A la fin de l’époque Kamakura (XII-XIVe siècle), le bouddhisme japonais était passé par des transformations qui l’avait divisé en écoles et en courants de pensée aux objectifs et aux pratiques très différentes les unes des autres. Le bouddhisme du peuple n’était pas celui des guerriers ou des nobles. Dans le contexte du premier bakufu (gouvernement des guerriers), cette diversité pouvait être porteuse de périls. Le shogunat persécuta notamment les adeptes de Nichiren. Le bouddhisme allait devoir s’organiser pour survivre au régime des guerriers et à ses siècles chaotiques.
Le bouddhisme dans la société guerrière
Les Cinq Montagnes
L’effervescence spirituelle de l’époque Kamakura n’eu son pareil dans toute l’histoire japonaise et durant le règne des régents Hôjô le contrôle des institutions religieuses ne fut pas une priorité. Les écoles de Nara ainsi que le Tendai et le Shingon tombaient encore sous la juridiction de la cour impériale qui était encore une puissance politique et sociale bien décidée à protéger ses prérogatives. Le shogunat ne se concevait encore que comme le gouvernement des guerriers et n’entendait pas de mêler de la foi populaire tant que celle-ci ne provoquait pas de désordres susceptibles de gêner l’ordre. Le Nichérisme fut le seul à être persécuté justement parce qu’il entendait lutter contre les courants rivaux, si besoin par la conversion forcée. Du point de vue des guerriers, le seul courant bouddhiste susceptible de les intéresser et d’avoir un intérêt pour eux étaient les écoles du zen dont le coeur se trouvait dans les temples de Kamakura. Les plus importants de ces temples, fondations shogunales, étaient réunis sous l’appelation des Cinq Montagnes (Gozan).
Si Kamakura peut être caractérisé par l’innovation la période suivante de Muromachi peut être vue un temps d’organisation. De manière générale le shogunat de Muromachi imposa un ordre féodal plus étendu et systématique que ce qu’avait réalisé le shogunat Minamoto de l’ère précédente. Ce côté organisateur et universel se retrouva dans une véritable politique religieuse visant à organiser le bouddhisme comme une force à son service. Sous la coupe d’un gouvernement des guerriers c’est évidemment le zen qui connu les plus importantes évolutions. La chute des Hôjô en 1333 et l’installation du nouveau shogunat Ashikaga en 1336 avait replacé Kyôto comme centre de gravité du pays dans un contexte de guerre civile entre deux cours opposées (le Namboku-chô). L’empereur Go-Daigo, qui avait brièvement repris le pouvoir entre les deux shogunats, fut le premier à institutionnaliser le zen en sa faveur. Les Gozan de Kamakura furent réunis sous la conduite du Rinzai, la principale école zen, sous la direction du temple Kenchô-ji. Le centre religieux du pays ne pouvant pas rester dans le Kantô, ils furent rapidement doublés par un nouveau Gozan de Kyôto dirigé par le temple Nanzen-ji et supérieurs aux montagnes de Kamakura.
Le modèle politique de Go-Daigo se trouvait chez les empereurs chinois, il voulut imposer un gouvernement impérial fort, hiérarchisé et étendu sur tout le Japon mais manquait de compétences et de personnel pour cela. Les moines du Rinzai devaient lui fournir ce personnel. Les moines zens, portés sur l’étude mais ouverts sur le monde, apparaissaient comme des conseillers parfaits. Leurs compétences en faisaient des administrateurs stricts qui poussaient à la rationnalisation économique des domaines. Ils étaient des conseillers lettrés en contact avec le modèle chinois et faisaient aussi fonction de scribes. Mûsô Sôseki, moine zen qui avait conseillé les Hôjô avant de se rallier à la cause impériale, fut le premier à suggérer cette organisation à Go-Daigo. L’idée fut reprise ensuite par Ashikaga Takauji quand il déposséda Go-Daigo de ses pouvoirs et se nomma shôgun. Il manquait lui aussi cruellement de compétences administratives, ne sachant que gagner des guerres.
Aux Cinq Montagnes de Kyôto et de Kamakura il adjoignit en 1341 les Dix Monastères (Jissetsu) et une classe de temples locaux (shôzan). Il fit aussi construire des temples provinciaux appelés Ankoku-ji portant le nombre d’institutions du système Gozan Jissetsu à près de 250 temples dans toutes les provinces. Officiellement les temples Ankoku-ji devaient prier pour les morts des guerres de 1333-1336 ainsi prier pour la paix mais ils furent surtout des relais pour les ordres venus de Kyôto depuis les Gozan qui fonctionnaient alors comme de véritables ministères parallèles aux institutions shogunales. La poursuite des guerres civiles entre les cours du Nord et Sud empêcha cependant au shogunat de compléter son réseau de temples. Ce n’est qu’avec le retour de la paix et l’affirmation du pouvoir shogunal que le troisième shogun Ashikaga Yoshimitsu formalisa encore plus cette organisation. En 1386, il fit du Nanzen-ji le temple supérieur des Gozan, une seule tête facile à contrôlée par le shogun. Cette véritable hiérarchie permettait des carrières, les supérieurs de temples shôzan pouvant être promus dans les jissetsu puis les Gozan, des carrières dépendantes de la faveur shogunale, de ses intérêts ou d’éventuels rejetons shogunaux à placer.
Une politique religieuse et artistique au service du shogun
Lorsque Ashikaga Yoshimitsu se fit construire en 1397 sa villa à Kitayama, au Nord de Kyôto, il ordonna la construction d’un pavillion de villégiature destiné aux banquets et rencontres poétiques. Ce pavillon, aujourd’hui le Pavillon d’Or (Kinkaku-ji) était aussi une manière d’exprimer la vision du shogun. Le rez-de-chaussée suit le style d’architecture de l’époque Heian (shinden-zukuri), le premier étage le style des guerriers (buke-zukuri) tandis que le dernier étage est construit dans le style particulier des temples bouddhistes zen appelé le zenshuyô. Le shogun voulait exprimer qu’il opérait la fusion des styles de la cour et des guerriers et son contrôle sur ces deux mondes séparés mais réunis par la foi bouddhiste. Le phoenix culminant au sommet désignant Yoshimitsu lui-même comme le roi du dharma.
Cette utilisation des arts bouddhistes au service du bakufu (le gouvernement des guerriers) n’était pas isolé. Les shoguns employaient les meilleurs artisans qui étaient le plus souvent des moines eux-mêmes ou des artisans dépendants des temples. Peinture, statuaire et architecture étaient des domaines qui n’avaient prospéré qu’à l’ombre de temples. Le shogunat entendait utiliser ces artisans à son profit. Il ne s’agissait pas seulement de s’approprier un style plus raffiné mais véritablement d’édifier une culture propre au shogunat, on parle ainsi pour le règne de Yoshimitsu d’une culture de Kitayama. Les grandes familles seigneuriales gouvernant avec le shogun fy participèrent aussi en patronant les différents temples du zen à qui ils multiplièrent les donations. C’est l’époque de l’apparition des jardins secs (karesansui) destinés à faciliter la méditation zazen et que dont on retrouve les meilleurs exemples au Ryôan-ji et au Daitoku-ji (Daisen-in).
Cette cutlure de Kitayama était d’autant plus importante qu’elle permettrait de construire des liens avec la Chine des Ming qui restait la référence culturelle absolue : innovations stylistiques, références, textes et oeuvres, la Chine restait le modèle pour Yoshimitsu qui mena une diplomatie suivie avec l’empereur Yongle. Les Gozan furent notamment les récepteurs de textes néo-confucéens (shushigaku) qui allaient transformer la société à l’époque Edo. Ils étaient aussi devenus les principaux centres d’édition et de copie de textes non seulement religieux mais aussi pour la première fois d’une littérature poétique ou en prose destinée aux guerriers (notamment les récits épiques venus de Chine, le Heike monogatari ou le Taiheki). Les temples zen du Rinzai furent le creuset de l’extraordinaire développement culturel et artistique de l’époque Muromachi.
Le shogunat de Yoshimitsu encouragea aussi le développement de nouveaux arts venus du bouddhisme. La cérémonie du thé (chanoyu) était conçue comme un moyen, par ses gestes ritualisés, de favoriser la paix de l’esprit et la méditation. Le thé lui-même est sensé avoir été introduit au Japon par Hônen au XIIe siècle. Cette cérémonie sorti du cadre des temples pour devenir un élément de la sociabilité entre guerriers. De la même manière l’ikebana provient aussi de l’esthétique de la cérémonie du thé. Yoshimitsu s’entoura aussi d’artistes tels que Kan’ami et Ze’ami qui transformèrent les anciennes formes de théâtres (Dengaku et Sarugaku) dans un nouveau répertoire qui devint le Nô. Le nom de ces deux compagnons du shoguns indiquent leur appartenance aux écoles du nenbutsu par le suffixe « -ami » (Amida). Au XVe siècle, alors que le déclin du shogunat était déjà bien avancé, le shogun Ashikaga Yoshimasa se fit à son tour construire sa villa (Ginkaku-ji) pour réunir autour de lui les artistes dans ce qui devint la culture d’Higashiyama. Cette cutlure est encore plus imprégnée par le zen, centrée sur la simplicité théorisée dans les termes wabi et yûgen. La cérémonie du thé du style wabicha fondée par Murata Jukô devait favoriser la sérénité et mener aux principes zen par la contemplation. Que ce soit Kitayama ou Higashiyama, les deux « cultures officielles » du shogunat se définissaient d’abord dans les temples zen pour les besoins du pouvoir.
La recherche de la liberté spirituelle
La prise en main par le shogunat ne signifia cependant pas un déclin de la pensée, au contraire elle fut vitalisée par les liens plus soutenus avec la Chine et l’apport de textes capable de dynamiser et renouveler la réflexion. Toutes les écoles restent alors des centres de savoir et d’éducation ainsi que des puissances économiques et foncières. La période Muromachi ne vit pas la création de nouvelles écoles religieuses majeures contrairement à l’époque Kamakura mais elle produisit son lot de maîtres. Ikkyû Sôjun (1394-1481) venu du Rinzai et dont les légendes font un bâtard impérial, est sensé avoir atteint le satori en 1420 vers 25 ans alors qu’il méditait en bord de lac. Eduqué dans un temple Ankoku-ji aux lettres et à la poésie chinoise il est connu pour ses poèmes et sa réputation était autant intellectuelle que religieuse, il était destiné à intégrer les élites religieuses et avait déjà reçu l’inka (la reconnaissance de sa succession à la tête de son temple). Il rompit cependant avec le Rinzai pour mener une vie plus proche des hommes, à l’instar des pratiquants du nenbutsu il recherchait la compagnie des marginaux et des pauvres ayant plus besoin de son attention que les nobles de la cour. Rejetant la rigidité bureaucratique et les biens matériels il était attaché aux prêches et à l’alcool tout en étant en contact avec les cercles intellectuels de Kyôto composés de lettrés issus des plus importantes maisons guerrières.
Ce saint lettré vagabond était déjà célèbre de son vivant, c’est sans doute cette célébrité qui poussa les moines du Daitoku-ji à l’élire abbé malgré ses protestations (le temple avait brûlé lors de la guerre d’Ônin et avait besoin de réunir des fonds pour sa reconstruction, avoir un abbé prestigieux pouvait aider à cette tâche). Il mourut après avoir abandonné sa charge et retrouvé sa place auprès du peuple qu’il décrivit dans ses poèmes. L’exemple d’Ikkyû comporte une idée réccurente de l’époque : les grands temples ne pouvaient rien pour le peuple, immergés dans les biens matériels et leurs liens avec les guerriers, la réforme étant impossible il fallait vivre loin de ces pièges dans l’humilité.
Les Gozan servait de clergé centralisé du shogunat mais il ne constituait pas la seule organisation ecclésiastique. Des organisations secondaires existaient dans les provinces. Formées autour de temples zen importants comme l’Eihei-ji, permettant à l’école Sôtô de conserver son autonomie par rapport au Rinzai, elles avaient leurs propres modes de fonctionnement. Ces réseaux secondaires appelés Rinka étaient plus détachés du pouvoir politique et étendaient leur influence surtout sur les provinces auprès du peuple et des clans guerriers provinciaux. Ces rinka étaient vus comme moins avancés culturellement et plus attachés à un foi pragmatique. Ils étaient tolérés dans la mesure où ils n’étaient pas assez puissants pour représenter un danger pour le shogunat.
Le pouvoir politique et culturel des Gozan s’effaça progressivement au cours du XVe siècle avec le déclin des Ashikaga. l’assassinat de d’Ashikaga Yoshinori en 1441 puis la guerre d’Ônin en 1467-1477 marquèrent la disparition progressive du pouvoir central au profit du pouvoir local des daimyôs dans ce qui devint le Sengoku Jidai. A la fin du siècle les Gozan avaient perdu leur poids politique même si ses temples conservèrent leur aura culturelle : le Daitoku-ji fut particulièrement protégé pour ses liens avec la cérémonie du thé à travers tout le Sengoku Jidai. Cette influence ne dépassait guère les limites de Kyôto et du Kinai où la culture d’Higashiyama restait vivace, appropriée par les marchands de Kyôto et de Sakai.
Au contraire, les Rinka se développèrent dans les provinces devenues des principautés autonomes où les daimyôs recherchaient une fois de plus leurs compétences d’administrateurs, d’enseignants et de négociateurs pour leur profit. Durant toute l’époque du Sengoku, les temples provinciaux prospérèrent sous la protection de daimyôs et ont retrouve des moines conseillers et négociateurs dans tous les clans ainsi que des daimyôs passés à l’état clérical zen tout en continuant à poursuivre leurs carrières comme Takeda Shingen ou Uesugi Kenshin. Kyôto ruinée par la guerre d’Ônin, les grands temples se replièrent sur la protection de leurs intérêts tandis que dans les provinces émergeaient de nouvelles tendances en phase avec un monde morcellé baigné dans le chaos.
La loi de Bouddha dans un monde en guerre, le Sengoku Jidai
Le domaine du Bouddha : l’heure du bouddhisme militant
Le déclin politique du shogunat avait entraîné dès la première moitié du XVe siècle l’apparition de ligues « ikki » réunissant des paysans ou des ensembles de villages dans une lutte commune pour préserver leurs terres face aux guerres féodales omniprésente. Avec la guerre d’Ônin et le morcellement du Japon cette tendance ne fit que s’accentuer. Les ligues avaient souvent un fondement religieux autour d’un sanctuaire shintô local, les temples bouddhistes aussi permettaient de réunir autour d’une foi commune.
Le cas le plus emblématique se rattache au Jôdô Shinshû dans la province de Kaga qui s’organisa dans une ligue, l’Ikkô Ikki. Cette ligue établit une véritable emprise territoriale et organisa des populations entières à un niveau comparable à celui des principautés des daimyôs de la même époque. L’abbé Rennyô (1457-1499), 8e descendant direct de Shinran organisa l’Ikkô Ikki dans le but d’instaurer le Buppôryô, le domaine du Bouddha, un domaine devant instaurer l’ordre et la morale selon les principes du Jôdô Shinshû. L’Ikkô Ikki chassa de Kaga le gouverneur shugô nommé par le shogunat en 1488 ainsi que toute famille seigneuriale refusant de se plier aux préceptes amidistes. Pendant un siècle Kaga ne connu pas de daimyô et de seigneuries féodales. L’Ikkô Ikki de Kaga fut une réussite et essaima dans de nombreuses provinces autour des temples du Jôdô Shinshû. Ils furent pendant un siècle la terreur des clans de samurais avec leurs troupes mal armées mais fanatisées se battant autour de bannières religieuses dépeignant Amida ou des sutras sanctifiés par les prêtres. L’Ikkô Ikki fut particulièrement puissant dans le Yamashirô, la province proche de Kyôto, et dans le Settsu. C’est là que les chefs du Jôdô Shinshû fondèrent leur temple-forteresse, l’Ishiyama Hongan-ji (aujourd’hui le château d’Osaka) dès 1496.
La ligue était organisée en chapelles, qualifiées de kô, associée à des assemblées locales (sô) où les chefs de familles paysannes aisées prenaient leurs décisions en commun mais avec l’approbation du clergé. La communauté villageoise était souvent complétée par un dôjô où un laïque, souvent un guerrier, se chargeait de l’organisation et l’entraînement de la communauté. Les paysans mobilisés étaient encadrés par des samurais fidèles au clergé et pouvaient former rapidement des armées massives de paysans armés et fanatisés là où les daimyôs devaient réunir des ost de vassaux prêts à remettre en question leur fidélité en fonction de leurs intérêts. Volontiers égalitariste dans son discours, l’Ikkô Ikki était en fait dirigé par la dynastie issue de Shinran ) la manière d’une véritable seigneurie ecclésiastique basée dans le temple-forteresse de Ishiyama Hongan-ji. Les Ikkô Ikki locaux reconnaissaient l’autorité spirituelle de l’Hongan-ji et pouvaient se mobiliser sur son ordre mais elles se géraient localement par leurs propres assemblées. Les communautés villageoises payaient une dîme, le konshi, à leur temple pour son entretien et pour l’Hongan-ji. L’Ikki était aristocratique à sa tête mais localement conservait ses principes égalitaristes, elle disposait de son territoire, de son armée, de sa fiscalité et de son propre gouvernement.
Il ne faut pas confondre l’Ikkô Ikki avec les sôhei aux service des grands temples traditionnels et encore nombreux au service de Hieizan. Les sôhei étaient des moines alors que les troupes de l’Ikki étaient composés de laïques mobilisés. Il existait aussi d’autres ligues semblables. Le Hokke Ikki était issu du Hokke Shôshû du courant nichiréniste. Fondée par le moine Nisshin, elle se caractérisait par son intolérance et son prosélytisme agressif, elle était sensée défendre les membres de l’école Hokke contre les persécutions et était soutenue financièrement par les riches marchands de Kyôto et de Sakai. En 1532, l’Hokke Ikki entra en conflit avec l’Ikkô Ikki à Kyôto et les violences débouchèrent sur l’expulsion de l’Ikkô Ikki de Kyôto. L’Hokke Ikki devint la principale puissance politique de la capitale au travers d’assemblées de marchands dans les quartiers de la ville (les machisû) qui se réunissaient dans les temples Hokke ils formèrent pratiquement une commune de Kyôto s’organisant de manière autonome sans égards pour le shogunat et la cour impériale. L’Hokke Ikki fut finalement détruit par une alliance du clan Rokkaku voisin et de Hieizan en 1536 dans ce qui fut appelé la guerre de Tenbun Hokke. Dans le même temps des villes de temples (Monzenmachi) se développèrent dont Nagano autour du Zenkô-ji est le meilleur exemple (Nagano est littéralement construite autour du temple et non autour d’un château).
Le bouddhisme du Sengoku Jidai est marqué par le même processus de morcellement et de constitution de nouveaux pouvoirs locaux que les seigneuries féodales. Les Ikki exprimaient une réalité de leur époque : le besoin de défendre localement les communautés, de s’opposer aux appétits des samurais locaux. La création de territoires libres des guerriers n’est pas qu’une spécifité des ordres bouddhistes, la province d’Iga à la même époque se gouvernait comme une confédération de villages tandis que le port de Sakai s’était doté d’institutions pas si éloignées d’une république marchande. Comme tous les pouvoirs locaux, ils allaient cependant devenir des freins à la marche vers l’unification du Japon.
Bouddhisme et christianisme
Ce bouddhisme militant des ligues ainsi que les autres grandes puissances ecclésiastiques durent affronter deux périls à partir du milieu du XVIe siècle : l’unification progressive du Japon par la guerre et l’arrivée du christianisme.
Le christianisme pénétra le Japon par l’intermédiaire des marchands portugais. Le co-fondateur de l’ordre jésuite, le futur Saint François-Xavier avait abordé l’archipel dès 1549. A la manière des moines bouddhistes du VIe siècle, les Jésuites partirent eux-aussi sur l’idée de convertir d’abord les élites, ici les familles de daimyôs, pour ensuite entraîner des conversions de masse dans le peuple. Attirés par les promesses du commerce avec les Portugais et l’accès aux arquebuses et à la poudre, plusieurs daimyôs importants du Kyûshû, Arima et Ôtomo en tête, s’étaient convertis et la mission se propagea jusqu’à Kyôto en 1587.
Il y eu ici une confusion initiale pour les écoles bouddhistes. Quand François-Xavier arriva au Japon la traduction de ses prêhces était assurée par un converti du nom d’Anjirô qui semble avoir été un guerrier et non un lettré. Les missionnaires suivants eurent eux aussi à passer par des traducteurs improvisés dont le vocabulaire était forcément approximatif, Dieu était ainsi traduit comme Dainichi Nyôrai et des préceptes chrétiens étaient présentés sous le nom d’un équivalent bouddhiste par défaut. Les temples du Kyûshû eurent dans les premiers temps l’impression d’avoir rencontré un courant bouddhiste étranger, ils en furent d’autant plus facilement convaincus que les missionaires venaient de la base portugaise de Goa en Inde, le Tenjiku mythique des origines. Ce n’est qu’après des progrès dans la connaissance des langues dans les deux sens que les confusions furent dissipées et que les ordres bouddhistes s’opposèrent à ce qui s’avérait être une religion païenne étrangère (dès lors Dieu fut traduit comme Deus, le mot latin directement transposé).
Le christianisme était déjà bien implanté avec peut-être 10% de la population convertie dans les provinces de Saga et Bungo dans le Kyûshû. Les daimyôs chrétiens locaux favorisèrent les Jésuites, laissant faire des actes de vandalisme contre les temples bouddhistes, des statues furent détruites et des moines maltraités par les convertis. Dans le Settsu, le daimyô Takayama Ukon se vanta d’avoir supprimé entièrement les temples bouddhistes de ses terres au profit d’églises. Les écoles bouddhistes et notamment les ligues réagirent parfois de manière violente mais parfois aussi par l’organisation de débats contradictoires avec les prêtres chrétiens. Les missionnaires se révélèrent de bien meilleurs débateurs, les moines bouddhistes ayant jusque là rarement eu besoin de défendre leur foi face à un rival étranger. Les Jésuites se virent d’ailleurs offrir la gestion directe du port de Nagasaki et recevaient des terres comme donations de la même manière que les temples. Ce sont ces aliénations de terres et ces désordres qui valurent aux chrétiens d’être persécutés pour la première fois en 1587 sous ordre de Toyotomi Hideyoshi. Même si le péril chrétien fut finalement contenu, il marqua profondément la foi bouddhiste qui dut s’en remettre au pouvoir politique pour s’en débarasser et fut parfois mise devant ses responsabilités dans la fuite des croyants vers une autre foi.
Soumission ou résistance à l’unification
Dans les provinces, les daimyôs se constituaient en principautés sur lesquelles ils régnaient sans se référer aux autorités centrales traditionnelles. Le daimyô possédant en propre le domaine, les temples existants étaient à sa disposition et à son service, à lui de les protéger, de les financer mais aussi de les contrôler. Face aux ligues militantes telles que l’Ikkô Ikki la plupart des daimyôs de premier rang tentèrent d’endiguer et de contrôler les désordres religieux. Uesugi Kenshin, lui-même bouddhiste dévôt de Bishamonten (le dieu de la guerre bouddhiste au Japon, issu du syncrétisme avec le kami Hachiman) passa une grande partie de sa vie à se défendre et à lutter contre l’Ikkô Ikki. L’existence d’un pouvoir religieux était tout simplement un obstacle à la naissance d’un pouvoir politique complet. Oda Nobunaga le comprit mieux que quiconque.
Oda Nobunaga est largement noirci par une propagande bouddhiste qui lui a été hostile. Le premier unificateur du Japon appartenait officiellement à l’école Hokke mais les récits le concernant le dépeignent comme un matérialiste, voir un athée mettant en doute les croyances et se faisant lui-même adorer. Tout ce qui concerne Nobunaga est sujet à caution et légendes mais on peut remarquer que passé les luttes contre la puissance politique des temples et des ligues, il ne persécuta pas les pratiques religieuses, qu’elles soient shintô, bouddhiste ou chrétienne. L’opposition entre Nobunaga et les bouddhistes trouve son origine dans sa prise de contrôle de Kyôto en 1568. La puissance émergente des Oda représentait une menace pour la puissance des temples à qui il imposait le retour d’une autorité centrale supérieure. Il s’opposa rapidement à l’Enryaku-ji du Mont Hiei et à l’Ikkô Ikki incarné par l’abbé Kennyô. Ce dernier proclama Nobunaga un ennemi du Jôdô Shinshû dès 1570, provoqua la révolte de la ligue dans la pronvince d’Ise qui ne fut soumise qu’en 1574 après la mort de 20 000 personnes dont de nombreux vassaux et plusieurs frères de Nobunaga. L’Ikkô Ikki envoyait des renforts aux camps opposés à Nobunaga tandis que l’Enryaku-ji utilisait ses sôhei mais surtout servait d’intermédiaire entre les opposants aux Oda pour négocier un vaste encerclement de ses domaines.
Hieizan et l’Ikkô Ikki se comportant comme des clans de samurais, Nobunaga les traita comme tels. En 1571, il envoya son armée attaquer le Mont Hiei. Hieizan, puissance religieux depuis le IXe siècle, était pratiquement intouchable du fait de son poids économique, de ses liens avec la cour et le shogunat ainsi que la puissance de ses moines guerriers. Les troupes Oda débarquèrent dans le port de Sakamoto incéndièrent pratiquement la totalité des bâtiments et massacrèrent près de 3000 moines avec leurs concubines et la population encore plus large de laïques dépendants. L’incendie fut tellement intense qu’il fut facilement visible depuis Kyôto. Par la suite les troupes de Nobunaga débutèrent un siège de plusieurs années autour de l’Ishiyama Hongan-ji (qui était proche de la mer donc difficile à isoler). La répression de l’Ikkô Ikki s’intensifiant dans la province d’Ise, d’Echizen puis dans la province de Kaga, le coeur de la ligue, jusqu’à éradication de ses structures et de ses forteresses. Kennyô se rendit finalement en 1580, l’Ishiyama Hongan-ji fut détruit et l’Ikkô Ikki cessa formellement d’exister. C’était la fin des ligues bouddhistes armées, devenues impensables dans le contexte d’un pouvoir fort.
Hieizan et Hongan-ji sont à l’origine de la réputation terrible de Nobunaga. L’utilisation de stèles bouddhistes pour la construction de son château, la fonte de statues de culte pour servir de marmites à ses soldats, le massacre des moines de l’Enryaku-ji et l’extermination des adeptes du Ikkô-Ikki, continuent à être mis en avant parmi les crimes de Nobunaga. On lui attribua le surnom de Dairokuten Maô (Roi-démon du 6e Ciel, ce « cercle infernal » étant sensé être le plus terrible dans la mythologie bouddhiste) que Nobunaga lui-même utilisa pour signer une lettre à Takeda Shingen, lui-même entré dans les ordres auprès du Tendai, l’école du Hieizan. Il semble que cette propagande fut volontairement retournée par Nobunaga pour servir ses intérêts et instiller la terreur chez ses adversaires. Il fit cependant preuve de cruauté à certaines occasions, faisant exécuter plus de 1300 moines pèlerins du Mont Kôya en 1573 au motif que des espions pourraient s’être glissés parmi eux.
Nobunaga fut finalement tué en 1582 par Akechi Mitsuhide mais son successeur Hashiba (Toyotomi) Hideyoshi se fit le continuateur de sa politique de centralisation du pouvoir et d’opposition aux formes de religion organisées. Hideyoshi lui-même favorisait plus les cultes shintô, en particulier celui d’Amaterasu à Ise et ne s’occupa guère de politique religieuse en dehors d’affirmer son contrôle sur les temples. Tokugawa Ieyasu après lui était un bouddhiste pratiquant mais mettait l’accent sur les préceptes confucéens. Il avait lui-même érdiqué l’Ikkô Ikki dans sa province d’origine de Mikawa et était aussi hostile aux contre-pouvoirs religieux et mena des politiques de persécutions contre le christianisme pour cette raison. On peut considérer qu’après 1582 la puissance politique et militaire des écoles bouddhistes avait été jugulée et soumise aux impératifs de l’unification et d’un pouvoir central suffisamment fort pour imposer sa volonté. Ieyasu étendit sa politique de remise en ordre de la société à la sphère religieuse.
Une nouvelle place dans la société japonaise
La naissance d’une culture laïque
Aux époques précédentes les temples avaient été le coeur de la production artistique. A l’époque Nara les temples étaient principaux centres de production d’oeuvres d’art : statues, peintures, architecture, calligraphie etc. Les grands sculpteurs de l’époque Kamakura étaient des moines tandis que la peinture était centrée sur des thèmes bouddhistes. Les temples dictaient les styles artistiques et à l’époque Muromachi le shogunat l’avait accompagné dans la définition de véritables cultures artistiques (Kitayama, Higashiyama). Le Sengoku Jidai avait vu la production artistique se déplacer vers les villes comme Sakai pour répondre aux besoins et aux commandes des daimyôs des provinces en pleine ascension. Avec l’unification le nouveau pouvoir fort des Oda puis des Toyotomi et des Tokugawa monopolisa les artistes à son service pour produire de nouvelles oeuvres.
La production artistique se détacha de son contexte bouddhiste traditionnel pour devenir un art laïque. Les arts traditionnels comme l’ikebana, la calligraphie et la cérémonie du thé sortirent aussi de leur contexte religieux. La cérémonie du thé en particulier était passée entre les mains des marchands au XVIe siècle. Sen no Rikyû définit la cérémonie du thé actuelle en conservant les principes de simplicité et de sérénité mais le contexte religieux zen devint secondaire dans ce qui fut de plus en plus un rite social des guerriers. Sen no Rikyû avait beau porter un titre religieux et être lié au Daitoku-ji il n’en restait pas moins un riche marchand. Ses disciples furent pratiquement uniquement des marchands et des guerriers. De nouveaux arts naquirent détachés de tout contexte religieux comme le théâtre kabuki qui prospéra sur les berges de la rivière Kamo à Kyôto. Les anciennes écoles artistiques comme les peintres de l’école Kanô, qui autrefois peignaient au service des temples, travaillaient désormais au service exclusif du shogunat et pouvait produire sur des thèmes profanes. Représentations de villes, de rues marchandes, de portraits et de scènes historiques, la peinture japonaise entra dans un nouvel âge. A l’époque Edo, la définition de nouveaux styles artistiques se fit au sein des domaines et de la cour shogunale d’Edo.
La copie de texte fit place à l’impression importée de Corée, facilitant l’édition et la rendant moins coûteuse et accessible en dehors des temples. Les hommes de lettres cessèrent d’être des moines formés aux codes de la culture chinoise. L’époque Edo fut le temps des lettrés du Shushigaku, le néo-confucianisme. Ces lettrés étaient issus de la classe guerrière et ils étaient fondamentalement méfiant envers la superstition religieuse. Le confucianisme avait de tout temps été critique des rites bouddhistes. Cette méfiance et cette mise à l’écart se retrouva aussi chez la dynastie Ming de Chine et la dynastie Joseon de Corée où les temples furent même bannis des villes. L’époque Edo ne produisit pas un seul chef spirituel ni un seul nouveau mouvement religieux contrairement aux époques précédentes. Le dernier mouvement religieux à apparaître étant l’école Ôbaku, d’inspiration zen, importée de Chine au milieu du XVIIe siècle par le moine Ingen Ryûki. L’innovation et la production littéraire étaient désormais fermement implantée dans les châteaux et les villes, d’autant plus que l’époque Edo vit ensuite se développer une nouvelle littérature urbaine produite pour le divertissement de la classe marchande avec des romans, des récits historiques mais très peu de références religieuses. Dans les récits de l’époque Edo le moine était généralement caricaturé, allant du moine libidineux ou le moine attaché aux biens du monde.
La remise en ordre religieuse
Le régime du shogunat Tokugawa peut se résumer par une remise en ordre sur la base du confucianisme. Chacun à sa place et une place pour tous avec des rôles sociaux bien définis afin d’établir la paix et une société harmonieuse. Le bouddhisme s’était caractérisé à l’époque précédente par la violence et le renversement de l’ordre social. Il fallait que cela cesse.
Les Tokugawa n’interdirent que très peu de pratiques religieuses mis à part le christianisme et l’école Fuju-fuse issue du nichirénisme mais dans le cas de cette dernière ses membres revendiquaient la supériorité de la religion sur le pouvoir shogunal rendant l’interdiction inévitable. Une partie des écoles religieuses liées à la famille impériale, à la noblesse (monzeki) furent traitées sous le même statut que la cour impériale avec les mêmes privilèges mais aussi le même niveau de contrôle. Les nominations de nouveaux abbés et les promotions passaient par l’examen et l’approbation du shogunat.
Pour les autres le shogunat édicta la Jiin Hattô, une série de règles de fonctionnement des temples où les écoles étaient requises d’organiser les temples affiliés selon le système Honmatsu définit par le pouvoir. Ces règles furent complétées en 1665 par le Shoshû Jiin Hattô qui uniformisa les règles et les étendit à toutes les écoles bouddhistes sans distinction de courant religieux. C’est de cette époque que les différences religieuses entre les écoles commençèrent à se réduire par les pratiques devenues communes et contrôlées par les agents du shogunat. Les différentes écoles existaient encore avec leurs rites et leurs croyances mais dans les faits ils formaient un ensemble indisctinct aux yeux du shogunat et furent traités comme tels. Edo décida aussi de transférer la direction du Tendai au temple Shôgoin Monzeki et la direction du Shingon au temple Sanbôin Monzeki, favorisant certaines branches de ces écoles jugées plus sûres. A Kyôto, lorsque les moines du Jôdô Shinshû se divisèrent sur des questions religieuses, le shogunat prit simplement décision de les séparer en deux temples jumeaux distincts : Nishi et Higashi Hongan-ji, toujours dans l’idée de couper court aux disputes religieuses.
Dans les villes et les villages les temples de toutes les écoles furent mis au service de l’Etat. Le système du Terauke rendait obligatoire l’inscription des registres familiaux dans les temples qui devenaient ainsi les agents de l’Etat civil et du recensement. Incidemment la mesure rendait obligatoire la conversion au bouddhisme, quelque soit l’école, participant aux mesures pour éradiquer la présence chrétienne. C’est dans ces mêmes temples que se faisaient les vérifications anti-chrétiennes. Guerriers et prêtres shintô étaient aussi contraints de s’inscrire dans les registres de temples et recevoir come tout le monde leur certificat officiel. Les temples devenaient ainsi de simples agents administratifs locaux au service d’un régime poussant le contrôle à un niveau systématique jamais vu jusque là au Japon.
La remise en cause de la foi bouddhiste
Ce contrôle poussé ne veut pas dire que les Tokugawa n’étaient pas eux-mêmes pratiquants bouddhistes. Que ce soit les shoguns, leurs familles et leurs vassaux, la dévotion bouddhiste était très présente mais réservée à une sphère privée. Seul le shogun Tokugawa Tsunayoshi mena une politique d’inspiration religieuses avec le Shôrui Awaremi no Rei de 1685 (édit de compassion pour les êtres vivants) qui interdisait de blesser ou tuer un animal quelqu’il soit. Cette politique fut maintenue pendant 20 ans et fut appliquée avec l’application bureaucratique caractéristique des Tokugawa avec ses excès (propagation des chiens errants protégés nourris aux frais de l’Etat, exécution des coupables de meurtre d’un animal). Ces mesures furent les premières abolies après la mort de Tsunayoshi au soulagement général et contribuèrent à discréditer durablement toute action politique fondée sur les croyances religieuses.
Le bouddhisme conservait sa place dans la société. La vie des villes et des villages restait rythmé par les rites bouddhistes marquant les étapes de la vie, en particulier les funérailles. L’année était marquée par les 5 fêtes saisonnières (Gosekku), l’Higan-e (festivals d’équinoxe, l’Urabon-e (festival des ancêtres), l’anniversaire du Bouddha, de tel ou tel fondateur de temple ou l’anniversaire du temple lui-même. A ces occasions les temples organisaient des foires (ennichi) dans leur enceinte et exposaient leurs statues sacrées (kaichô). Le festival de Sanja à Asakusa est encore aujourd’hui un kaichô en l’honneur de la statuette de Kannon du Sensô-ji. Le Japon d’Edo, pacifié et tranquille vit aussi le développement des pèlerinage parfois organisés par des associations de quartiers liées à des temples. Les fidèles se rendaient au Zenkôji de Nagano, à Kôyasan ou parcourrait le chemin de pèlerinage de Shikoku en l’honneur de Kûkai. Les pèlerinages plus courts vers des temples régionaux importants étaient aussi populaires. Le petit peuple d’Edo restait demandeur d’une offre spirituelle même s’il n’était plus porté aux excès.
C’est dans cercles lettrés confucéens mais aussi chez les marchands éduqués que la critique du bouddhisme émergea. Au XVIIIe siècle, l’émergence du Kokugaku, les études nationales, mena à une réévaluation de la place du bouddhisme dans la société japonaise. Les kokugaku-sha recherchaient à retrouver une identité japonaise pure sensée avoir exister à ses origines. Ils définirent cette identité par les croyances traditionnelles du shintô, véritable religion native, et l’attachement à la lignée impériale ininterrompue depuis les temps mythologiques de la déesse Amaterasu et du premier empereur Jinmu. Face à ce retour à la pureté des origines le bouddhisme fut accusé d’être une religion étrangère porteuse de corruption de l’identité nationale venue du continent (ou karagokoro, état d’esprit étranger). Ce rejet touchait dans une moindre mesure le Shushigaku confucéen et le Rangaku inspiré de l’Europe mais se concentra souvent sur le bouddhisme.
Le Kokugaku servit de base idéologique au Sonnô, l’idée que l’empereur était le véritable souverain et qu’il devrait gouverner sans l’intermédiaire injustifié du shogunat. La fin de l’époque Edo vit la multiplication des écoles philosophiques fondant de véritables études critiques historiques et de nouvelles manières empiriques de juger. Ces écoles étaient animées par des guerriers mais de plus en plus des marchands ou des lettrés issus du monde des marchands, laissant de côté les moines bouddhistes repliés sur leurs temples et jugés archaïques. Les moines continuaient cependant à enseigner dans les écoles de temples, le terakoya, aux jeunes de la classe samuraï mais de plus en plus souvent ce rôle leur était retiré au profit de lettrés des écoles favorisées par le domaine féodal. Ces évolutions s’accompagnèrent à l’extrême de l’époque Edo, durant le Bakumatsu, d’un retour de l’inquiétude et des incertitudes du temps qui favorisèrent une résurgence des épidémies de danses religieuses comme en avait connu le XIIe siècle. Le mouvement Ee-ja-nai-ka (de l’exclamation commune des danseurs) faisait appel au shintô et au bouddhisme de manière indiscriminée dansant de manière désordonnée sans que le shogunat débordé sache comment réagir en 1867 et favorisait de nouveaux mouvements religieux populaires.
Le bouddhisme dans le Japon contemporain
Les bouddhistes face au nouveau régime impérial
La restauration Meiji de 1868 et la chute du shogunat marqua un changement radical pour les bouddhistes. L’idéologie su Sonnô Jôi fondée sur l’ancien Kokugaku faisait de l’empereur le souverain du Japon par droit divin issu d’Amaterasu Ômikami. Le nouveau régime Meiji se définissait par conséquent sur une vase religieuse, le shintô, qui devint religion d’Etat. Le shintô devait dès lors être défini comme une religion nationale identifiable et l’ancien syncrétisme shintô-bouddhiste fut remis en cause. Dès 1868 fut édicté le Shinbutsu Bunri-rei (Ordre spécial de séparation des Kamis et Bouddhas). Cette politique religieuse mena à une période d’Haibutsu Kishaku (abolition et destruction du bouddhisme) où la présence bouddhisme dans les sanctuaires shintô fut éradiquée et inversement. Il est facile aujourd’hui facile d’identifier un sanctuaire shintô ou un temple bouddhiste mais au début de l’époque Meiji les autels et batiments dédiés aux Kamis ou au Bouddha étaient imbriqués. Le temple Kôfuku-ji, tête de l’école Hôsshô était fusionné avec le sanctuaire Kasuga Taisha, ce sont aujourd’hui deux entités séparées. Le temple Sensô-ji d’Asakusa conserve en partie cette imbrication avec le sanctuaire shintô d’Aasakusa encore présent dans l’enceinte du temple bouddhiste. La séparation se fit de manière violente entraînant des destructions d’oeuvre.
Plus excessif encore fut la destruction de temples ou la réduction drastique de leur taille : les grands temples étaient souvent composés de sous-temples satellites pour former de véritables villes de temples comme au Myôshin-ji ou au Daitoku-ji de Kyôto, ces sous-temples gagnèrent leur autonomie et les grands temples furent divisés. Dans certains cas des prêtres furent contraints de se défroquer et même déportés en Hôkkaidô pour participer à la colonisation de l’île. Le paysage résultant reste celui qui est visible aujourd’hui avec des temples réduits et non plus organisés en grandes écoles. D’un certaine manière ce choc entraîna aussi un renouveau de pratiques religieuses avec des moines plus enclins à précher et à pratiquer les oeuvres de charité. La politique anti-bouddhiste n’eu qu’un temps et avec l’affirmation de l’autorité du nouveau régime les mesures les plus dures furent abolies ou assouplies sauf pour le nichérisme qui remettait en cause la divinité de l’empereur et son ascendance au nom de la suprématie du sutra du lotus. Le mouvement fut interdit et placé sous surveillance avec la loi de 1925 sur la « préservation de la paix » qui marqua le tournant autoritaire du Japon d’avant-guerre.
Le bouddhisme trouva tout de même son utilité aux yeux du gouvernement de l’époque Meiji. A partir de 1894, le Japon commença à mettre la main sur la Corée qu’elle finit par annexer en 1910. Parmi les mesures visant à « japoniser » la Corée et son peuple les temples bouddhistes coréens furent affiliés aux écoles bouddhistes japonaises. Le bouddhisme coréen avait suivi des évolutions différentes mais on y retrouvait les mêmes courants religieux venus de la même source chinoise, le Zen y est appelé le Seon. Il fut décidé que les temples coréens devaient se réunir avec leur équivalent japonais et adopter les rites et traditions japonaises. Les moines coréens ne se mariaient pas au contraire de moines de certaines écoles japonaises, leur robe était grise et non bleu-noir mais la liste était infinie tant au niveau des rites que des traditions. Les autorités coloniales voulaient ainsi garder sous contrôle les temples qui étaient jugés comme des foyers de résistance nationaliste potentiels (la même colonisation religieuse s’exprima avec la fondation de sanctuaires shintô en Corée et à Taïwan).
De manière générale il faut noter que l’armée impériale comptait un grand nombre de fidèles inspirés par le nichirénisme. Ce courant exclusif rejetant les écoles rivales suscitait la méfiance des autorités mais à titre personnel ses membres s’arrangeait bien d’une vision ultranationaliste japonaise. L’intolérance attachée à Nichiren au XIIIe siècle finit par se retrouver dans les exactions coloniales en Corée et en Chine au XXe siècle. Les temples bouddhistes furent mobilisés à leur tour durant la Deuxième Guerre Mondiale pour prier en faveur de la victoire et précher l’obéissance à l’empereur.
Le bouddhisme et les Japonais aujourd’hui
La défaite de 1945 et l’occupation menèrent à de nouvelles transformations religieuses, enterré le shintô d’Etat, la nouvelle constitution institua une liberté religieuse complète à l’américaine. Le Japon est un Etat laïque (en dépit d’avoir un empereur d’ascendance divine) où l’expression religieuse libre est garantie par la loi. Les institutions religieuses sont protégées et disposent d’avantages fiscaux mais doivent se gérer elles-mêmes. Elles forment des regroupements telle l’association Soka Gakkai qui est la branche laïque des temples du Hokke Shôshû, le mouvement de Nichiren restant l’un des plus importants au Japon avec ses propres médias, écoles et des des liens plus ou moins discrets avec le monde politique. L’association revendique près de 11 millions de membres et a étendu sa présence à l’étranger même son prosélytisme et son intolérance la font classer parmi les mouvements sectaires dans certains pays européens.
Les autres écoles existent encore : des grandes écoles de Nara jusqu’à l’école Ôbaku en passant par le Tendai, les écoles du nenbutsu ou du zen même s’il n’est pas rare que les temples les plus importants partagent leurs appartenance, le temple Kenchô-ji de Kamakura appartient à la fois au Rinzai et à l’Ôbaku qui sont toutes deux du courant zen. Les temples sont le plus souvent gérés par des associations de droit privé qui engagent le prêtre (le plus souvent résidant dans le temple avec sa famille) et gèrent le budget. Certaines de ces associations, comme le Soka Gakkai, s’identifient à une école et gèrent plusieurs temples mais restent des institutions laïques.
Les temples bouddhistes connaissent les mêmes difficultés que dans tous les pays développés : diminution des vocations, déclin de la pratique religieuse, difficultés financières, patrimonialisation des temples historiques les plus importants. La liberté religieuse a cependant permis à un renouveau de la pensée religieuse et de l’étude des textes. L’école Agon-shû s’est ainsi spécialisée dans l’études des textes primitifs du bouddhisme à la recherche d’une plus grande pureté. Le nichirénisme influe sur la société à travers son Soka Gakkai et change progressivement ses pratiques, de même que le Sanbô Kyôdan lié au zen. Il faudrait aussi compter avec nouveaux mouvements religieux à proprement parlé plus sectaires selon notre définition. Ces mouvements aux croyances plus ou moins fantaisistes mêlant bouddhisme, taoïsme, christianisme et simple charlatanisme disposent aussi de leurs institutions au même titre que les anciennes écoles. Le bouddhisme innove du point de vue artistique avec le développement d’une architecture contemporaine influencée par la simplicité du zen. On la retrouve dans le Ruriko-in (Jôdô Shinshû) de Shinjuku, la porte de l’Isshin-ji d’Osaka (Jôdôshû) on encore dans le Grand Bouddha de Makomai construit par Tadao Andô.
67% de la population japonaise s’identifie aujourd’hui comme bouddhiste avec une grande majorité se liant aux écoles du nenbutsu (Jôdôshû / Jôdô Shinshû) avec 22 millions de fidèles revendiqués, suivis le nichirénisme et ses 11 milions et ensuite par le Shingon et les écoles zen (Rinzai et Sôtô avec une large domination la première) devançant le Tendai et les anciennes écoles de Nara. Dans la plupart des cas ces appartenances à une école religieuse se définissent plus par la tradition familiale que par un réel attachement à un enseignement ou une philosophie. Les rites bouddhistes sont encore très suivis à des moments clefs comme les funérailles et 60% des Japonais disposent chez eux d’un butsudan. Cet autel bouddhiste familial accueille les tablettes funéraires de la famille avec souvent des statuettes bouddhistes devant lesquelles sont prononcées des prières et des offrandes sont déposées.
Contrairement aux pays d’Asie du Sud Est ou même à la Corée, on verra rarement au Japon d’expressions publiques de la foi, de grandes fêtes religieuses ou des pratiques religieuses visibles. Les temples sont la plupart du temps des lieux n’engageant pas des démonstrations bruyantes de foi, surtout en ce qui concerne le zen. Le bouddhisme japonais, discret et ancien reste cependant encore présent dans la culture contemporaine du pays et ses traditions, contrairement à ce que pensaient les kokugaku-sha, il exprime lui aussi une part de l’identité de la pensée japonaise.