Les dernières années de l’époque Edo sont connues au Japon sous le terme de Bakumatsu, littéralement la « fin du shogunat », une période allant de l’arrivée du commodore Perry en 1853 jusqu’à la révolution Meiji de 1868. Cette période de 15 ans a été cruciale pour le Japon où l’existence du pays a été sur le fil. Yokohama a été au coeur de cette époque troublée, une véritable colonie européenne à un jet de pierre de la capitale shogunale. Yokohama a été un laboratoire d’idées et d’expériences mais aussi une terre d’aventures. Il régnait à Yokohama une atmosphère de Far West où la lame du samurai fit couler le sang.
Yokohama, un port aux confins du monde
Fondation du port
Yokohama n’est pas une ville japonaise ancienne, le port a été spécialement créé pour le commerce et les contacts avec l’étranger. Le Japon avait ouvert ses portes avec le traité de Kanagawa en 1854 mais seulement deux ports, Nagasaki et Shimoda, pouvaient accueillir les navires occidentaux. Le consul américain Townsend Harris avait eu la charge délicate de négocier un traité d’amitié et de commerce plus ambitieux.
Le traité Harris de 1858 fut effectivement une étape supplémentaire, il ne s’agissait plus seulement d’ouvrir les ports mais d’imposer des concessions étrangères sur le territorie japonais comme cela existait déjà en Chine. Les ressortissants étrangers devaient aussi bénéficier de l’extraterritorialité, ne pouvant pas être jugés selon les lois japonaises pour des actes commis au Japon. A cela s’ajoutait des clauses commerciales préférentielles à l’avantage des Etats-Unis puis des autres pays qui imitèrent ce traité : Grande-Bretagne, France, Russie et Pays-Bas, dans ce qui fut dès lors connu comme les traités d’Ansei (du nom de l’ère du calendrier japonais). Les nouveaux ports prévus par le traité étaient Nagasaki, Hakodate, Yokohama, ils devaient être suivis de Niigata en 1861 et Hyôgo (Kobé) en 1863.
Nagasaki accueillait des étrangers, Chinois et Hollandais, depuis le XVIIe siècle et avait été la seule fenêtre sur le monde pendant plus de deux siècles. Le commerce avec le comptoir hollandais de Déjima était organisé depuis longtemps. Nagasaki même était dirigée directement par un fonctionnaire du shôgunat, était située loin des centres urbains dans une péninsule facile à contrôler. Hakodate, sur l’île septentrionale d’Ezo ne présentait pas de difficulté, sa situation ultrapériphérique en fit une quantité négligeable pendant l’essentiel de la période surtout férquentée par les navires russes (on y trouve d’ailleurs une cathédrale orthodoxe). Yokohama était le coeur du problème.
A l’origine, Townsend Harris avait souhaité développer le port de Shimoda dans la péninsule d’Izu où le commodre Perry avait abordé le Japon en premier et où le consulat avait été officiellement installé. Le port était cependant difficile d’accès et sur la voie des typhons. La solution de rechange proposée était Kanagawa, petit port de pécheurs au Sud d’Edo et c’est ce nom qui figure sur le traité. Kanagawa était cependant trop proche de la ville et était une étape sur le chemin du Tôkaidô, l’artère qui reliait Edo et Kyôto. Le shogunat craignit rapidement que la proximité de la ville et du principal axe puisse engendrer des incidents, ou encore pire : des contacts réguliers entre les étrangers et les Japonais. Le pire aux yeux du shogunat était que tout voyageur sur le Tôkaidô risquait d’être témoin de la présence des barbares sur le sol japonais.
La solution pragmatique du bakufu fut de construire le port promis, non à Kanagawa mais à quelques kilomètres plus au Sud près d’un village de 600 âmes adossé à des collines. Les travaux furent rapides, dès le 2 juin 1859 les structures du nouveau port étaient prêtes.
Le quartier européen (Kannai) était enclos par des douves dont les accès par des ponts de bois étaient gardés par des samurais des Tokugawa qui disposaient de baraquements. Un quartier marchand japonais (Benten-dori, du nom d’un sanctuaire proche) était situé aux portes de la concession, les Occidentaux y avaient librement accès ainsi qu’à une aire de plusieurs kilomètres incluant Kamakura mais ne s’étendant pas jusqu’aux limites d’Edo. A l’intérieur de la concession les étrangers étaient libres de s’organiser comme bon leur semblait, des officiers japonais étaient en poste au bureau des douanes qui séparait les deux quartiers pour recevoir les droits sur les marchandises et les contrôler. Les navires restaient généralement au large et débarquaient leurs marchandises par deux quais construits, le quai anglais (plus grand, aujourd’hui le débarcadère des navires de croisière) et le quai français (aujourd’hui sous le parc Yamashita). Dans l’esprit du shogunat, Yokohama pouvait devenir un Dejima géant où les Occidentaux seraient contenus et maintenus hors de vue, contrôlables. Français, Britanniques, Russes et Hollandais acceptèrent rapidement le changement de port, seul Townsend Harris refusa l’entorse à son traité et jusqu’au début de l’époque Edo, les Américains continuèrent à signer leurs documents de Kanagawa, même après avoir eux-même déménagé dans des bâtiments à Edo même.
Bon gré mal gré, les Occidentaux prirent leurs quartiers à Yokohama, donnant naissance à la première communauté étrangère installée au Japon. Une curiosité que les peintres japonais ne tardèrent pas à dépeindre en variant à l’infini le thème du Yokohama-ê (images de Yokohama).
« La racaille de l’Europe »
Il existe plusieurs témoignages d’époque sur la vie à Yokohama, le premier journal, le Japan Herald, commença à être publié dès 1861, d’autres titres suivirent parfois même illustrés comme le Japan Punch qui donne à voir des caricatures de la petite société de Yokohama. Un témoignages les plus précieux restent les mémoires de Sir Ernest Satow, jeune traducteur arrivé en 1862 qui termina sa carrière comme le plus distingué diplomate au Japon et linguiste de renom. Ses mémoires sont un mélange agréable d’informations précises et d’humour britannique, il nous révèle entre autres que les Occidentaux de Yokohama avaient été surnommés la « racaille de l’Europe » par la presse.
Yokohama était un port récent et encore loin d’être un succès. Le port de Nagasaki attirait un plus grand nombre de maisons de commerce réputées. Elles étaient en contact sur place avec les entrepôts des domaines féodaux qui y changeaient leur riz et leurs autres produits exportables (soie grège, thé vert, artisanat de luxe). Les échanges étaient organisés proprement et scrupuleusement surveillés. Dans cette atmosphère professionnelle de grands marchands émergèrent comme Thomas Glover. Glover, comme d’autres, s’enrichit en traitant en particulier avec le domaine de Satsuma qui cherchait à se procurer armes, canons et navires à vapeur. Nagasaki était la place commerciale stratégique.
Comparé à cela Yokohama attirait surtout une catégorie de marchands et d’aventuriers sans capital. Peu parmi eux avaient réellement des compétences et des connaissances sur les pratiques commerciales. Ernest Satow faisait partie de l’autre catégorie de la population locale : les diplomates et officiers des consulats qui recevaient leur salaire et éprouvaient généralement un dédain certain pour le monde des marchands. C’est ainsi qu’il nous détaille les fraudes, les escroqueries, les ruptures abusives de contrats ou la simple filouterie. Satow prend d’ailleurs le temps d’expliquer l’escroquerie au change (généralement entre les pièces japonaises et des pièces d’argent mexicaines) où en jouant sur les taux les bénéficiaires pouvaient gagner une marge confortable. De la même manière les premiers terrains de Yokohama avaient été attribués gratuitement au hasard mais furent revendus abusivement pour de fortes sommes par les premiers occupants. Les officiers des douanes japonaises étaient tous corrompus, les engagements étaient des paroles flottantes et en règle générale les marchands japonais traitant avec les étrangers profitaient largement de la barrière de la langue et de l’ignorance pour gruger à tout va.
Il n’existait aucune sorte de confiance entre Japonais et étrangers mis à part quelques cas remarquables. La plupart des Européens communiquaient dans un sabir composé de mots hollandais, malais et japonais totalement incompréhensible en dehors de Yokohama. Le japonais bâclé (pas très différent de celui des actuels étudiants en japonais les moins sérieux) de quelques courageux était insuffisant pour communiquer et n’engendrait que la dérision de la part des Japonais qui voyaient confirmer leur piètre opinion des barbares incapables de communiquer. Ernest Satow, interprète de talent, dut s’imposer face aux Japonais avant que ceux-ci comprennent que cet étranger là ne s’en laissait pas conter. A quelques exceptions prêts la communication était laborieuse, voir impossible.
La très grande majorité de ces Occidentaux étaient de jeunes hommes célibataires, rarement éduqués. Il y avaient quelques femmes mais il s’agissait généralement des épouses de quelques résidents comme l’épouse du pasteur et médecin James Curtis Hepburn (aussi auteur du premier système de transcription du japonais en alphabet latin). La plupart étaient des Britanniques et des Américains travaillant pour des firmes comme la Jardine, Matheson and Co. ou d’autres firmes mais le port était loin de fonctionner à plein régime. Les Français, Prussiens et autres nationalités étaient représentés en moindre proportions. La communauté permanente était divisée entre les employés des différents consulats et les résidents privés de toutes sortes, la plupart des personnes montrant des aptitudes particulières (langues, médecine, sciences) étaient vite recrutés pour le personnel consulaire. Il faut y ajouter un nombre variable de marins, civils ou militaires, pas le groupe le plus discret et respectueux.
Yokohama était une véritable colonie occidentale au Japon, non seulement parce qu’elle disposait d’une autonomie interne mais aussi du point de vue de la mentalité. Pour Satow la baie de Tokyo était la baie du Mississippi, baptisée ainsi par les Américains et le cap au-delà duquel se trouvait Yokohama était Treaty Point, les noms étaient ainsi occidentalisés, accaparés.
Ce petit monde fermé reproduisait les formes de sociabilités européennes qu’ils connaissaient, formaient des clubs de gentlemen où les membres du consulat, jugés méprisants étaient interdits. Attirés par l’argent et prompts à dépenser, les résidents de Yokohama investissaient dans un poney pour leurs promenades et cherchaient à se faire connaître et étendre leur réseau, l’alcool coulait à flot et les discussions d’affaires s’étendait sur le champ de course aménagé sur un ancien marais asséché au Nord de la concession (aujourd’hui Yokohama Park). Cette population jeune, peu attachée au règle et turbulente inquiétait les autorités japonaises. Pour calmer ce monde et les nombreux marins, le shogunat se fit proxénète en construisant un quartier des plaisirs, baptisé Yoshiwara (comme son modèle d’Edo). Les femmes travaillant place était enfermées dans le quartier et n’avaient guère d’espoir d’en sortir (le « service » des étrangers les marquaient à vie pour les Japonais, on les qualifiaient de « brebis à gaijin », un nom qui se référait aux pratiques attribuées aux marins étrangers avec le cheptel de bord durant les traversées). L’inauguration se fit en grande pompe dès 1861 avec même des coupes commémoratives et le lieu devint rapidement célèbre même si pour éviter le scandale il fut présenté aux journaux étrangers comme un « lieu d’éducation de jeunes filles ». Il reçut même la visite d’un évêque anglican peu futé venu constater les progrès de la morale en terre païenne.
Le Week-end, ce petit monde colonial se promenait en poney et calèche sur le bord de mer tandis que les plus fortunés se retiraient sur les bungalows construits sur la colline voisine de Yamate. On peut encore y voir des maisons européennes de bois de cette époque. Une foule d’occidentaux et de Japonais (autorisés) se pressait le long des rues bordées de bâtiments de bois sur deux étages. Certains préféraient tester les limites officielles de la concession (25 miles) pour visiter la campagne alentour, se rendant jusqu’à Kamakura ou Enoshima. Certains se risquaient au-delà jusqu’à Hakone ou Hachiôji et en revenaient avec la gloire des explorateurs ayant bravé l’inconnu. Pour beaucoup le séjour à Yokohama était empreint de légèreté et d‘une certaine dose d’inconscience, il n’était cependant pas sans danger.
Un pays sous tension, le Bakumatsu
En lisant les mémoires d’Ernest Satow on peut aussi se rendre compte combien dans les premières années de Yokohama les différents consuls et leur personnel comprenaient peu la poudrière dans laquelle ils s’étaient fourrés. De leur point de vue le shogunat était le gouvernement légitime du Japon, un Etat féodal où des princes provinciaux disposaient d’une grande autonomie. Ils avaient des contacts avec le conseil les rôjû, le groupe de conseillers pris parmi les vassaux majeurs du shogunat, mais aussi avec des agents des grands domaines féodaux comme Satsuma et Chôshû à Nagasaki. Ces contacts étaient cependant limités à des échanges entre agents et marchands pour des achats stratégiques, les consuls n’entretenaient pas de liens diplomatiques avec les fiefs féodaux, considérant que ce serait s’insérer dans les affaires internes du Japon, dans les premiers temps en tout cas.
Tous avaient connaissance de l’existence de l’empereur à Kyôto, juste assez pour savoir qu’il était sans pouvoir effectif et avait une fonction rituelle mal précisée. La plupart étaient cependant bien en peine de définir exactement son rôle et sa position face à celle du shôgun. Les interprétations variaient. Au début des années 1860, la théorie française dominante considérait le shôgun comme le véritable roi du Japon dans un schéma complexe faisant du Japon une diarchie entre un empereur temporel (le shôgun) et un empereur spirituel (le tennô, pratiquement un pape) qui seraient égaux en dignité. La théorie satisfaisait certains partis pris français, plus facilement adaptable à un contexte européen (à une époque où la France était gouvernée par Napoléon III, lui-même au pouvoir grâce à l’armée).
Il fallut attendre les progrès des premiers traducteurs britanniques tels que Satow pour que la Grande-Bretagne perçoivent mieux que le shôgun n’était pas d’une nature différente des autres seigneurs féodaux, il gouvernait par le droit du vainqueur mais il le faisait par délégation de l’empereur qui était le véritable souverain. Il devint ainsi plus facile d’expliquer les tensions politiques internes. Les Français y voyaient les troubles d’une noblesse féodale comme la France en avait connu, les Britanniques y voyaient la fracture entre les partisans de la restauration de l’empereur et ceux d’un régime militaire dont la légitimité pouvait être remise en question. Cette simple question théorique entraîna des politiques très différentes et lourdes de conséquences.
Cette situation permettait aussi d’éclairer les comportements des officiers du shogunat, prêts à négocier mais déployant des trésors d’inventivité pour retarder les discussions et détourner les Occidentaux de leurs demandes. D’un côté le shôgunat avait conscience de sa faiblesse militaire face aux navires européens puissamment armés, les barbares n’avaient-ils pas humilié la puissance chinoise, la référence absolue de la civilisation pour le Japon depuis plus de mille ans ? De l’autre accepter les conditions étrangères plaçait le shogunat en position de faiblesse face aux partisans de la restauration impériale. Ces partisans comptaient les fiefs des Tozama daimyôs autonomes de l’Ouest, toujours prêts à affaiblir les Tokugawa, mais aussi une large tranche de l’opinion parmi les samurais. Le shogunat avait construit depuis deux siècles son autorité sur des principes politiques inamovibles qui garantissaient son statut de protecteur du Japon. La fermeture du Japon pour le protéger des influences étrangères faisait partie de ces pierres angulaires. Le traité de Kanagawa avait, pour les opposants, démontré la faiblesse du shogunat et son imposture, les traités de 1858-9 accordant des concessions, menaient à des accusations de trahison. Les Tokugawa laissaient des barbares souiller le sol du Japon et y imposer leurs demandes.
Parce que la question touchait aussi profondément à la nature du régime shogunal, les rôjû avaient la mauvaise idée de consulter l’empereur avant de cautionner l’ouverture des ports en janvier 1858. Le calcul était très mauvais car il renforçait l’opinion des partisans de l’empereur. Le shogun (Iemochi), chef inefficace face à la première crise extérieure en deux siècles, n’avait eu d’autre recours que de demander l’avis du véritable souverain pour imposer la légitimité de sa décision. La consultation de l’empereur Kômei ne devait que chercher à expliquer et obtenir l’approbation de l’empereur, les traités étaient déjà signés. Non seulement, l’envoyé shogunal Hayashi Akira échoua en cela mais l’empereur Kômei fut offensé par les termes des traités et par leur signature préalable. Toutes ce actions n’eurent d’autre effet que de convaincre l’empereur de jouer un rôle majeur jusque là inédit et encouragea les partisans du Sonnô Jôi (slogan signifiant : « Révérer l’empereur, expulser les barbares »).
Les notes d’Ernest Satow montrent clairement la nervosité et l’embarras des officiers shogunaux qui devaient régulièrement faire marche arrière ou gérer les contretemps, pris entre le marteau et l’enclume. En cela ils ne gagnèrent que la réputation d’être indignes de confiance et inefficaces. La frustation croissait de tous côtés.
Le revolver contre le sabre (1862-1864)
Premières attaques, le rejet des ambassades
La décision d’éloigner la concession étrangère à Yokohama avait été certainement la bonne de la part du shogunat. Il fallait alors pratiquement une demi-journée ou plus pour se rendre de Yokohama aux limites d’Edo. Les traités de l’ère Ansei stipulaient cependant que les puissances étrangères devaient disposer d’ambassades à Edo même. Ces ambassades devaient être permanentes et disposer de l’extraterritorialité. L’idée même de céder des terres à un autre pays et garantir sa présence permanente était totalement étrangère au Japon. La visite de représentants étrangers n’était pas inédite, des ambassades coréennes avaient eu lieu ainsi que des ambassades des Ryûkyû (Okinawa, officiellement indépendant mais dans les faits sous contrôle du fief de Satsuma) mais il s’agissait toujours de visites ponctuelles.
Dans ces cas comme dans le cas de visites de représentants des fiefs ou de personnages importants la tradition était de loger les dignitaires dans des temples bouddhistes dont les salles pouvaient être aménagées rapidement et étaient suffisamment larges. Dans les premiers temps les Occidentaux s’en accomodèrent. Le consul américain Harris pris ses quartiers au Zenpuku-ji à Azabu et ses protestations résonnèrent longtemps dans Edo. Peu habitué au confort spartiate des pièces japonaises il avait exigé l’installation d’une chaudière, sans doute la première du Japon. Les pièces peu meublées adaptables selon les moments n’étaient non plus de son goût, il fallait des meubles européens lourds dans des pièces aux fonctions précises et chaque membre du personnel consulaire devait avoir ses quartiers ainsi que des serviteurs. Rapidement les autres consuls furent d’accord avec lui. Les Britanniques du consul Alcock étaient au Tôzen-ji à Takanawa, les Hollandais de Graef van Polsbrock au Chôo-ji et les Français du consul Duchesne de Bellecourt au Saikai-ji. Ils demandèrent rapidement la construction d’ambassades permanentes en dur.
Le shogunat, qui n’avait guère de choix, se résolut à utiliser des terrains au Sud d’Edo qui appartenaient au shogun pour y installer les ambassades. Ces terrains, situés à Gotenyama, avaient servi au temps de Tokugawa Ieyasu à recevoir les visites des grands seigneurs venant à Edo. C’était pratiquement un lieu historique que les habitants d’Edo s’étaient ensuite approprié pour la promenade et la détente. Le shogunat réquisitionna les lieux au grand scandale de la population qui supportait mal d’être contrainte au bénéfice d’étrangers orgueilleux (imaginez le bois de Boulogne entièrement réquisitionné pour y installer une ambassade étrangère).
Le shogunat craignait en particulier des rônins, samurais sans maîtres, qui désertaient alors leurs fiefs afin de mener la lutte contre les étrangers et exercer une « punition divine ». Ils sont qualifiés à l’époque d’Ishin Shishi. Que ce soit à Edo ou dans le reste du pays la situation était tendue. Un premier incident eu lieu en janvier 1861 lorsque l’interprète du consul américain, Henry Heusken, fut attaqué de nuit alors qu’il revenait d’un dîner par des rônins et fut tué au sabre. Le coup avait été perpétré par des hommes de Satsuma en rupture de ban, dirigés par Imuta Shôhei (mais leur rôle fut découvert bien plus tard et ils ne furent jamais punis). Le meurtre mena à resserrer les mesures de protection et le nombre de gardes japonais, mais aux yeux des Occidentaux, ces gardes n’apparaissaient comme guère plus fiables, ils se ressemblaient tous.
Les plus exposés furent les Britanniques, leur temple était proche du chemin de Tôkaidô et voyait passer plus de traffic venant du reste du pays, notamment de fiefs gagnés aux idées xénophobes. Le consul Rutherford Alcock était pratiquement à portée de sabre. Le shogunat avait poussé à plusieurs reprises à un déménagement en disant qu’il était difficile de contrôler les allées et venues à proximité mais les demandes furent rejetées. Le consul les considéra comme des artifices pour l’obliger à faire retraite vers Yokohama.
Le 5 juillet 1861, durant la nuit, la garde s’était relâchée depuis le meurtre de l’interprète et les sentinelles s’étaient endormies. Un groupe de samurais du domaine de Mito s’introduisirent dans la résidence. Mito était le domaine dirigé par une branche cadette des Tokugawa dirigée par Nariaki (père du futur shogun Yoshinobu) qui était particulièrement hostile aux étrangers, ses vassaux avaient préparé leur attaque sans en référer à leur seigneur dans le but de le mettre devant le fait accompli, leur but était l’assassinat de tous les Britanniques et en particulier du consul. Une fois l’attaque lancée, les samurais de Mito tuèrent au sabre deux membres de la légation, Laurence Oliphant et George Morrison, et blessèrent dix autres personnes. Le consul Rutherford Alcock n’eut le temps que de s’armer d’un revolver et de sortir de sa chambre pour se joindre au reste de la légation et repousser les assaillants avec leurs armes à feu. L’effet de surprise passé les samurais n’eurent d’autre choix que d’abandonner leurs plans et se retirer.
Le consul protesta violemment, soutenu par ses collègues des autres nations, accusant en particulier les gardes japonais d’avoir été complices de l’attaque, ou du moins d’avoir été incompétents. Les coupables n’ayant pas été pris mais étant probablement protégés et cachés par le domaine de Mito, le gouvernement du shogun se trouva dans l’impossibilité de capturer les assaillants et de les punir. L’effet fut désastreux auprès des Occidentaux qui ne crurent pas en la sincérité des Japonais. Un représentant du gouvernement du shogun se présenta pour présenter des excuses et porter en cadeau au consul du canard et un sac de sucre, ce qui augmenta la colère d’Alcock qui y vit une bien piètre réparation pour l’outrage qu’il avait subi. Plus tard le shogunat désigna coupable quelques rônins pris au harsard et les fit exécuter sans procès pour montrer leur bonne volonté.
Par prudence Alcock décida tout de même de déplacer la légation à Yokohama où elle serait plus en sécurité. La construction des bâtiments en brique moderne à Gotenyama avait déjà débuté et devait fournir ensuite un lieu plus sûr et gardé par des soldats britanniques. Alcock fut cependant appelé en Grande-Bretagne en 1862 et son suppléant, Edward Saint John Neale, militaire de carrière, ne trouva rien de mieux à faire que de montrer le courage britannique en réinstallant la légation au Tôzen-ji. La légation fut de nouveau attaquée le 28 juin 1862, causant la mort de deux gardes. La nouvelle légation à Gotenyama fut elle-même incendiée en janvier 1863, une tentative d’incendie à laquelle participèrent Takasugi Shinsaku et le jeune Itô Hirobumi, futur premier ministre du Japon.
A ces premiers morts s’ajoutèrent rapidement celles de marins russes et de deux officiers hollandais assassinés dans les rues de la partie japonaise de Yokohama par des inconnus dès 1859. Ces morts justifièrent la création du premier cimetière étranger à Yokohama. Les choses allaient empirer.
L’incident de Namamugi
Lorsque Ernest Satow débarqua à Yokohama en septembre 1862 la communauté européenne était déjà sur le qui-vive. Il note que chacun dormait avec un revolver à portée et que lui-même fit l’acquisition d’un Colt. La vie et les affaires continuaient cependant, toujours l’inconscience ou le refus de plier justifiait que les Européens de Yokohama continuassent à promener autour de la concession comme prévu. Une semaine plus tard l’incident de Namamugi se produisait.
L’incident était précisement le scénario que le shogunat avait craint. Un groupe de marchands britanniques à cheval conduits par Richard Lennox Richardson, basé à Shanghai, et accompagné par une dame, se rendait en visite dans un temple de Kawasaki. Ils chevauchaient le long du Tôkaidô lorsqu’ils arrivèrent près du village de Namamugi. Ils y croisèrent le chemin de la procession de Shimazu Hisamitsu, père et régent du daimyô de Satsuma, Shimazu Tadayoshi. Une telle procession était composée d’un grand nombre de porteur et de samurais armés formant une escorte longue de plusieurs centaines de mètres. Pratiquement tous étaient à pieds, chevaucher étant réservé aux personnages les plus importants tandis que le maître était transporté en palanquin. La tradition voulait que les paysans se prosternent au passage d’une telle procession sous peine de mort. En cas de recontre avec un autre cortège ou d’autres samurais il était convenu que le rang dictait la priorité et au Japon pratiquement personne hormais le shogun dépassait les Satsuma en dignité.
Richardson semble avoir été un homme arrogant qui aurait déclaré « savoir comment traiter ces gens-là ». Dans des circonstances similaires un marchand américain appelé Van Reed avait démonté et s’était incliné au passage d’un daimyô, s’attirant les critiques des Occidentaux qui considéraient qu’il avait établi un précédent et réduit le respect que les étrangers devaient imposer pour se maintenir en sécurité. Richardson et les siens chevauchèrent malgré les appels et remontèrent jusqu’au niveau du palanquin seigneurial. Les versions varient ici entre une attaque non provoquée et une attitude insultante de la part des Britanniques. Les samurais de Satsuma, provinciaux réputés pour leur tempérament, sabrèrent les insolents comme la tradition japonaise leur en donnait le droit.
Richardson tomba tout de suite de son cheval et ses compagnons crièrent à leur compagne de s’enfuir car ils ne pouvaient rien pour elle mais elle ne fut pas attaquée. Ces compagnons, Marshall et Clarck, réussirent à s’enfuir à cheval bien que grièvement blessés. Richardson était encore vivant quand Shimazu Hisamutsu ordonna le coup de grâce. Là encore les différences culturelles aggravèrent l’incident, pour les Japonais il s’agissait d’une miséricorde accordée tandis que les étrangers y virent le meurtre d’un homme à terre sans défense. Le corps fut mis sur le côté du chemin et la procession poursuivit son chemin jusqu’à son étape à Hodogaya. L’autopsie menée par le docteur Willis (un ami proche de Satow) montra qu’il avait subi une dizaine de blessures, toutes fatales, au sabre et à la lance.
Satow raconte comment l’agitation s’empara de la concession dès que les blessés arrivèrent. Les récits confus se multiplièrent tandis que les Occidentaux s’armaient et que le personnel des consulats était rappelé. Tous les hommes possédant des armes et un cheval galopèrent sur place pour récupérer le blessé et éventuellement le venger. Les gardes du shogunat renforcèrent leur surveillance, ne sachant s’ils devaient défendre le port d’une attaque ou empêcher les barbares d’attaquer Edo. Le sentiment dominant était qu’il fallait réagir immédiatement et avec force. Lors de la réunion des consuls et des commandants de navires qui fut convoquée la suggestion fut réellement examinée. Il était question de faire débarquer des troupes pour marcher sur Hodogaya et se saisir de Shimazu Hisamitsu pour meurtre, au besoin en éliminant sa suite armée et en brûlant l’auberge officielle où il résidait. Le début fut tendu et d’après Satow le coup aurait pu très bien réussir mais au prix de provoquer une guerre.
Les esprits plus responsables des consuls Duchesne de Bellecourt et Neale l’emportèrent. On se contenta, au grand mécontentement des marchands, de stationner les navires près du rivage pour veiller à la sécurité de la concession. Aucune initiative armée ne fut prise mais une protestation conjointe fut envoyée au shogunat et une demande de réparation financière pour les familles des victimes. Le shogunat lui-même pouvait promettre de chercher les responsables mais en vérité les Shimazu avaient agi selon la tradition de l’époque et les Tokugawa n’avaient aucun moyen de contraindre Hisamitsu à obéir à une quelconque injonction. Du point de vue japonais la faute retombait sur Richardson (ce que plusieurs Européens convinrent en privé mais ne pouvaient pas admettre publiquement) mais les traités donnaient le droit aux étrangers de juger les affaires concernant les leurs. Pour beaucoup d’observateurs japonais la preuve était faite que la présence étrangère était porteuse de troubles inutiles et que les Tokugawa étaient incapables de gérer l’affaire.
Les canons de Shimonoseki
Bruits de guerre
Au début de 1863 la communauté occidentale à Yokohama était au comble de la tension. Croiser un samurai porteur de ses sabres était un risque jugé sérieux, peu importe son origine. Ernest Satow raconte lui-même ses frayeurs personnelles le jour où il croisa un samurai qui l’avait regardé d’une drôle de manière (ce qui semble avoir satisfait le samurai). De l’avis général cependant, le revolver était pratiquement inutile en cas d’attaque surprise par un samurai extrêmement compétent au maniement du sabre. Les visites consulaires à Edo se faisaient avec une puissante escorte armée prise parmi les hatamotos du shogunat, supposés plus fidèles. Dans le même temps les affaires et les contacts quotidiens avec les autres classes de la société japonaise se poursuivaient sans troubles notables.
En avril, les demandes de réparations arrivèrent du Home Office exigeant 100 000 livres de réparation de la part du shogunat, 25 000 livres de la part de Satsuma et des excuses officielles. Les demandes étaient dures et les fonds du shogunat à sec, le conseil des rôjû demandèrent un délai pour rassembler la somme exigée et multiplièrent les mesures dilatoires jusqu’à exaspérer les plus patients (hormis le colonel Neale qui, bien que peu estimé par Satow, montra sa capacité de maîtrise durant ces jours). Les rumeurs de guerre se propagèrent dans la partie japonaise de Yokohama où la population et les marchands commençèrent à plier bagages.
Le shogunat proclama qu’il n’y aurait pas de guerre le 1e mai mais le 2 mai indiqua à la population à se tenir prête à évacuer pour que leurs maisons soient utilisées par des troupes. Le 5 mai Yokohama était vidée de ses habitants dont un bon de domestiques qui profitèrent de l’occasion pour emporter ce qu’ils pouvaient des maisons occidentales, mais beaucoup revinrent dès le lendemain. Un marchand français tua un artisan japonais qui lui devait de l’argent (il fut arrêté et détenu sur un navire français) tandis que des deux inconnus, des samurais, tentèrent d’enlever deux Américains qui furent secourus in extremis. La rumeur disait que 100 000 samurais campaient autour de Yokohama et qu’un bain de sang se préparait, cependant les jours se succédèrent sans autre alarmes.
A la fin du mois de juin le shogunat se résolut finalement à informer les consulats étrangers que le 11 mai précédent l’empereur Kômei avait publié un édit ordonnant la fermeture des ports et l’expulsion des étrangers. Politiquement le shogunat ne pouvait ignorer un ordre impérial, le tennô restant le souverain théorique du Japon, ils n’avaient plus non plus l’autorité et le crédit pour imposer à l’empereur de se dédire comme cela avait été le cas par le passé. Ils durent se contenter d’expliquer aux consuls éberlués que l’édit ne serait jamais réellement appliqué par eux (Satow nota « Une page entière de points d’exclamation n’aurait pas suffit à rendre la stupéfaction publique »). Le shogunat en était réduit à exposer l’étendue de son incapacité à agir et le peu de cas qu’ils faisaient de l’avis impérial. C’est à ce moment que le consulat britannique commença à modifier son opinion sur le shogunat, sa légitimité et sur sa capacité à durer. Une garnison permanente japonaise fut installée tout de même autour de Yokohama comme signe extérieur d’action mais rien de plus ne se passa. Les consuls réagirent en exigeant le paiement entier et immédiat des réparations, puisqu’ils étaient sensés partir sous peu, ce qui fut fait le jour-même après avoir été l’objet de longues discussions de plusieurs mois.
Son du canon, le raid sur Kagoshima
Le paiement effectué et l’absence d’actions ramenant le calme, les Britanniques décidèrent qu’ils présenteraient eux-mêmes leurs exigences au fief de Satsuma par une expédition sur Kagoshima. Sept navires armés prirent la mer le 11 août avec le laisser faire du shogunat. Les autorités du fief prirent contact avec l’escadre arrivée sur place par un envoyé et son escorte (il apprirent plus tard que l’escorte avait pour mission de monter à bord et s’emparer du navire amiral Euryalus, ce qu’ils auraient fait s’ils avaient été autorisés à monter à bord). Le fief de Satsuma refusait toutes les demandes britanniques, imputant la faute au shogunat pour son incompétence. A cela l’amiral Küper réagit en faisant saisir des navires à vapeur modernes achetés par le fief comme monnaie d’échange dans les négociations.
C’est à ce moment que les batteries de canons de Satsuma tirèrent sur les navires britanniques qui répondirent et incendièrent aussi les navires pris. Les Britanniques neutralisèrent les batteries et incendièrent la ville de Kagoshima par des bombes incendiaires, elle avait été heureusement évacuée la veille. A la suite de quoi les Britanniques avaient perdus 11 hommes dont des officiers. Il y eu des hésitations sur la marche à suivre entre débarquer et occuper Kagoshima ou s’estimer satisfait des destructions, cette dernière opinion l’emporta et le 17 août les Britanniques quittèrent la baie de Kagoshima. Leur action fut ensuite approuvée par le parlement britannique, quelques mois plus tard. En novembre 1863, le fief de Satsuma accepta de payer les 25 000 livres d’amende (somme empruntée et jamais remboursée au shogunat) et que les assassins de Richardson seraient activement recherchés et punis (ils ne furent jamais trouvés malgré les « efforts » de Satsuma). Evidemment Shimazu Hisamitsu resta intouchable, le consul britannique décida de s’en satisfaire.
Le calme sembla retourner à Yokohama lorsque le 14 octobre, le lieutenant Camus, des chasseurs, fut assassiné autour de Yokohama. Il se promenait à cheval lorsque des inconnus l’agressèrent, les coups de sabre furent mortel et son bras droit fut retrouvé loin de son corps. Encore une fois, des rônins non identifiés furent accusés mais jamais retrouvés. Le shogunat semblait incapable de trouver des pistes, ce qui semblait suspect aux observateurs qui connaissaient le niveau de contrôler et de suspicion habituel dans un régime aussi autoritaire que le shogunat. Les rônins Ishin shishi continuèrent à représenter une menace mais à ce moment précis, le consul français Duchesne de Bellecourt avait autre chose à faire que demander des réparations, la guerre était à l’ordre du jour.
Expédition contre Shimonoseki
Le récit d’Ernest Satow a ses limites, même s’il est assez objectif il a parfois des oublis (il écrit plus de 30 après les faits) et nous pouvons nous référer plutôt à ce qu’écrit Alfred Roussin, secrétaire du contre-amiral Benjamin Jaurès (l’oncle de Jean Jaurès) alors en mission en Asie. Jaurès était arrivé de Chine le 26 avril 1863, en pleine crise des réparations britanniques. Roussin nous donne d’ailleurs sa version des évènements en donnant largement le beau rôle à l’amiral qui aurait par sa fermeté poussé les Japonais à payer les réparations. Il amenait avec lui aussi 250 chasseurs du 3e bataillon d’Afrique (dont faisait partie le lieutenant Camus) et de l’infanterie de marine qu’il fit débarquer et camper sur les collines autour de Yokohama. Il s’agit de la seule occupation militaire du Japon avant 1945. Là où Satow restait objectif, Roussin est parfois assez comiquement chauvin, portant des jugements sur les Britanniques et les Japonais (une vision que partageait alors Satow mais que ce dernier corrigea après une vie passée à apprendre la culture et mentalité japonaise).
L’ordre d’expulser les étrangers de mai 1863 avait libéré des domaines xénophobes de toute restriction, ils avaient pour eux la volonté impériale. Satsuma était un opposant du shogunat mais le clan de Chôshû (préfecture de Yamaguchi) était aussi très actif dans la lutte contre les Tokugawa. Ils venaient à peine de faire partir en secret 5 samurais de leur clan pour les envoyer en Europe apprendre les techniques étrangères (dont Itô Hirobumi qui avait cessé de jouer avec les alumettes près des ambassades). Chôshû contrôlait une des rives du détroit de Shimonoseki séparant le Kyûshû et l’Honshû. Ce passage stratégique avait déjà vu plusieurs combats dont la célèbre bataille de Dan-no-Ura. Le passage était étroit et long et Chôshû l’avait fortifié de batteries incluant quelques canons modernes achetés aux Occidentaux. Bloquer le détroit pouvait permettre d’isoler Yokohama et Edo de la présence étrangère en Chine et rendre les échanges plus difficiles donc moins profitables.
Ils ouvrirent le feu d’abord sur le navire américain Pembroke le 25 juin 1863 qui dut repartir vers la Chine. Quelques jours plus tard c’était le navire français Kienchan qui était touché et endommagé. Navires marchands et militaires de toutes nationalités étaient pris pour cible sans distinction. Le commerce se dérouta rapidement vers Nagasaki au détriment de Yokohama. Alors que l’expédition vers Kagoshima était encore en préparation le navire américain Wyoming se rendit sur place et coula le Kôshin, un des navires à vapeur achetés par Chôshû. Le Wyoming est cependant gravement touché et 40 marins américains furent tués dans l’affaire. Quelques jours plus tard, le 14 août, Jaurès partait avec le Dupleix et le Tancrède pour bombarder les batteries du détroit et débarquer des troupes pour finir le travail. Les chasseurs affrontèrent les troupes de Chôshû brièvement et sans pertes majeures (Roussin donne beaucoup d’ampleur à ces actions que Satow définira comme très exagérées). Les batteries attaquées avaient été détruites et quelques villages incendiés, se tenant pour satisfait, l’amiral Jaurès rentra à Yokohama.
Cette première expédition était considérée comme un succès seulement sur le moment. Le détroit de Shimonoseki était toujours fermé et les passages dangereux. Le meurtre du lieutenant Camus montrait que les rônins opposés à la présence étrangère guettaient toujours. Les incidents se poursuivirent, en juin 1863, la légation américaine, la seule restante à Edo fut incendiée et le consul Pruyn dut être évacué de force par le shogunat vers Yokohama. Durant la période 1863-1864 plusieurs incidents virent la destruction de biens occidentaux et de marchandises tandis que les détroits étaient toujours fermés.
En octobre 1863, le gouvernement shogunal recommença à faire pression sur les consuls pour obtenir l’évacuation de Yokohama, cette fois-ci sur le motif que les traités avaient été sous-entendus comme des mesures temporaires et que la présence étrangère risquait d’être la cause d’une guerre civile. Face au refus des occidentaux le shogunat répliqua en décourageant discrètement le commerce. Il espéraient ainsi pousser les marchands européens à quitter les lieux, rendant l’existance du port inutile. Une mission diplomatique fut même envoyée en France dans ce but en janvier 1864.
En mars 1864, Rutherford Alcock revint prendre son poste tandis que Duchesne de Bellecourt était remplacé par Léon Roches. La mission diplomatique revint dès juin 1864 porteuse d’un traité signé à Paris qui déterminait les réparations financières dues à la France pour le meurtre de Camus et les dégats sur ses navires mais les demandes de réouverture des détroits semblaient impossibles à obtenir. Le shogunat encouragea alors l’intervention militaire contre Chôshû tandis qu’Itô Hirobumi, revenu en catastrophe d’Europe parvenait à convaincre les Britanniques de l’envoyer négocier auprès de son fief. Le calcul du shogunat était que les Occidentaux pourraient se charger de leur sale besogne en affaiblissant un rival haï, pour ensuite dénoncer et se scandaliser de l’attaque. A ce stade, ces calculs ne trompaient plus personne parmi les Européens et les Japonais mêmes.
L’expédition conjointe contre Chôshû réunissait une vingtaine de navires britanniques, français américains et hollandais. Les Britanniques en constituaient l’essentiel des forces commandées par l’amiral Küper et l’amiral Jaurès. Les Américains occupés par leur guerre civile et les Français occupés au Mexique n’avaient pas alors les moyens de contribuer plus. Ernest Satow et Alfred Roussin, même s’ils ne se mentionnent pas étaient tous deux présents lors de l’expédition et en offre des récits parallèles.
L’expédition eu un résulta très clair. Les navires occidentaux disposaient de bateaux avec des canons dont la portée était bien supérieure aux canons japonais et pratiquement 1900 hommes furent débarqués lors des opérations militaires. Toutes les batteries furent détruites méthodiquement et les troupes de Chôshû furent repoussées entre le 5 et 6 septembre 1864. Le 8 septembre, le fief de Chôshû demanda la suspension des hostilités pour négocier et Shimonoseki fut ouvert aux étrangers. Aucune occupation ne fut imposée mais le fief de Chôshû dut payer l’équivalent de 3 millions de livres de réparations assumées par le shogunat.
La volonté de négocier de Chôshû correspondait aussi à des évènements intérieurs, le 20 août 1864, les troupes de Chôshû présentes à Kyôto avaient tenté de forcer les portes du palais impérial pour s’emparer (ou « libérer » de leur point de vue) l’empereur Kômei. L’incident des portes Hamaguri avait vu le shogunat et Satsuma combattre ensemble dans les rues de la capitale. Les troupes de Chôshû vaincues et pourchassées, ses batteries et ports détruits, le fief était affaibli et sa cause humiliée. L’empereur Kômei lui-même, choqué de voir la guerre arriver jusqu’aux portes de son palais eu un changement d’opinion envers les extrémistes de sa propre cause et se rapprocha du prince Hitotsubachi Yoshinobu (le futur dernier shogun) qui dirigeait alors Kyôto pour le shogun Iemochi. Dans les semaines qui suivirent l’empereur accepta une expédition militaire du shogunat contre Chôshû. Pour un temps, le shogunat semblait sortir renforcé des évènements.
Changement d’époque (1864-1868)
Les dernières attaques
La victoire occidentale à Shimonoseki et la répression après le coup de Kyôto renforçèrent le shogunat, lui permettant d’admettre sans risque que les ports ne seraient pas fermés et que la présence étrangère était assurée. Tout semblait pour le mieux quand le 20 novembre deux officiers britanniques, Baldwin et Bird, furent assassinés à Kamakura. Les deux hommes étaient partis visiter le Grand Bouddha et furent attaqués en tournant sur l’avenue du sanctuaire Tsurugaoka Hachimangu. Baldwin fut tué sur le coup par les sabres des assaillants, Bird survécut plusieurs heures mais avant d’être secouru il reçut un mystérieux coup de grâce dont l’auteur ne fut jamais trouvé (les attaquants s’étaient enfuis depuis longtemps à ce moment).
Le traitement de cette dernière affaire changea par rapport aux meurtres de l’année précédente. Le shogunat se sentait fort et ne craignait pas de découvrir l’origine des rônins responsables des crimes. Rapidement des complices furent dénoncés et un chef, Shimizu Seiji fut appréhendé et exécuté le 28 décembre 1864. Ernest Satow fut témoin de son exécution publique où un grand nombre d’Occidentaux et de Japonais assistèrent. Satow, en sa qualité d’interprète put interroger enfin un de ces Ishin Shishi qui avaient été tant redoutés. Shimizu, qui avait été reconnu par un enfant, avoua les meurtres et déclara qu’il n’aurait pas tué les deux étrangers s’ils s’étaient écarté de son chemin. Il revendiqua cependant son geste en espérant que l’une des victimes soit un consul. Les meurtres apparaissent des actes improvisés et opportunistes éloignés d’un complot mais toujours justifiés par la xénophobie. Lors de son exécution, Shimizu Seiji eu droit de prononcer son poème de mort : « Je ne regrette pas d’avoir été pris et d’être exécuté. Tuer les barbares est le véritable esprit japonais. »
Le meurtre de Bird et Baldwin furent les dernières attaques contres des occidentaux de la part des partisans du Sonnô Jôi. Le changement de climat politique en est en partie la cause. Yokohama étant désormais sécurisée, la question se porta sur d’autres sujets. Le nouveau consul britannique, Harry Parkes, arrivé en 1865, était un homme audacieux et énergique qui poussa à l’ouverture du port de Hyôgo avec ses collègues. Il fit miroiter au shogunat l’idée l’échanger les millions de réparations dues par Chôshû contre l’ouverture rapide du porte déjà prévue par les traités de 1858 mais toujours repoussée. Entre lui et Léon Roches, les Européens étaient passés à une autre étape de leur présence au Japon.
Changer le Japon
Les Britanniques comme les Français étaient désormais engagés dans les luttes politiques internes japonaises, chacun selon leurs vision des choses. Le baron Léon Roches, s’appuyant sur la théorie des deux pouvoirs déjà mentionnée (que l’on retrouve dans les écrits d’Alfred Roussin), chercha à créer une alliance entre la France et le shogunat. Le shogun étant l’interlocuteur légitime, il devait être soutenu pour garantir la place de la France et éventuellement mener à un protectorat. Il multiplia les initiatives qui culminèrent avec la mission militaire française de 1867 et les efforts de modernisation de l’armée shogunale. Ces efforts furent ensuite dénoncés à la chute du shogunat mais ce furent des Français, comme Jules Brunet, qui se joignirent aux Tokugawa pour lutter jusqu’en 1869 lors de la bataille de Hakodate.
Les Britanniques de leur côté en étaient venus à considérer que le Japon devait avoir un gouvernement légitime et que cette légitimité reposait dna sle prestige de l’empereur. Des hommes comme Ernest Satow contribuèrent plus qu’un peu à encourager les contacts avec les domaines féodaux autrefois ennemis jugés comme seuls capables de faire évoluer la situation. Américains et Hollandais s’alignaient globalement avec ces vues. Les contacts commerciaux à Nagasaki d’hommes comme Glover contribuèrent largement à armer et moderniser les daimyôs tozama tandis que le dialogue (devenu plus aisé par les traducteurs) permettait de pousser le débat sur les réformes et la nature politique des changemenst à venir à un autre niveau. Un texte d’Ernest Satow sur le sujet fut ainsi traduit et diffusé largement en 1865, devenant peut-être le premier écrit politique sur le Japon par un étranger.
Cette évolution correspondait à une cheminement similaire chez les anciens adversaires. Dès les jours suivants les expéditions de Kagoshima et Shimonoseki, les samurais locaux exprimèrent estime et admiration pour la puissance et la discipline militaire britannique, hommage d’un guerrier à un autre. Le complexe de supériorité des samurais laissa la place à la réalisation de la différence en puissance militaire et à une remise en question profonde. Satsuma fut le premier à sauter le pas avec de profondes réformes militaires. Dans les deux fiefs, des hommes jeunes de rang inférieur comme Saigô Takamori, Takasugi Shinsuke ou Itô Hirobumi, prirent l’ascendant sur leurs aînés, renversant pratiquement les anciennes hiérarchies. Le rejet conservateur xénophobe se transformait en révolution politique progressiste. Il fallait acheter des armes et des navires, s’entraîner, apprendre les tactiques européennes mais aussi leur technique, leur organisation politique, économique et militaire. Il fallait apprendre de visionnaires comme Sakuma Shôzan, avocat de la modernisation militaire qui avait pourtant été tué par des Ishin Shishi en 1863. L’objectif était désormais moins d’expulser les étrangers que de renverser le shogunat pour créer un Etat fort capable de traiter en égal avec les étrangers.
Cette dynamique porta rapidement ses fruits. Dès 1867 l’alliance Sat-chô (Satsuma-Chôshû) fut en mesure de pousser Tokugawa Yoshinobu à l’abdication et à défaire ses troupes lors de la guerre civile du Bôshin, une guerre courte d’un an à peine qui se conclut par la restauration impériale de Meiji. Le jeune empereur Meiji à qui on s’empressa de faire rencontrer les consuls étrangers et leurs interprétes, dont Ernest Satow. Le Japon était désormais sur la voix de la modernisation.
Les habitants de Yokohama abandonnèrent progressivment leurs armes à pattir de 1868. Le seul évènement notable fut l’incident de Sakai lorsque dans le feu de la guerre civile des marins français furent pris pour cible par des samurais de Tosa qui gardaient le port de Sakai. Le jeune gouvernement Meiji s’empressa, comme le shogunat avant lui, de payer des réparations et d’ordonner le suicide des samurais coupables.
La volonté d’ouverture et de modernisation rendit rapidement le besoin de concessions fermées obsolète et Yokohama se transforma en véritable ville japonaise ouverte sur le pays. La concession avait été endommagée par un grand incendie (accidentel) en 1866 mais avait déjà été rebâtie de manière plus raisonnée et elle fut reliée dès 1872 par une ligne de chemin de fer jusqu’à Tôkyô (gare de Shimbashi). Ernest Satow put dès lors voyager librement dans le pays et découvrir ce qu’il soupçonnait depuis longtemps : seuls les samurais, gardien d’un puissant orgueil de classe, présentaient de l’hostilité aux étrangers. Partout où il se rendit il fut reçu avec hospitalité et curiosité, jusque dans les plus petits villages, comme cela avait été le cas à Shimonoseki alors que les combats venaient d’avoir lieu.
C’est vers la même période qu’il rencontra son épouse, Takeda Kane, de fait sinon de titre (les mariages avec les étrangers étant interdits), qui donna naissance à ses enfants. La communauté étrangère de Yokohama perdura mais une partie se déplaça vers Tôkyô et commença à collaborer aux efforts de modernisation et de transmission des connaissances. Les traités inégaux de l’ère Ansei furent abolis à la fin du XIXe siècle après la victoire japonaise de 1895 contre la Chine qui avait fait entrer le Japon dans le concert des puissances et établi son statut international.