandis que le budget de l’armée passa augmenta fortement dans la décennie 1880-1890. Il n’était plus question de fraternité asiatique, les réformes en Corée sous influence japonaise avaient échouer et la Chine réimposé son autorité sur la péninsule, il fallait que le Japon s’affirme pour finalement défier la vieille superpuissance continentale.
Le coup d’Etat de Gapsin, 1884
La faction japonaise, regroupée au sein du Gaehwadang, avait perdu la faveur de la reine face à la faction pro-chinoise, le Sadaedang. Paradoxalement, les membres du Gaehwadang, aujourd’hui honnis comme les premiers collaborateurs, étaient d’authentiques nationalistes convaincus que l’indépendance nationale passait par des réformes et le soutien japonais. C’est du côté de Tôkyô qu’ils reçurent l’appui nécessaire pour organiser un coup d’Etat, le coup de Gapsin, au cours duquel il s’assurèrent de la personne du roi et purgèrent la cour de ses éléments pro-chinois, parfois de manière radicale avec l’aide des soldats japonais de la légation. Le coup échoua face à la réaction de leurs adversaires et des troupes chinoises en Corée. La légation japonaise fut une nouvelle fois évacuée, emportant avec elle certaines des têtes du coup d’Etat qui trouvèrent refuge au Japon. Quarante Japonais étaient morts durant ces évènements, justifiant l’envoi de navires de guerre et de troupes en Corée en janvier 1885.
La crise risquant de dégénérer en guerre contre la Chine et la Corée, le premier ministre Itô Hirobumi se rendit personnellement en Chine pour rencontrer son homologue Li Hongzhang et signer le traité de Tianjin. Selon les termes du traité, Chine et Japon s’engageaient à retirer leurs troupes respectives de la péninsule et à ne pas en envoyer sans l’accord de l’autre partie. La Corée restait cependant un pays tributaire de la Chine avec le général Yuan Shikai comme résident-général. Si le coup d’Etat n’avait pas forcément impliqué toute la population de la Corée, les élites yangbans en sortirent plus divisées que jamais. Les jeunes réformateurs et les membres du Gaehwadang furent perçus comme des traitres et purgés de la cour. C’était la fin de l’idée d’une coopération asiatique entre le Japon et la Corée sur un pied d’égalité.
Dans la décennie suivante le Japon fut occupé par son propre renforcement militaire et naval mais les tensions à croître avec l’assassinat de plusieurs chefs réformateurs coréens réfugiés au Japon comme Kim Ok-Gyun, considéré comme un leader réformateur, qui fut attiré à Shanghai avant d’y être assassiné en 1894. Son assassin, arrêté par les Britanniques, fut remis à la Chine qui le transféra en Corée où il fut accueilli en héros. L’outrage de cette affaire pava le chemin à la guerre sino-japonaise.
La première guerre sino-japonaise, 1894-1895
La guerre elle-même débute par une affaire interne à la Corée. Les mauvaises récoltes, la corruption des fonctionnaires locaux et les inquiétudes politiques provoquèrent une large révolte paysanne. La révolte Donghak de 1894 prend de la doctrine des études orientales (chinoises) et donc du conservatisme confucéen face à la modernité occidentale. Cette révolte fut finalement assez rapidement contenue, les rebelles effrayés par le risque d’intervention étrangère déposèrent d’eux-mêmes les armes. L’extension rapide de la révolte avait déjà convaincu la reine Min de faire appel à l’aide militaire de la Chine. Le Japon considéra qu’il s’agissait d’une violation du traité de 1885 et débarqua à son tour des troupes à Busan puis Incheon au motif de protéger ses ressortissants. Les troupes chinoises quittaient déjà la Corée, puisque la révolte était déjà terminée, quand 8000 soldats japonais prirent posséssion du palais et du roi Gojong le 23 juillet 1894. Un nouveau gouvernement composé de pro-japonais fut installé et mit en place les réformes Gabo pour répondre aux causes de la révolte paysanne. La dynastie Qing ne reconnut pas ce gouvernement né du coup de force. Le nouveau gouvernement octroya de plus aux troupes japonaises le droit de repousser les troupes chinoises présentes sur le sol coréen. Dès le 25 juillet, les premiers combats entre Chinois et Japonais commençèrent.
La déclaration de guerre arriva le 1e août 1894. L’essentiel des combats se déroulèrent d’abord en Corée puis à partir de septembre en Mandchourie envahie puis dans le Sud dans les îles Pescadores. La défaite chinoise consacra les succès de la modernisation de l’armée impériale japonaise qui surclassa ses adversaires sur terre comme sur mer. Le traité de Shimonoseki en avril 1895 qui en résulta marqua l’étendue de la défaite. La Chine reconnut l’indépendance de la Corée avec son gouvernement pro-japonais, dut payer des réparations de guerre et concéda Taïwan et la péninsule du Liaodong (prétention ensuite abandonnée) au Japon. Taïwan devint la première colonie japonaise, un laboratoire des méthodes de pacification et de gestion testées auprès des Aborigènes et plus tard appliquées en Corée.
Le Japon était victorieux et occupait la Corée mais celle-ci n’était pas une colonie ou un protectorat japonais. Le gouvernement favorable à Tôkyô, impopulaire auprès de l’opinion, devait faire face aux résistances, en premier lieu à celle du roi Gojong et de la reine Min. Les réformes Gabo elles-mêmes n’étaient pas monstrueuses, elles abolissaient l’esclavage et le mariage des mineures, instauraient l’égalité devant la loi, imposaient pour la première fois l’hangeul, l’écriture nationale dans la fonction publique et l’instruction etc. Il s’agissait du type de réformes radicales espérées par les réformateurs pro-japonais depuis 1881. Elles avaient le tort d’avoir été prises par un gouvernement aux ordres. C’est sans doute pour éliminer cette résistance que Miura Gôrô, agent japonais, organisa le 8 octobre 1895 une incursion violente dans le palais de Gyeongbeokgung qui assassina sauvagement la reine Min dont le corps fut mutilé.
Le désordre politique et l’outrage international paralysèrent le gouvernement coréen et, paradoxalement, permirent au roi Gojong de se libérer de l’influence japonaise en cherchant refuge en janvier 1896 dans la légation russe d’où il gouverna. Il n’en ressortit qu’en 1897, sous escorte de soldats russes. Le Japon devait maintenant affronter un autre rival.
La guerre russo-japonaise, 1904-1905
La Russie cherchait de longue date à s’imposer en Mandchourie et en Corée afin de disposer d’un port en eau chaude en Asie. En tant que principale puissance occidentale désireuse d’agir dans la péninsule ils devinrent pour le roi Gojong un moyen de tempérer les ambitions japonaises. Gojong, sorti de sa retraite russe, était redevenu suffisamment influent pour contrebalancer son gouvernement avec l’appui d’une opinion devenue largement anti-japonaise. Le roi accorda aussi des nombreuses faveurs aux puissances occidentales pour contrebalancer le poids du Japon, la France obtint par exemple le marché de la construction du premier télégraphe et les Russes contruisirent la première ligne de chemin de fer. C’est pour affirmer sa souveraineté et l’égalité avec le Japon que le roi Gojong fut élevé au titre d’empereur en 1896. Le Joseon avait cessé d’être pour laisser la place à l’Empire du Grand Han (Daehan Jeguk) qui reste aujourd’hui le nom officiel de la République de Corée-du-Sud (Daehan Minguk, opposée à la Corée-du-Nord qui revendique le nom historique de Joseon).
La monarchie était cependant menacée par l’émergence de la vie publique coréenne dominée par les mouvements indépendantistes tels le Club de l’Indépendance. Favorisés par la défaite chinoise et les réformes ce mouvement poussait aux réformes politiques et sociales en faveur d’une monarchie parlementaire où le roi serait marginalisé. Ce mouvement accompagne une véritable éclosion de la Corée qui voit la publication des premiers journaux et d’une littérature contemporaine, le tout rédigé en hangeul et rompant avec les codes traditionnels confucéens sinisés. Malgré une volonté commune d’assurer l’indépendance nationale, la monarchie réprima ces mouvements et finit par interdire le Club de l’Indépendance en 1898.
La Russie ne perdit pas de temps à avancer ses pions en entrant en Mandchourie et en obtenant Port-Arthur dès 1898 puis en négociant des concessions sur les ressources minières coréennes, pourtant vitales pour le Japon. Ce dernier était poussé par un sentiment d’urgence qui facilita le déclenchement, souhaité aussi par la Russie, de la guerre russo-japonaise de 1905-1905. La Corée indépendante ne participa au conflit qui se déroula surtout en Mandchourie et sur mer, officiellement le gouvernement coréen se considérait comme neutre et feignit de ne pas percevoir les implications sur sa souveraineté. La bataille navale de Tsushima vint finalement acter la victoire japonaise, chèrement acquise mais incontestable. Le traité de Portsmouth officialisa les gains japonais et la reconnaissance officieuse de la sphère d’influence japonaise sur la Mandchourie et, évidemment, sur la Corée. Toutes les chancelleries européennes reconnurent dès lors implicitement (accord Taft-Katsura avec les Etats-Unis) que la péninsule était désormais une chasse gardée japonaise, la fin d’un long processus entamé en 1875 avec les premiers coups de canons de l’incident d’Un’yô. Il restait à transformer la péninsule en colonie.
La Corée japonaise (1905-1945)
La transition (1905-1910)
La paix avec la Russie avait été à peine signée en septembre 1905 que le Japon imposa à la Corée son traité de protectorat de novembre 1905. Le traité d’Eulsa donna au Japon le droit de gérer la politique extérieure et la défense de la péninsule, installant l’ancien premier ministre Itô Hirobumi comme premier Résident-Général. Le roi Gojong s’opposa au traité mais dut signer face à la menace directe des troupes japonaises. Dans les années suivantes il poursuivit son opposition en communiquant avec les puissances européennes afin qu’elles dénoncent le traité d’Eulsa. En 1907, il envoya des représentants à la Deuxième Conférence de La Haye. Ses lettres ne reçurent jamais de réponse et ses représentants furent empêchés de se présenter à la conférence, entraînant le suicide de l’un d’eux. Trop récaciltrant et symbole de l’indépendance, Gojong fut finalement déposé par les Japonais au profit de son fils Sunjong. C’est ce dernier qui signa le deuxième traité de 1907 qui donnait aux Japonais le contrôle de la politique intérieure coréenne avec pouvoirs de police. L’armée coréenne fut réduite à 1000 hommes, désignés essentiellement à la garde du palais. Le gouvernement coréen devait dès lors être nommé par le Résident-Général. La décision de l’annexion fut cependant plus disputée à Tôkyô.
La colonisation de Taïwan s’était avérée coûteuse et difficile, la pacification des Aborigènes étant encore en cours et l’idée d’imposer un tel régime en Corée semblait difficile. Les protestations contre les traités de 1905 et 1907 avaient été importantes mais c’est la dissolution de l’armée coréenne qui engendra les troubles les plus importants. Les anciens soldats renvoyés provoquèrent la bataille de Namdaemun à Séoul en 1907. Ils constituèrent le coeur des bandes de partisans qui s’organisèrent rapidement dans les provinces coréennes. Ces bandes se donnèrent le nom d’Armées Vertueuses en mémoire de la guérilla contre les samurais au XVIe siècle. Même si la liberté de la presse était maintenue, la censure oeuvrait en Corée menant à organiser les premières publications clandestines dans les communautés coréennes à l’étranger, principalement en Chine et aux Etats-Unis. Tout portait à croire à Tôkyô qu’une annexion pure et simple nécessiterait une intense « pacification » d’une population avec une forte conscience de son particularisme national.
Toute une frange du gouvernement japonais, à commencer par l’ancien Résident-Général Itô Hirobumi, attachée à l’idée pan-asianiste, souhaitait une annexion « douce » sous la forme d’une « union des couronnes » semblable à ce qu’était devenu l’Autriche-Hongrie, deux Etats confédérés sous un même souverain mais disposant de leurs propres institutions et lois. Une administration civile coréenne sous contrôle japonais gouvernerait selon le droit, reconnaissant les spécificités coréennes. C’est cette vision qui fut présentée aux quelques responsables coréens favorables à l’annexion comme le mouvement Iljinhoe ou Lee Wan-Yong (ancien ministre signataire du traité de 1905 puis dernier premier ministre de la Corée en 1910) qui fut finalement le signataire de la demande d’annexion en décembre 1909.
Le premier ministre japonais Katsura Tarô et l’armée favorisaient plutôt une annexion « dure » où la péninsule sertait intégralement incorporée à l’empire avec une administration directe selon la loi japonaise. L’agitation et la résistance en provinces favorisèrent les arguments des militaires pour cette dernière solution. L’assassinat d’Itô Hirobumi en octobre 1909 par An Jung-Geun, est souvent vu comme le tournant entre les deux projets mais en réalité la décision était prise. Le 22 août 1910, jour appelé le Gukchi-il en Corée (« Jour de l’Humiliation »), l’empereur Sunjong fut forcé de signer le traité d’annexion qui fit des Coréens de « loyaux sujets » de l’empereur Meiji.
La transformation en colonie
Concrètement la Corée annexée devint 11 provinces soumises à une administration copiée sur le modèle japonais dirigée par un gouverneur-général résidant à Keijô (Séoul). Ce gouverneur-général représentait un cas à part dans l’Etat japonais, il contrôlait le pouvoir législatif et judiciaire, soumis seulement à l’exécutif du premier ministre japonais. Il disposait notamment de vastes pouvoirs de police incarnée par une police qui, dès 1907, fut implantée dans toutes les provinces et dirigée par des Japonais. Le gouvernorat général ne commandait cependant pas les unités militaires stationnées dans la péninsule, gérées directement par l’armée. En raison de la dimension sécuritaire de la gestion de la Corée annexée, le poste de gouverneur-général fut d’abord attribué à des militaires de carrière actifs avant d’être confié au début des années 1920 à des politiciens (souvent d’anciens militaires retirés), trois de ces gouverneurs-généraux furent aussi premiers ministres.
Nous parlons habituellement de la Corée comme d’une colonie mais du point de vue japonais ce n’était pas exact. L’annexion effaçait officiellement toute différence entre la métropole (naichi) et la péninsule coréenne (Chôsen). Selon ce régime, le Japon garantissait l’égalité de tous ses citoyens devant la loi, une égalité proclamée pour les nouveaux sujets . Les lois japonaises devaient s’appliquer dans leur totalité, ou du moins étaient sensées s’y appliquer à terme. Les différences, officiellement temporaires, devaient tenir compte des particularités de la péninsule et portaient principalement sur la lutte contre le brigandage (les bandes des Armées Vertueuses) et la censure. Officiellement les Japonais garantissaient la liberté de la presse mais imposaient en même temps une censure sur les publications en coréen. Le système scolaire en particulier fut conçu pour fabriquer des citoyens (kokumin gakkô, écoles de citoyens).
Un argument en défense de la colonisation régulièrement avancé au Japon, veut que le Japon ai mené en Corée un vaste effort d’équipement en construisant routes, ponts, ports et villes. A regarder les simples chiffres on peut voir que la population de la Corée a fortement augmenté durant la colonisation, que les villes se sont développées, que l’alphabétisation a augmenté, que les productions minières et agricoles se sont envolées. Le Japon a industrialisé et développé une Corée qui était encore pour l’essentiel le pays agricole qu’elle avait toujours été. On pourrait y répondre qu’une Corée indépendante aurait fait de même mais c’est passer à côté de l’essentiel.
Le développement économique enregistré s’est fait pour une exploitation destinée à approvisionner la demande japonaise. Les routes et voies construites étaient destinées à faciliter l’exportation des ressources et les mouvements de troupes. La production minière coréenne, en charbon et en fer, possédée par des firmes japonaises, était utilisée pour approvisionner l’industrie japonaise soit en expédiant les matières premières vers le Japon via Busan, soit en alimentant directement des usines construites dans la péninsule. Ce développement fut mis entre les mains d’une compagnie nationale, la Compagnie de Développement Orientale (Tôyô Takushoku Kabushiki-gaisha) dont les bureaux à Séoul devinrent pratiquement un ministère de l’équipement avec des succursales dans les autres villes coréennes et charger d’investir dans la péninsule. Des firmes comme Mitsubishii, produisant le matériel militaire qu’on lui connaît, étaient fermement implantées en Corée, utilisant une main d’oeuvre coréenne bon marché et soumise à des règles favorables aux propriétaires d’usines. De même pour la production agricole qui était expédiée vers le Japon via le port de Mopko. On vit apparaître des exploitations destinées à la consommation japonaise comme les plantations de thé vert à Boseong.
Au moment de l’annexion, il résidait en Corée une population japonaise estimée à moins de 500 000 personnes. La plupart, venus du Japon de l’Ouest, s’étaient installés dès 1895 mais certains avaient été convaincus de s’installer en Corée après 1905 pour y devenir propriétaires d’exploitations agricoles. Ce chiffre évolua peu puisqu’à la fin de la guerre les Japonais de Corée étaient environ 700 000. Les incitations à s’installer n’étaient pas très attractives puisque la plupart des terres étaient déjà occupées ou achetées par des groupes plus importants. Une partie de ces Japonais de Corée étaient plutôt des citadins investis dans l’administration, employés de grandes entreprises ou commerçants, ils formaient une classe supérieure et moyenne supérieure résidant dans des quartiers modernes disposant des services et des commodités de l’époque. Dans ces quartiers ils n’étaient côtoyés que par peu de Coréens.
En revanche, les Coréens émigrèrent beaucoup plus vers le Japon, représentant une main d’oeuvre bon marché, les futurs Zainichi (Coréens du Japon) finirent par approcher le 1 million de personnes avant la guerre. Ils faisaient d’objet de discriminations et d’une véritable ségrégation. Ils furent notamment victimes de pogroms à l’occasion du grand séisme du Kantô de 1923, accusés de crimes et de pillages. Le nombre de victimes, parfois tuée avec l’aide de la police, a été estimé à 10 000 personnes sans certitude.
Même si la péninsule était un territoire officiellement intégré à l’empire japonais on voit que son organisation était celle d’un territoire hors l’Etat de droit existant au Japon, malgré les prétentions de façade, et soumis à l’arbitraire du gouvernorat-général. Son organisation économique était celle d’une colonie d’exploitation dont les routes et les lignes ferroviaires pointaient vers les ports afin d’en exporter les ressources. La population enfin vivait dans une ségrégation de fait entre Japonais, Coréens japonisés et Coréens. Cette politique d’apartheid, inspirée de la colonisation de Taïwan fut plus tard remplacée par une politique d’assimilation dans les années 1930 visant à supprimer le particularisme de la péninsule. C’est de cette dernière période que les Coréens se souviennent le mieux.
Résistances et collaborations
Comment définir la collaboration durant la colonisation de la Corée?
L’Institut de Recherche des Activités Collaboratrices, un groupe indépendant, a publié en 2005 sa liste reposant sur 13 situations et incluant plus de 3000 noms dont les fondateurs des principales universités coréennes et même le président Park Chung-Hee qui dirigea la Corée-du-Sud en dictateur. Leurs critères sont sévères incluant des hommes ayant eu des postes à responsabilité dans l’armée et l’administration même s’ils n’ont activement aidé les Japonais. Sur les 35 années d’annexion il est particulièrement difficile de départager les collaborateurs actifs et les personnes ayant fait leur chemin dans un système sur lequel ils n’avaient pas de prise et qui avait parfois débuté avant leur naissance.
Il faudrait considérer comme amis des Japonais tous les jeunes diplômés des universités fondées sous l’autorité japonaise et jusqu’au dernier écolier ayant étudié un curriculum défini par l’occupant. Ces jeunes diplômés, administrateurs, enseignants, ingénieurs etc. furent pourtant indispensables pour la construction de la Corée indépendante? Ainsi Lee Byung-Chul, fondateur de Samsung avait étudié à Tôkyô et sa firme, comme d’autres chaebol (conglomérats) furent fondés pendant l’occupation (sans qu’il soit considéré comme un collaborateur, ayant fait des dons à la résistance). Ce furent souvent les classes aisées, issues de familles yangbans, qui prospérèrent durant l’occupation de fait de leur ressources et de leur niveau d’éducation. Ils formèrent une classe de Coréens « japonisés » qui travaillaient avec et pour les Japonais sans pour autant indiquer une approbation ou dénoncer l’occupation.
Pour les collaborateurs les plus évidents, ceux ayant nui à la souveraineté de la Corée, travaillé activement avec la police et l’armée ou contribué aux politiques japonaises contre l’identité coréenne, il faut sans doute les séparer en plusieurs catégories. Il y a sans doute existé un groupe de politiciens et intellectuels coréens sincèrement gagnés par la propagande pan-asianiste japonaise et considérant que le destin de la Corée face au péril occidental était de s’unir au Japon triomphant. Nous les avons rencontrés aux différentes étapes menant à l’annexion de la Corée et il faut y ajouter d’autres responsables de l’administration et de jeunes enseignants formés par les écoles japonaises. Ceux-ci allèrent jusqu’à suivre fidèlement les lois touchant à l’identité coréenne, à changer leur nom en japonais, à cesser de parler coréen entièrement et recevant des diplômes officiels pour cela. Certains d’entre eux quittèrent la Corée après la libération pour faire partie des Zainichi et firent l’objet de confiscations de leurs biens.
Il faut compter aussi de nombreux coréens ayant travaillé pour la police japonaise dont les agents étaient surtout Coréens et participèrent à la répression des différents mouvements indépendantistes. Contrairement à ce qu’il a pu exister dans d’autres histoires coloniales, le Japon ne recruta que peu de Coréens au sein de l’Armée Impériale et ne forma pas de régiments ethniques. Il existait des engagés volontaires mais ceux-ci restèrent peu nombreux jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale. Parmi ces engagés les plus notables furent les officiers sortis du rang ou ceux éduqués à l’Académie Impériale au Japon (dont les descendants de la famille royale coréenne). Ces officiers faisaient face à un environnement très compétitif où leur engagement était mis à l’épreuve, ce qui fait que ce qui firent carrière furent souvent des officiers très compétents comme Park Chung-Hee.
Une partie de ces engagés et officiers furent employés par l’armée du Kwantung en Mandchourie, officiellement intégrés dans l’armée du Mandchoukuou, ils formèrent l’unité Gandô spécialisée dans la lutte contre les partisans dans laquelle ils s’illustrèrent par leur brutalité. Les choses changèrent avec la Deuxième Guerre Mondiale qui vit augmenter les effectifs, recourrant à des engagements plus ou moins forcés jusqu’à la mobilisation en 1944 qui envoya 200 000 Coréens combattre, sans compter les travailleurs forcés mobilisés et déplacés selon les besoins. Même dans les circonstances défavorables de la guerre, ces soldats furent rarement employés en dehors de rôles subalternes ou de garde. L’Armée Impériale ne faisait tout simplement pas confiance à ces troupes dont la fidélité et l’engagement étaient remis en cause.
Résistance(s)
A Taïwan, la principale résistance rencontrée par les Japonais avait été celle des peuples aborigènes locaux qui ne présentèrent jamais un front uni. La résistance en Corée était d’une toute autre nature du fait d’une conscience nationale bien ancrée, d’une opinion publique déjà formée, d’une histoire où les Japonais étaient vus comme l’ennemi et de l’existence de symboles communs comme l’écriture, la langue, le drapeau mais aussi l’ancien empereur Gojong qui représenta durant le reste de sa vie et par son opposition constante un symbole de lutte.
Dès la mise en place du protectorat une résistance armée vit le jour avec les Armées Vertueuses composées d’anciens membres de l’armée coréenne dissoute. Entre 1905 et 1912 près de 20 000 de leurs membres luttèrent dans les provinces contre l’occupant, principalement dans le Sud. Ces groupes, peut-être 60 groupes différents éparpillés, étaient des volontaires mal armés et mal encadré, parfois menant surtout des actions de banditisme contre les entreprises japonaises en Corée. Leur apogée fut la bataille de Namdaemun (la porte Sud de Séoul) où 12 000 membres tentèrent d’entrer dans Séoul mais furent repoussés. Après 1912, la plupart de ces groupes en Corée même avaient été mis hors d’état mais d’autres s’étaient réfugiés au-delà du fleuve Yalu en Mandchourie et en même en Russie d’où ils poursuivirent leurs attaques. Après la création du Mandchoukouo, ces groupes se mêlèrent à la résistance chinoise et en particulier au Parti Communiste. C’est parmi ces derniers que l’on trouve Kim Il-Sung, le futur leader nord-coréen, dont l’engagement partisan fut un des éléments de propagande. Après la disparition des Armées Vertueuses, la Corée était globalement pacifiée mais pas soumise.
C’est mort de Gojong en janvier 1919 qui déclencha le plus vaste mouvement indépendantiste de la période coloniale. Les rumeurs de son assassinat contribuèrent à attiser la colère après une décennie de politique de pacification brutale. Le mouvement pris la forme de manifestations populaires et pacifiques dans les villes coréennes réprimées par la police et menant à de nombreuses arrestations. Le mouvement s’installa dans la durée malgré les arrestations avec le soutien notamment de l’Eglise catholique en Corée et des publications en coréen introduites depuis la Chine. Le mouvement du 1e mars doit son nom à la déclaration d’indépendance publiée par un groupe de représentants du mouvement à Séoul. Une partie de ces chefs du mouvement fuirent la Corée pour former un Gouvernement Provisoire Coréen installé à Shanghai et dont Yi Seung-Man fut nommé président. Ils tentèrent notamment, sans succès, d’envoyer des représentants au Congrès de Versailles où le Japon faisait partie des vainqueurs de la Première Guerre Mondiale. Même si leurs actions furent réduites ils surent tisser un réseau de contacts et d’information en Corée même, récoltant les dons et introduisant des publications interdites. Les Etats-Unis songèrent à les armer pour en faire une armée de libération mais le projet ne se concrétisa pas avant la fin de la Deuxième Guerre Mondiale.
Après 1919, le gouvernorat-général fut contraint d’assouplir sa politique sur les traitements inégalitaires infligés aux Coréens sans pour autant revenir sur ses méthodes de pacification qui passaient par la punition collective des communautés soupçonnées d’aider ou abriter des rebelles. La police militaire fut retirée de Corée mais la pacification se poursuivit entre les mains de la police et éventuellement de l’armée. Ils réprimèrent ainsi les manifestations des étudiants de Gwangju en 1929 pour le dixième anniversaire du mouvement du 1e mars. Au début de la Deuxième Guerre Mondiale, la résistance coréenne, autant militaire que politique, extérieure et intérieure, avait été marginalisée et contrôlée. Elle n’en restait pas moins menaçante, empêchant la Corée de passer à un niveau ultérieur d’intégration. Taïwan, pacifiée beaucoup plus tôt disposait par exemple de deux représentants élus (pas par tous les résidents) à la Diète japonaise mais il ne fut jamais question d’accorder la même chose à la Corée, toujours jugée trop peu fiable.
Les crimes de la colonisation
L’attitude japonaise envers la Corée et les Coréens a varié durant les 35 ans d’annexion de la péninsule. Pour simplifier cette période en phases les années entre 1907 et 1919, aussi appelé la période du « règne de la police militaire« , ont été les plus dures pour la population coréenne entre la répression contre les Armées Vertueuses, la pacification et les arrestations dans un contexte où la Corée manquait encore d’équipements et où les fruits de son développement ne profitaient qu’au Japon. La période 1919-1925, s’ouvrant avec le mouvement du 1e mars vit un fléchissement des politiques du gouvernorat général : fin du rôle de la police militaire, attribution du governorat-général à des civils, ajustement des salaires coréens sur les salaires japonais (les Japonais touchant cependant des bonus), application du droit du travail et assouplissement des méthodes de la police.
Sur le plan culturel les principaux journaux en coréen (Dong-A Ilbo et Chôsun Ilbo) furent fondés à cette époque et bénéficièrent d’une censure plus discrète tandis que des cercles littéraires et de nouvelles publications en coréen faisaient la promotion de la langue nationale. Sur tout cette période l’attitude des autorités japonaises, tout en proclamant l’union et l’égalité, favorise la ségrégation. Cette attitude est inspirée du modèle de Taïwan, lui-même inspiré des pratiques occidentales, où cette même solution avait permis de pacifier globalement l’île. C’est durant cette période que furent produit l’essentiel des aménagements et de la modernisation de la péninsule. Le fléchissement de 1919 se produit alors qu’au Japon la maladie de l’empereur Taishô a ouvert les portes à une vie politique plus ouverte et moins influencée par l’armée, la « démocratie de Taishô« .
La dégradation rapide de la santé de l’empereur mena cependant à sa mise sous tutelle avec la régence de son fils le prince Hirohito qui favorisa un retour à l’ordre. En 1925, la loi de « préservation de la paix », destinée à lutter contre les mouvements socialistes et communistes, fut utilisée en Corée contre les indépendantistes, notamment de gauche. C’est cette loi qui fut utilisée pour justifier la répression contre les démonstrations organisées en 1926 à l’occasion des funérailles de l’ancien empereur Sunjong puis manifestations étudiantes de 1929 à Gwangju. A partir de 1931, la conquête de la Mandchourie et le développement d’une guérilla proche poussèrent et réimposer le régime de la police militaire en Corée.
C’est sans doute par conviction que les différents gouvernements poussèrent à une nouvelle politique en Corée, plutôt que ségrégation il fallait désormais assimiler les Coréens avec la conviction qu’ils pouvaient être rééduqués. La base de cette politique, le Naisen Ittai (Nai = Naichi/Japon + Sen = Chôsen/Corée, Ittai = un corps, autrement dit, deux peuples unis) mena à remettre en cause la tolérance envers la culture coréenne et à en effacer le particularisme, menant à un véritable ethnocide (meurtre d’une culture). C’est durant cette période que les mesures les plus connues et les plus vexatoires de la colonisation furent mises en place. Associées à la répression et aux difficultés grandissantes connues pendant la guerre, elles ont contribué à en faire la période la plus noire de l’occupation, celles dont les Coréens ont gardé le souvenir le plus tenace.
L’Exploitation du pays et de ses habitants
La péninsule coréenne, nous l’avons vu, avait été développée et industrialisée pour les besoins du Japon, principalement alimenter l’archipel en matières premières minières et en ressources agricoles. Même si les autorités japonaises professaient le libre marché et acceptaient la création d’entreprises par les Coréens dans les faits les firmes japonaises contrôlaient l’exploitation de l’essentiel des mines et usines du territoire en profitant d’une main d’oeuvre sous payée et surexploitée. L’obligation d’égalité salariale imposée durant la démocratie de Taishô ne changea la situation économique des ménages coréens, maintenus dans la pauvreté hormis pour une minorité aisée issue de l’ancienne classe namban et des diplômés issus du système scolaire japonais de Corée. Economique la Corée dépendait des importations de biens venus du Japon dans un système d’exclusivité propre aux colonies. C’est toujours la Compagnie de Développement Oriental qui se chargea d’acheter les terres et les mines pour les rendre leurs anciens propriétaires locataires dépendants ou les revendre à bas prix à des firmes japonaises.
La mémoire coréenne s’attache plus à la situation alimentaire, la faim étant un des souvenirs majeurs de cette mémoire collective. Le gouvernorat-général avait lancé dès l’annexion une grande réforme de la propriété agricole visant à favoriser la petite propriété coréenne, elle fut pervertie par la Compagnie de Développement Orientale qui les racheta les terres de petits paysans ruinés, jusqu’à 7% des terres arables dans l’espoir vain d’y installer des colons japonais. Les colons ne venant pas, ils replacèrent les exploitants coréens sur les terres comme locataires. Cette situation était déjà dénoncée au Japon même comme inefficace mais en Corée elle poussa à un exode rural vers les villes. La production de ces terres était principalement destinée à nourrir le marché japonais et on estime que 45% de la production de riz et 44% de la production de soja de la Corée prenait la route du Japon. 52% des terres arables étaient possédées par des Japonais en 1932. Le Japon même en avant besoin car son développement industriel s’était fait au détriment de son agriculture et dans les années 1920, le Tôhoku fut particulièrement touché par les mauvaises récoltes et la misère paysanne, l’archipel ne produisait pas assez. Les ponctions sur la production coréenne entraînèrent la hausse des prix et la malnutrition en Corée, mal compensée par des importations de riz de basse qualité. A partir de 1931 ces importations vinrent de Mandchourie mais cette production fut elle-aussi finalement détournée vers le Japon. Au final la malnutrition entraîna des surmortalités ainsi que le développement du rachitisme chez les Coréens dont la taille diminua par rapport à la moyenne des Japonais.
Les matières premières n’étaient pas la seule ressource de la péninsule, sa main d’oeuvre fut aussi exploitée. Au-delà des emplois industriels et agricoles soumis à des patrons japonais souvent absents et des intermédiaires coréens collaborateurs, ce sont les réquisitions d’hommes qui marquèrent le plus l’époque. Ces réquisitions furent surtout importantes à partir du début de la guerre pour remplacer les Japonais mobilisés. En 1942 eurent lieu les premières mobilisations dans les usines et mines en Corée et Mandchoukouo ainsi que les premiers déplacements forcés de travailleurs au Japon. A la fin de la guerre, les Coréens travaillant étaient 2 millions, plus du double que la communauté existante avant le conflit sur un total de 5 400 000 de Coréens mobilisés sur le front du travail après la mobilisation générale de 1944.
Les atteintes à la dignité des personnes et de la nation
Dès 1907 les Coréens furent soumis à une régime de police militaire et de censure qui ne cessa jamais réellement malgré les assouplissements survenus après 1919. Suppression des libertés individuelles, des libertés politique, de la liberté d’expression etc. rien de tout cela ne devrait étonner sur un territoire où existait une véritable séparation et où le maintien de l’ordre était une affaire militaire libérée des contraintes de l’Etat de droit.
Cet état n’explique par les milliers d’actes commis par les autorités sur la population coréenne durant toute la colonisation : le cas bien connu des femmes de réconfort dans les années 1930 (femmes et filles coréennes recrutées de force pour servir dans les bordels destinés aux soldats de l’armée impériale) mais aussi les mauvais traitements infligés aux travailleurs forcés (dans l’atoll de Tawara les travailleurs coréens furent nourris avec la « viande de baleine » prélevée sur les travailleurs décédés), la persécution des Coréens chrétiens (lié au soutien de l’Eglise au mouvement indépendantiste) et les diverses humilliations quotidiennes etc. Les traitements indignes infligés à la population coréenne et allant au-délà de l’exploitation font poser la question de l’existence d’une racisme anti-coréen.
Il s’agit principalement d’un racisme culturel, Japonais et Coréens partageaient une culture commune d’origine chinoise et reconnaissaient les mêmes références mais cette unité culturelle fut remise en cause par la modernisation du Japon. Fukuzawa Yukichi et son Datsu-A Ron contribua fortement à fonder ce mépris du moderne envers le « primitif » appliqué par les Japonais. Cette vision des choses prenait le contre-pieds de la vision pan-asiatique d’autres responsables japonais de l’époque et finit par devenir une opinion majoritaire.
Les Japonais se voyaient donc en vainqueurs de l’histoire face aux Coréens, vaincus du fait de leurs traditions et de leur incapacité à se moderniser, en cela ils méritaient d’être soumis au Japon. C’est en particulier au début du siècle, avec la victoire sur la Russie, qui les intellectuels japonais essayèrent de justifier cette différence entre les deux peuples en distinguant ce qui faisait le génie japonais, source de ses victoires. Il allèrent ainsi jusqu’à dépoussiérer l’image du samurai, vue jusque là comme une relique archaïque du passé, pour mettre en avant ses vertus martiales, sa sobriété, sa discipline comme définissant l’homme japonais. Cette identification illustrait aussi la bravoure des soldats de l’armée impériale victorieuse et justifiait par la même occasion toutes les réformes et sacrifices consentis par le régime de Meiji.
C’est pour cette raison que le régime colonial en Corée, malgré sa brutalité, de cherchait pas à imposer un remplacement de la population par des colons japonais ou à faire disparaître le peuple coréen. Les historiens allèrent jusqu’à chercher les traces d’une origine commune des deux peuples (Naisen Dôsoron), à réécrire l’histoire de la péninsule et à valoriser les éléments la rattachant au Japon : la conquête légendaire par l’impératrice Jingû, les liens avec le Baekje, l’existance du Mimana/Gaya comme colonie de peuplement japonais en Corée. Les Coréens devaient pouvoir devenir de vrais Japonais, conviction qui fut mise à l’épreuve avec la tentative d’assimilation des années 1930. Le racisme réel existait aussi mais était plus marginal. Il existait au niveau populaire comme une méfiance envers l’étranger (comme le montrèrent les attaques contre les Coréens de Tôkyô après le séisme de 1923). Il y aussi eu des voix chez les nationalistes des années 1930 pour se plaindre que le Naisen Ittai conduirait à souiller la pureté ethnique japonaise mais ces opinions n’eurent pas d’influence officielle. C’est donc la culture coréenne qui fut principalement visée par le colonisateur dans ce que les Coréens considèrent comme un génocide culturel.
Les crimes contre l’identité coréenne
La visite de Séoul aujourd’hui est marquée par cette tentative que les projets urbanistiques les plus récents tentent de réparer. Séoul accueillait plusieurs palais royaux de la dynastie du Joseon, des ensembles monumentaux très étendus, ils furent en grande partie démantelés et bon nombre de leurs bâtiments ont été perdus et sont progressivement restitués. Le palais de Gyeongbokgung en particulier, détruit par les Japonais au XVIe siècle avait été reconstruit au XIXe siècle. Après l’annexion, le siège du governorat-général, un énorme bâtiment de type occidental surmonté d’un dôme fut construit à l’emplacement de la porte Gwanghwamun face à la salle du trône. Le gouvernorat-général masquait littéralement le passé royal du Joseon et le coupait du reste de la ville. Le bâtiment accueillit successivement le parlement coréen puis le Musée National de Séoul avant d’être démoli en 1995 dans le cadre de la restauration du palais toujours en cours.
L’autre grand palais de Séoul, Changeokgung fut lui aussi réduit mais resta utilisé car il accueillit l’ancien empereur Sunjong jusqu’à sa mort. Le palais était autrefois relié au sanctuaire royal de Jongmyo où sont conservées les tablettes funéraires des rois et princes du Joseon. Le lien entre le palais et le sanctuaire fut brisé par le percement d’une route que Séoul a récemment enterrée pour restaurer l’unité de l’ensemble. De la même manière le développement urbain planifié par les Japonais eu tendance a favoriser de nouvelles villes au détriment des anciens capitales provinciales du Joseon comme Gwangju qui devint la capitale de sa propre province (aujourd’hui Jeollanam) au détriment de Jeonju (ville ancestrale de la dynastie royale) dont de nombreux monuments furent rasés dans un but de modernisation.
La destruction des monuments historiques coréens alla de paire avec l’appropriation d’oeuvres expédiées au Japon ou vendues aux musées étrangers, 193 000 oeuvres officiellement réclamées dont la moitié se trouve encore au Japon. Les transformations allèrent aussi avec des innovations puisque de nouveaux monuments, notamment religieux, furent créés. On peut parler d’une colonisation religieuse de la Corée. Dès 1898, un sanctuaire shintô appelé le Keijô-jinja avait été fondé à Séoul mais c’est surtout le monumental Chôsen-Jingû qui marqua les esprits. Fondé en 1925, il fut construit sur le Mont Namsan (notable aujourd’hui par la présence de la tour de Séoul) dans le même style et par le même architecte que le Meiji-Jingû de Tôkyô et devint le principal sanctuaire shintô de Corée qui en compta pratiquement 1140. Le shintô étant alors une religion d’Etat avec l’empereur à sa tête les hommages et la fréquentation des sanctuaires shintô fut encouragée pour les fonctionnaires et les étudiants avant de devenir obligatoire à partir de 1935.
De la même manière les nombreux temples bouddhistes coréens furent préservés mais rattachés à des écoles bouddhistes japonaises du même courant. Les moines coréens durent abandonner leur discipline traditionnelle pour adopter les pratiques japonaises, un des principales différences étant que les prêtres bouddhistes japonais, à la différence des Coréens, pouvaient se marier et avoir des enfants (le Joseon avait relégué ses moines bouddhistes dans des temples de montagne alors qu’au Japon un grand nombre de petits temples prospéraient en ville, expliquant les différences de moeurs). De nombreux officiers de l’armée impériale étaient par ailleurs des membres du courant bouddhiste issu de Nichiren qui se caractérisait par une forte intolérance envers les autres mouvements et temples bouddhistes, même au Japon, facilitant les comportements méprisants et intolérants envers les Coréens. Une des réactions à cette politique religieuse fut le fort développement du christianisme (catholique et prostestant) comme une solution de rejet implicite du shintô d’Etat et du bouddhisme dévoyé.
Ce sont principalement les mesures contre l’écriture et la langue coréenne qui marquèrent la population, réduisant progressivement sont utilisation publique dans la fonction publique, les échanges et l’école en commençant par l’instruction supérieure pour laquelle l’usage du japonais était obligatoire. Il fallut attendre les mesure de l’après 1919 pour que les journaux en coréen soient autorisés par les autorités avant d’être progressivement etouffés dans les années 1930 par la censure. les cercles littéraires nés souvent après 1895 furent aussi contrôlés et fermés les uns après les autres. Le but était de cantonner le coréen dans un rôle de dialecte local en voie de disparition. Les familles coréennes étaient encouragées, notamment lorsqu’elles comptaient des écoliers et des étudiants, à passer à l’usage exclusif du japonais même dans la sphère privée, obtenant ainsi des diplômes et des récompenses.
Plus grave aux yeux des Coréens furent les mesures de sôshi-kaimei prisent à la fin de la période coloniale en 1939-1940. Ces mesures devaient permettre aux Coréens de changer leur nom pour un nom japonais, le plus souvent en traduisant les idéogrammes chinois dans leur prononciation japonaise mais parfois en inventant totalement un nouveau nom. La même mesure avait été appliquée à Taïwan mais en Corée elle fut tempérée. Les familles coréennes font partie de vaste « clans » (sei) définis selon un ancêtre commun (par exemple on parlerait des Kim de Hanseong incluant plusieurs familles au lien parfois ténu) et les mariages au sein du même clan étaient interdits. Il s’agissait d’une des mesures les plus extrêmes du Naisen Ittai alors qu’en 1910, les autorités avaient empêché de tels changements de nom. Le nouvel Etat civil conserva le sei coréen en y ajoutant le nouveau nom de famille (shi) japonais. Ce changement n’était pas obligatoire mais fortement « encouragé » par des mesures de discriminations dans le domaine professionnel, scolaire et administratif et pour cette raison 80% des Coréens avaient déjà changé leur nom en 1940. La mesure, au motif de l’assimilation et de l’égalité, était impopulaire car elle était insultante mais aussi parce qu’elle génait les rites funéraires aux ancêtres, plus importants en Corée qu’au Japon du fait du poids du confucianisme, pour lesquels la transmission du patronyme était fondamental.
Un des points importants pour comprendre les relations ultérieures entre le Japon et la Corée ainsi que les questions mémorielles est que malgré l’existance d’une résistance le peuple coréen ne se libéra pas lui-même ni ne put empêcher les exactions et les humiliations subies durant la colonisation. Quand le Japon capitula en août 1945, la Corée était encore solidement contrôlée par l’armée et sa population pratiquement ignorante des développements. La libération fut un fait concédé par l’extérieur devant lequel le Japon s’inclina et que les Coréens subirent.
Après la colonisation : Diplomatie et mémoire
Lorsque l’empereur Hirohito annonça la capitulation du Japon le 15 août 1945 (jour férié en Corée-du-Sud sous le nom de Gwangbokjeol, Jour de retour de la lumière) l’ensemble de la Corée était encore sous contrôle Japonais, l’URSS avait déclaré la guerre quelques jours plus mais ses troupes étaient encore en Mandchourie. Les Alliés avaient décidé déjà lors de la conférence du Caire que la Corée redeviendrait indépendante à la fin de la guerre et qu’une occupation conjointe entre les Etats-Unis et l’URSS serait à définir. Après la capitulation, les forces japonaises présentes dans la péninsule annoncèrent la capitulation et restèrent dès lors dans leurs casernes. A Séoul, le dernier gouverneur-général pris contact avec des personnalités coréennes pour qu’elles forment un premier noyau de gouvernement et entamer rapidement une transition. Les Soviétiques et les Américains définirent à la va-vite des zones d’occupation délimitées par le 38e parallèle et se dépêchèrent de s’implanter dans leur zone. Au Nord, des conseils populaires furent mis en place pour appliquer des réformes communistes tandis qu’au Sud une pagaille générale entre les différents groupes ne fut résolue qu’avec l’arrivée des Américains à Séoul le 9 septembre. Le gouvernement militaire de la Corée par les Etats-Unis était pour le moins improvisé et dépendait de l’autorité du général Douglas MacArthur, le Sud de la Corée resta ainsi gouverné depuis Tôkyô. Les deux zones se transformèrent ensuite en deux Etats séparés, la Corée du Nord pro-soviétique dirigée par Kim Il-Sung et la Corée du Sud pro-américaine dirigée par Yi Seung-Man, vétéran du Gouvernement Provisoire de 1919.
Deux nations : des relations diplomatiques compliquées
Si la transition politique se fit rapidement, restait la question de l’armée japonaise et des ressortissants japonais installés en Corée. Elle fut rapidement réglée, ils durent quitter le pays et furent rapatriés avec des navires commerciaux au point qu’à la mi-1946 il ne restait plus rien des 700 000 Japonais de Corée et des troupes stationnées dans la péninsule. Ces anciens occupants partirent avec leurs valises et leurs vêtements mais guère plus, leurs bien furent vendus pour des misères, notamment à Insadong qui, pour cette raison, devint par la suite un marché aux puces pendant plusieurs années. De manière générale les propriétés agricoles, les maisons, les mines et les usines possédées par des Japonais furent confisquées et ensuite nationalisées, tant au Nord qu’au Sud. Dans le sens inverse, les travailleurs forcés envoyés dans l’archipel furent aussi rapatriés mais la communauté coréenne installée déjà avant la guerre continua à exister, certains de ses membres conservant même le nom japonais qu’ils avaient pris en 1940 dans l’espoir d’une naturalisation future.
Dans les années qui suivirent la Corée et le Japon eurent peu d’occasions de revoir leurs relations. La guerre de Corée eut cependant une conséquence directe sur le Japon puisque le transfert des troupes américaines de l’archipel vers la péninsule entraîna la création des Forces d’Autodéfense Japonaises (JSDF) et le retour à la souvenraineté du Japon avec le traité de San Francisco de 1952. Même après la fin de la guerre de Corée, le Japon était tourné vers sa reconstruction et l’émergence de sa prospérité économique tandis que les deux Corées étaient occupées à leur propres reconstructions. Tant la Corée du Nord que du Sud étaient alors dirigées par des dictatures, communistes au Nord (Kim Il-Sung) et nationaliste (Yi Seung-Man). Techniquement, les deux Corées étaient toujours en guerre avec le Japon, cette déclaration de guerre formelle avait été annoncée par le Gouvernement Provisoire de la Corée en décembre 1941 et avait été reconnue par les Alliés.
Le rétablissement des relations
La Corée-du-Sud se décida à signer en 1965 un traité rétablissant des relations diplomatiques avec le Japon (Nikkan Kihon Jôyaku / Hanil Gibon Joyak). Lorsque le traité fut signé la Corée du Sud était alors sous la dictature du général Park Cheung-Hee, un ancien officier de l’armée impériale qui souhaitait alors développer l’économie et l’industrie de son pays. La Corée du Sud avait donc besoin de son voisin japonais, qui connaissait déjà son miracle économique, comme partenaire. Le traité prévoyait que le Japon paierait des réparations sur les questions de propriété et de spoliation de biens, tant durent la guerre que durant la colonisation. Les dispositions du traité restèrent alors secrètes mais furent révélées en 2005. 800 millions de dollars furent versé à l’Etat coréen sous forme de prêts, d’investissements et de transferts directs.
Ces réparations permirent de financer un véritable plan Marshall pour lancer l’effort d’industrialisation de la Corée et la création de grandes infrastructures (les infrastructures d’époque coloniale avaient pratiquement toutes été détruites pendant la guerre de Corée). C’est peu de dire que les deux pays étaient loin d’une réconciliation mais il s’agissait du moins d’une normalisation. Le traité d’annexion de 1910 et les traités précédents furent par la même occasion déclarés nuls et non avenus. Le traité marque cependant le début d’un malentendu, les sommes versées par le Japon valaient pour solde de tout compte autant pour les réparations entre Etats mais aussi pour les réparations aux individus pour les spoliations et les crimes commis. Le gouvernement sud-coréen se chargea de redistribuer les sommes définies pour ses citoyens équivalent à plus de 200 millions de dollars de l’époque (300 000 wons par personne versés mensuellement jusqu’en 1977).
Pourquoi le Japon et la Corée ont-ils établis ces nouvelles bases pour leurs relations malgré leur inimitié? Dans le cadre de la Guerre Froide les deux pays étaient des alliés des Etats-Unis accueillant sur leur sol des troupes américaines nombreuses et les Etats-Unis poussaient à une bonne entente entre leurs alliés tandis que la Chine communiste était ressentie comme une menace commune. Dans ce contexte, la Corée du Sud, séparée du Nord se conçoit pratiquement comme une nation insulaire tournée vers l’extérieur. C’est Park Cheung-Hee qui initia le développement économique de la Corée du Sud en en faisant un économie tournée vers l’extérieur, pour cela le partenariat avec le Japon, toujours dépendant des matières premières devint une collaboration gagnante. De son côté, le Japon, suivant la doctrine Yoshida (Yoshida Shigeru, premier ministre jusqu’en 1967) misait non seulement sur l’alliance américaine mais aussi sur une diplomatie économique, étendant son influence par le moyen de ses entreprises puisque son influence politique et militaire faisait désormais horreur à l’ensemble de l’Asie extrême-orientale. Il faut aussi ajouter, de manière provocatrice, que les deux pays se ressemblaient sur de nombreux points.
Ressemblances et héritages
Au moment de l’indépendance de la Corée, les membres du Gouvernement Provisoire, les combattants et résistants, même hissés au sommet du nouveau pouvoir, restaient une minorité inexpérimentée alors que les Etats-Unis recherchaient l’efficacité. Les collaborateurs actifs avaient vu leurs biens saisis et éventuellement avaient été emprisonnés mais cela n’incluait pas toute la classe d’administrateurs, fonctionnaires et enseignants formés par les Japonais et qui restèrent en poste pour le nouvel Etat. Les entreprises fondées par des Coréens durant la période coloniale purent aussi se développer en rachetant les biens japonais et en prenant la place laissées par les grands zaibatsu (conglomérats japonais). Les conglomérats coréens, les chaebols, parfois fondés comme de petites entreprises sous la domination coloniale, partagent des points communs avec les zaibatsu plus qu’avec les keiretsu qui les ont remplacés. Ils partagent une organisation patriarcale stricte fondée sur une famille dirigeante, leur extension en de nombreuses filiales couvrant des pans entiers de l’économie et leurs liens étroits avec l’Etat. Ces points communs tiennent aux pratiques des entreprises et de l’Etat à l’époque de Park Cheung-Hee et ne correspondent plus aux réalités actuelles mais le capitalisme coréen peut tracer ses origines directement à l’héritage de la période coloniale.
Deux mémoires inégales de la colonisation
La Corée est aujourd’hui est un partenaire commercial important du Japon, 10% de ses importations viennent de ce pays, notamment pour des produits de haute technologie. La Corée est le troisième partenaire commercial du Japon, des relations commerciales qui bénéficient plus au Japon qu’à la péninsule. 670 000 zainichi (Coréens du Japon) vivent dans l’archipel et le nombre d’étudiants des deux pays partant étudier dans le pays voisin reste important. Du point de vue culturel, la Corée est à la mode au Japon chez les jeunes avec la consommation de la K-pop, des dramas coréens ou des produits coréens que l’on trouve à Shin-Okubo, le quartier coréen de Tôkyô. Les deux pays avaient même organisé conjointement la coup du monde de football de 2002 et 2005 avait été proclamée année de l’amitié entre le Japon et la Corée-du-Sud. Diplomatiquement les deux pays restent des alliés indispensables des Etats-Unis et tous deux perçoivent avec inquiétude la montée en puissance de la Chine, qui met régulièrement en avant la nécessité d’une coopération militaire et politique entre les deux Etats. Sur le papier, les deux pays sont des voisins aux intérêts communs évidents, aux relations étroites mais leurs relations restent compliquées et plus que souvent orageuses.
Si les Japonais peuvent jouir des produits culturels japonais, les Coréens n’en font pas autant. Chansons, mangas et livres japonais ont été interdits en Corée jusqu’en 1974 et les dernières restrictions à leur importation n’ont été levées qu’en 2004. L’épuration de la langue coréenne de ses mots inspirés du Japon a été menée à la libération mais continue régulièrement à être réactivée, notamment par les médias dénonçant tout soupçon d’influence ou de mode venue de l’archipel pouvant toucher la jeunesse. Il continue à exister des contentions territoriaux entre le Japon et la Corée-du-Sud. Le Japon revendique les ilôts de Takeshima (les rochers de Liancourt) contrôlés par la Corée du Sud sous le nom de Dokdo. Ces rochers inhabités permettent de revendiquer des zones de pêche importantes mais il s’agit surtout d’une question de fierté nationale. Certains Coréens vont jusqu’à revendiquer l’île de Tsushima (Daemado) par esprit de provocation. De la même manière la Cirée conteste la dénomination internationale de la mer du Japon et ne parle que de la « mer de l’Est ». L’opinion publique coréenne reste généralement très critique envers le Japon, plus que dans le sens inverse, il y a plusieurs raisons à cela.
La question des réparations
Ces mesures et revendications peuvent sembler anecdotiques mais s’expliquent la persistance de questions mémorielles irrésolues. Pendant toute la période de la dictature en Corée et dans la première décennie de la démocratisation, le traité de 1965 resta la réponse aux demandes concernant la colonisation, les revendications particulières restant peu suivies au niveau officiel. Ce n’est qu’au début des années 2000, avec la publication recherches et d’archives, que furent réactivées les revendications mémorielles. En 2005, à un moment de tensions diplomatiques avec le Japon, les dispositions secrètes du traité de 1965 furent révélées, notamment les sommes versées. Elle furent critiquées par l’opinion et la classe politique remettant en cause la capacité du gouvernement coréen d’alors à décider du règlement des réclamations individuelles tandis que le Japon opposait les termes du traité à toutes revendications supplémentaires.
Le cas spécifique des femmes de réconfort, qui n’étaient pas mentionnées par le traité, devinrent emblématiques. Manifestations et revendications, entretinrent un climat de défiance envers le Japon qui eu pour conséquence une dégradation des relations diplomatiques et la suspension de la coopération militaire à partir de 2012. Les différents gouvernements japonais hésitèrent entre gestes de bonne volonté et défiance envers ce qui semblait parfois un moyen de pression diplomatique détourné. Le gouvernement sud-coréen en vint à considérer en 2018 que le traité n’empêchait pas les actions individuelles contre le Japon et les entreprises japonaises et la Cour Suprême coréenne jugea que Mitsubishii devait payer des réparations dans des affaires de travail forcé au risque de voir ses biens en Corée saisis. Cette décision engendra une guerre commerciale qui se poursuit toujours.
Les femmes de réconfort survivantes, presque 200 personnes en Corée du Sud, un peu plus au Nord, reçurent finalement une compensation sous la forme d’un fond spécial financé par des dons. Les excuses déjà présentées dans les années 1990 et ensuite, restent cependant considérées comme insuffisantes par l’association parlant en leur nom. Les manifestations hebdomadaires continuent à être organisées devant l’ambassade japonaise à Séoul. Les revendications mémorielles, régulièrement rappelées dans les médias et par des publications, ont peu de chance de s’éteindre même si la Cour suprême est revenue depuis en 2021 sur sa décision autorisant les saisies de biens japonais dans les cas de demandes de réparations individuelles, calmant les relations entre le Japon et la Corée.
Des excuses mais lesquelles?
La question des excuses officielles fait aussi partie des raisons du manque d’apaisement. Plus d’un tiers des Coréens considèrent que le Japon ne s’est jamais excusé pour ses crimes et plus de la moitié pensent que ces excuses n’ont pas été suffisantes. Dès le traité de 1965 le Japon exprimé à plusieurs reprises ses « regrets », « remors » puis même des « excuses » formulées par différents premiers ministres (la plus claire étant les excuses du premier ministre Tomiichi Murayama en 1995, incluant les femmes de réconfort) et même par l’empereur Hirohito (1984, exprimant des regrets).
Le problème est que la langue japonaise exprime différents niveaux d’excuse et de regrets que le français et l’anglais traduisent mal et les termes employés en japonais ont toujours semblé insuffisants aux oreilles coréennes. Les demandes répétées d’excuses les plus profondes engendrant finalement une frustration dans les milieux politiques japonais, eux-mêmes issus souvent de milieux nationalistes. En 2005, les excuses prononcées par le premier ministre Koizumi eurent lieu le jour même d’une visite de parlementaires au sanctuaire de Yasukuni.
Ce sanctuaire est décrié à l’étranger, il s’agit d’un sanctuaire établit à l’époque Meiji pour accueillir les esprits des morts pour le Japon. Pour faire un parallèle on pourrait le comparer à la tombe du soldat inconnu en France mais avec les noms précis des soldats tombés, parmi eux se trouvent certains criminels de guerre condamnés. Cela veut dire que chaque cérémonie honorant les morts pour la nation est automatiquement soupçonnée d’honorer les criminels de guerre. Ces visites, répétées ensuite, ont mené les Coréens à considérer les excuses et regrets japonais comme des faux semblants hypocrites. il paraît aujourd’hui difficile d’imaginer un niveau d’excuse suffisant pour satisfaire l’opinion coréenne.
Des mémoires inégales
A cela s’ajoute la question des manuels scolaires japonais qui minimiseraient ou effacerait les évènements de Corée. La visite du musée de la guerre Yûshukan (au sanctuaire Yasukuni) présente une vision clairement tronquée des evènements mais concernant les manuels, seulement une minorité d’entre eux, publiés par des officines politiquement orientées, sont réellement coupables de révisionnisme. La majorité des manuels scolaires japonais se contentent le plus souvent de présenter les faits et des cas comme le traitement des femmes de réconfort font l’objet de notes en bas de page. Cela semble évidemment insultant pour les Coréens mais illustre un malentendu important entre les deux opinions.
La colonisation japonais a été la catastrophe majeure de l’histoire coréenne (avec la guerre entre les deux Corées), elle a couvert 35 années de son histoire sans parler de la période précédente. Chaque famille coréenne a vécu dans sa chair et son âme la domination japonaise, il n’est pas étonnant que son souvenir continue à obséder bon nombre de Coréens. Si l’on se place du point de vue japonais, la conquête et la colonisation de la Corée sont des évènements importants parmi d’autres évènements importants : la modernisation de l’époque Meiji, la guerre sino-japonaise, la guerre russo-japonaise, l’expansion, le militarisme etc. Un livre d’histoire japonais ne peut que réduire la part dévolue à la Corée face au nombre de sujets abordés alors qu’un livre d’histoire coréen consacrera plusieurs chapitres aux différents aspects de la colonisation. Ajoutez à cela que la mémoire japonaise s’est fixée sur la guerre du Pacifique, oubliant les théâtres « secondaires » comme la Chine et la Corée. On constate que la mémoire coréenne et la mémoire japonaise sont inégales sur le sujet de la colonisation. Les Japonais ressentiront de la perplexité et de la frustration devant les insistances coréennes tandis que les Coréens éprouveront de la colère et du rejet face à la légèreté ou l’hypocrisie supposée des Japonais pris dans leur ensemble. Au final, c’est bien cette incompréhension qui continue à nourrir les revendications et les réactions de part et d’autre de la mer de Genkai.
Aujourd’hui la Corée du Sud et le Japon sont deux partenaires contraints de travailler ensemble pour peser dans le monde et face à la Chine. Ceux sont aussi deux voisins qui ne peuvent plus s’ignorer mais dont les gouvernements respectifs, arcs boutés sur leurs postures et le respect de leurs opinions respectives, ne peuvent laisser les questions mémorielles en suspens. La persistance d’une mauvaise opinion et de rancoeurs dans leurs relations n’a que peu de chances de s’apaiser autrement que par la coexistance de fait. L’attitude la plus juste du côté japonais, au-delà d’une repentance réticente, serait sans doute de se lancer dans une étude précise et ouverte aux chercheurs coréens de la période pour faire naître une mémoire commune de la colonisation.