Le 19 août 749, la princesse impériale Takano montait sur le trône du Japon l’impératrice Kôken. Les livres d’histoire ne retiennent généralement que ses deux règnes séparés et l’histoire de sa relation supposée avec un moine. Il s’agit d’une version volontairement tronquée qui empêche de comprendre pourquoi Kôken fut la dernière grande impératrice de l’histoire du Japon.
Un période troublée : régner par le Bouddha
Kôken est montée sur le trône à 31 ans après l’abdication de son père l’empereur Shômu. C’était alors l’apogée de l’époque Nara qui avait débutée sous le règne de l’impératrice Gemmei en 710. Shômu était un bouddhiste fervent dont l’abdication semble avoir eu des motifs spirituels : trois mois à peine avant son abdication, il se proclama disciple du Bouddha face à la statue géante du Tôdai-ji, dont il avait ordonné la construction. Shômu se retira ensuite dans un monastère pour devenir un simple moine, il y vécut jusqu’en 756.
Voir une femme succéder au trône impérial n’était pas une chose rare au VIIe-VIIIe siècle. La propre grand-mère de Kôken, l’impératrice Gemmei, et sa tante, l’impératrice Genshô, avaient régné sur le Japon à la génération précédente. Les règnes féminins étaient conçus comme des règnes intermédiaires en cas d’absence d’héritier mâle, ce qui était le cas pour Shômu. L’impératrice régnante devait être une fille d’empereur mais elle ne pouvait pas transmettre son trône à ses propres enfants sauf s’ils étaient eux-mêmes fils d’empereurs, les mariages consanguins dans la famille impériale étaient alors monnaie courante. La règle était de conserver la ligne patrilinéaire (issue du père), une règle toujours valable aujourd’hui. Le choix de Kôken pour succéder à Shômu devait donc permettre d’attendre la sélection par Shômu (depuis sa retraite spirituelle) d’un prince impérial en âge de succéder.
Pour Kôken, un autre argument entra en compte. Elle n’était pas seulement la fille de l’empereur, elle était aussi la fille de l’impératrice Kômyô. Celle-ci avait la particularité d’être une princesse du clan aristocratique des Fujiwara et la première impératrice à ne pas être issue de la famille impériale même. Depuis le siècle précédent, les Fujiwara voyaient leur influence grandir au sein de la cour impériale en plaçant les membres de leur clan aux postes clés de l’administration. Ils avaient autrefois joué le rôle d’alliés de l’empereur dans sa lutte contre une noblesse farouchement autonome mais ils représentaient désormais un contre-pouvoir aux volontés de l’empereur. Le choix de Nara comme capitale avait d’ailleurs un lien avec cette puissance, Nara était gagnée aux Fujiwara où se trouvait leur sanctuaire shintô familial, le Kasuga Taisha. Le mariage entre Asukabehime (Kômyô) et Shômu avait été pour eux une victoire, non seulement l’impératrice pourrait soutenir son clan de l’intérieur même de la famille impériale mais le souverain suivant avait toutes les chances d’être lié par le sang aux Fujiwara, justifiant leur pouvoir à la cour. Ils appuyèrent de toutes leurs forces l’accession au trône de Kôken.
On voit s’esquisser là la grande lutte politique de l’époque. Les Fujiwara représentaient une faction aristocratique puissante aux racines plongeant dans le shintoïsme et qui avait les moyens de limiter le pouvoir des empereurs. L’empereur Shômu lui-même descendait de l’empereur Tenmu, une branche de la famille impériale qui rêvait d’imposer un pouvoir monarchique centralisé et fort sur le modèle chinois. Ce pouvoir centralisé devait s’appuyer sur un clergé bouddhiste organisé par l’empereur à son profit. La construction du temple géant Tôdai-ji et de son Grand Bouddha devait illustrer cette centralisation avec un rayonnement dans les provinces grâce à un réseau de temples provinces, appelés Kokubunji, dont Shômu avait ordonné la construction en 741. Ces temples devaient devenir les relais de l’autorité d’un empereur qui se définissait comme un « roi Bouddha » protégeant ses sujets par les valeurs bouddhistes. Cette vision de la monarchie n’était pas unique et le royaume voisin de Silla (Corée) s’était construit de la même manière. Ce type de gouvernement, qui aurait pu évoluer vers la théocratie, était par nature centralisé et autoritaire, provoquant l’hostilité de la noblesse qui se rangeait volontiers autour des Fujiwara. Sous le règne de Shômu une première révolte nobiliaire avait eu lieu dans la Kyûshû sous la conduite de Fujiwara no Hirotusgu, un membre d’une branche cadette du clan. Pour cette raison Shômu s’appuyait politiquement sur d’autres clans rivaux des Fujiwara comme les Tachibana.
Une impératrice sous influence : les Fujiwara
La période Nara vit l’affrontement entre ces deux visions : un pouvoir centralisé et bouddhiste face à un pouvoir aristocratique. Kôken, à moitié Fujiwara, devait assurer à ceux-ci la mainmise de leur faction sur la cour, Kôken elle-même était cependant une bouddhiste fervente et la fille de son père. La politique de ses deux règnes démontre qu’elle entendait poursuivre la politique paternelle contre les prétentions des Fujiwara.
Cependant que pouvait donc faire une jeune souveraine inexpérimenté face à sa propre mère et le puissant clan Fujiwara? Après être montée sur le trône en 749 le pouvoir effectif passa entre les mains de sa mère, l’impératrice douairière et de son cousin, Fujiwara no Nakamaro (2e fils du frère de l’impératrice Kômyô) alors Grand Ministre de Droite (Udaijin, l’un des plus hauts postes de la cour). L’ex-empereur Shômu vivait en isolement dans son temple et ne sortit réellement que pour procéder à l’inauguration du Tôdai-ji en 752. Son impuissance fut démontrée dans sa première grave crise, celle de rébellion de 757.
En 756, l’ancien empereur Shômu décéda dans son temple. Il laissait un testament demandant que sa fille nomme comme successeur le prince Funado, un cousin éloigné mais proche des fidèles de Shômu. La chose ne convenait certes pas aux Fujiwara. Kômyô et Nakamaro poussèrent Kôken à rejeter la candidature de Funado au motif de sa mauvaise conduite et après de longues tractactions, elle sélectionna le prince Ôi, un autre cousin éloigné. Ce prince avait épousé la veuve du fils de Nakamaro et vivait au palais de ce dernier, véritable client du puissant aristocrate. La décision provoqua la rage des partisans de la famille impériale, réunis autour de Tachibana no Naramaro, ils préparèrent un coup d’Etat mais ils furent découverts en 757 et promptement éliminés. La purge politique s’étendit à tous les opposants des Fujiwara, même ignorants la conspiration et mena à des exécutions et des tortures sur des membres de la noblesse. Maître de la situation, Fujiwara no Nakamaro décida de se débarasser de Kôken et la fit abdiquer en 758 au profit du prince Ôi, connu aujourd’hui comme l’empereur Junnin.
Perdre le pouvoir, le reconquérir
Kôken, comme son père, fut poussée à devenir nonne et prononcer ses voeux bouddhistes. A 40 ans, l’ancienne souveraine semblait sortir de la scène politique après avoir été un simple instrument. C’est que son rôle changea. Ses actions ultérieures démontrent que Kôken souhaitait poursuivre l’oeuvre politique et religieuse de son père et qu’elle considérait les Fujiwara comme ses rivaux, des circonstances lui permirent d’exprimer ces convictions. La première est la mort de son mère, l’impératrice douairière Kômyô, 749. Ce décès libérait Kôken de l’emprise de sa mère et affaiblissait le lien familial avec les Fujiwara, elle ne se sentait plus tenue de suivre les instructions maternelles. La seconde est qu’elle récupéra à son profit le kôgôgushiki, une administration autonome fondée par sa mère et dédiée au service de l’impératrice douairière, Kôken disposait donc d’un personnel abdondant et capable lui assurant son autonomie. Enfin, en abdiquant Kôken s’était débarassée du carcan des cérémonies de la cour, religieuses ou civiles. Débarassée de ses devoirs de souveraine elles était plus libre de se mettre en contact avec les fidèles de son père à la cour. C’est que l’accession au trône d’une créature de Fujiwara no Nakamaro, devenu Daijô-Daijin (Grand ministre, parfois traduit comme chancelier), ne plaisait pas à tous, mêmes chez les nobles alliés des Fujiwara on craignait désormais leur hégémonie. Avec l’élimination des chefs de l’opposition en 757, l’impératrice retirée devint le nouveau coeur d’une faction anti-Fujiwara. C’est à ce moment qu’émerge la figure trouble du moine Dôkyô. Dôkyô était un nom religieux, de son vrai nom Yuge no Muraji, il était apparenté à d’anciennes familles nobles mais était surtout un élève du supérieur de la secte Hosshô qui dirigeait le Tôdai-ji était donc, naturellement, très liée à la doctrine politique du bouddhisme promue par le défunt Shômu. Dôkyô semble s’être spécialisé dans la médecine et aurait soigné l’impératrice retirée en 761, gagnant ainsi sa faveur. Le rôle de Dôkyô semble alors avoir été celui d’un collaborateur de confiance, ce qui devait être pour Kôken une ressource rare.
Il faut donc imaginer que la cour de Nara au début de la décennie 760 était le couer de grandes tensions entre d’un côté la faction Fujiwara au pouvoir entre les mains de Fujiwara no Nakamaro et Junnin et de l’autre une faction « légitimiste » autour de l’ancienne impératrice Kôken. Cette dernière semble alors gagner en influence au sein de la cour au détriment des Fujiwara. La présence de Dôkyô auprès de Kôken semble avoir été utilisé comme une attaque politique à la fois contre Kôken mais aussi contre le clergé bouddhiste anti-Fujiwara. Dôkyô fut dépeint en véritable Raspoutine avant la lettre, un guérisseur louche dont la proximité avec l’ancienne souveraine ne pouvait s’expliquer que par leurs relations illicites et impures. En bref, il était accusé d’être son amant, accusation classique dans le cas de proches masculins de femmes de pouvoir.
Nakamaro alla jusqu’à demander à l’empereur Junnin de faire un reproche formel à l’ancienne impératrice sur sa conduite. L’accusation et la honte étaient publics. Celle-ci, qui venait de recevoir son ordination, sortit de son temple) pour opposer une critique directe, jugeant que le jeune empereur devrait s’occuper des affaires mineures et laisser à son aînée la conduite du gouvernement ainsi que le choix des récompenses et des punitions. Kôken sortait ainsi de sa réserve et proclamait ses intentions politiques. A ce point de tensions, Fujiwara no Nakamaro semble avoir pensé pouvoir réitérer son coup de 757. En octobre 764, sous couvert de sa nomination par Junnin comme chef militaire des provinces proches de la capitale, Nakamaro fit venir à Nara 600 hommes sous prétexte de les entraîner.
En apprenant la menace, Kôken ordonna le 14 octobre au conseiller Yamamura-Ô de se rendre jusqu’au palais de l’empereur et d’y confisquer les insignes du pouvoir ainsi que le sceau impérial (selon les versions Junnin fut mis aux arrêts mais ce n’est pas prouvé). Nakamaro envoya alors son fils Kusumaro attaquer le conseiller pour récupérer les insignes mais il fut tué dans le combat l’opposant aux gardes du palais. Coup d’Etat contre coup d’Etat, Kôken envoya un messager impérial pour signifier que pour ses actions, Nakamaro serait déchu de ses titres et de son rang dans la noblesse. Ce dernier évacua alors Nara avec les siens pour se replier vers Uji et soulever les obligés de son clan. Kôken, maîtresse de Nara, ordonna la capture et l’exécution de son cousin.
Les troupes impériales étaient entre les mains de clans hostiles aux Fujiwara : Otomo, Tachibana, Saeki etc. Ils bloquèrent les mouvements de Nakamaro qui se replia vers les bords du lac Biwa, emportant avec lui un prince impérial qu’il tenta en vain de proclamer empereur à la place de Junnin. Nakamaro, abandonné par de nombreux clients, fut vaincu et tué le 21 octobre avec le reste de sa famille. A noter que la destruction de la branche de Nakamaro ne signifiait pas l’extinction des Fujiwara dont plusieurs branches avait rallié la cause de Kôken en promettant de rester fidèle. Le pouvoir des Fujiwara semblait brisé. A ce stade, Kôken déposa purement et simplement Junnin et proclama son retour sur le trône avec un nouveau nom, Shôtoku. De son côté Junnin fut considéré comme un usurpateur, il fallut en fait attendre l’époque Meiji, au XIXe siècle, pour que le prince Ôi se vit attribuer le nom de règne Junnin pour intégrer la liste des souverains légitimes.
Deux visages pour l’impératrice : autoritaire ou manipulée?
A partir de 764, Kôken/Shôtoku n’avait virtuellement plus d’opposants, ou du moins ceux-ci devaient maintenir un profil bas. Junnin fut envoyé en exil dans l’île d’Awaji, il y mourut un peu plus tard lors d’une tentative d’évasion. L’impératrice restaurée entreprit alors de revenir à politique centralisatrice et religieuse de son père. Dans les années qui suivirent elle promut aux plus hauts rangs ses fidèles, parfois issus de clans mineurs et donc normalement écartés des postes de pouvoir comme Kibi no Makibi qui avait joué un rôle important dans le coup de 764. L’influence des grandes familles de l’ère précédente fut fortement réduite ou, dans le cas des Fujiwara, équilibrée. L’année suivante, elle interdit la propriété privée des terres, seul l’empereur devait avoir la propriété immanente des terres, un principe cardinal déjà affirmé par son ancêtre l’empereur Tenmu. Seule exception à cette règle, les temples bouddhistes, évidemment. C’est à ce moment aussi que l’on peut constater que les impératrices régnantes japonaises, loin d’être de simples figures sans pouvoir, pouvaient mener une politique autoritaire et active, cela avait déjà été le cas d’impératrices comme Jitô et Gemmei qui avaient promulgué d’importants codes de loi. La nature du pouvoir des femmes empereurs est parfois encore discuté par les historiens mais leurs actions sont bien documentées.
Tout ce que retient cependant la chronique est la faveur inégalée du moine Dôkyô. Kôken/Shôtoku le nomma après 764 au poste de Daijô-Daiji Zenji (Grand ministre et maître bouddhiste) puis Ho-ô (roi du Dharma). Les interprétations ultérieures font de ces titres la preuve des ambitions politiques du religieux. Dôkyô, moine corrompu, convoitait le trône et exerçait son influence pernicieuse sur une souveraine « vieillissante » (46 ans à son retour sur le trône). Si on regarde bien l’intitulé de ces fonctions on peut cependant s’apercevoir que Daijô-Daijin Zenji n’indique pas la fonction politique de Grand ministre mais plutôt une fonction religieuse supérieure de même que Ho-ô qui semblerait faire de Dôkyô un supérieur de tous les temples et prêtres du pays. Ces fonctions sont d’ordre plus religieux que politique et il faut les rapprocher de la politique de Shômu et Kôken/Shôtoku : centralisation, prosélytisme et organisation du bouddhisme en un clergé agent de la cour impériale.
Une question latente de ce second règne restait cependant la succession de l’impératrice. Selon les règles de la cour celle-ci ne pouvait pas transmettre le trône à n’importe qui, elle n’avait de toute façon ni enfant, ni frère, ni neveu. Plusieurs candidats pris dans des branches cadettes étaient envisageables mais Shôtoku devait pouvoir imposer le candidat de son choix face à ses adversaires politiques. C’est durant cette période, en 769, qu’intervint l’affaire de l’oracle d’Usa. Le sanctuaire d’Hachiman (dieu de la guerre) à Usa (dans le Kyûshû) aurait édicté un oracle stipulant que Dôkyô devait assumer le trône après Shôtoku. Cette affirmation divine allait contre toutes les règles et les logiques de l’époque, elle est d’ailleurs inédite dans l’histoire du Japon et ne se vit plus jamais après. Les historiens y voient l’unique tentative d’usupation du trône par une personne extérieure à la famille impériale. La cour envoya une délégation pour s’entendre confirmer l’oracle mais le sanctuaire d’Usa affirma qu’il s’agissait d’un faux. La rumeur imputa la fraude à Dôkyô lui-même, l’ambitieux convoitant le trône. Si on y regarde de plus près, cette histoire nous est parvenue par des sources postérieures au règne de Shôtoku, à une époque ou le changement à la tête de l’Etat justifia une relecture des évènements. On peut noter tout de même que le premier oracle fut rendu public par Nakatomi so Suge no Asomaro, chef des rituels de l’administration du Dazaifu (le centre administratif du Kyûshû). Asomaro était un Nakatomi, un clan apparenté aux Fujiwara et un client du puissant clan aristocratique. On peut voir dans ce récit une création postérieure ou un coup porté pour discréditer Shôtoku et Kôken. La cour devint devint de plus en plus hostile à Dôkyô et s’inquiéta d’un possible renversement de la dynastie, unissant les modérés autour des Fujiwara qui reprenaient ainsi de l’ascendant. l’impératrice elle-même conserva sa confiance à son serviteur.
En 770, l’impératrice Shôtoku tomba malade, sa maladie n’a jamais été clairement identifiée mais les récits de l’époque racontent comment la souveraine de 52 ans fut alors isolée dans son palais par ses dames, bloquant le passage à ses collaborateurs, Dôkyô le premier. Certains récits mentionnent un manque de soins médicaux mais il est possible que cela fasse référence à l’absence de prières en faveur d’une guérison, peu importe les effets réels de ces prières, leur absence dénote un certain empressement. Kôken/Shôtoku décéda le 28 août 770, après sa mort les lignes politiques bougèrent rapidement. Fujiwara no Nagate et Fujiwara no Momokawa, les deux nouveaux chefs du clan Fujiwara et importants ministres, poussèrent à sléectionner comme nouvel empereur le prince Shirakabe. Pour confirmer cette candidature on produisit un testament que Shôtoku aurait rédigé sur son lit de mort adoptant Shirakabe comme son successeur. Il monta sur le trône en tant qu’empereur Kônin.
Réaction et destruction mémorielle
Konin était un fils tardif de l’empereur Tenji, le propre frère de Tenmu (qui avait renversé par la force le fils de son frère en 672), il avait alors 65 ans, 12 ans de plus que Shôtoku à sa mort. Konin fut l’empereur le plus âgé à son accession au trône avant l’ancien empereur Akihito en 1989. Pourquoi Konin? Il était prince, certes, il avait aussi été marié à la demi-soeur de Shôtoku dont il avait eu deux fils. Il avait soutenu Shôtoku en 764 et avait été nommé chef conseiller. Il était ensuite tombé en disgrâce et avait passé les dernières années dans l’inactivité et la boisson pour convaincre Shôtoku qu’il était inoffensif. En bref, les Fujiwara avait choisi de provoquer un changement radical en favorisant une nouvelle branche de la famille impériale, non contaminée par la doctrine politique et religieuse des descendants de Tenmu. Un prince à la longue carrière politique, déjà âgé avec des fils pour lui succéder. Kônin pris soin de prendre des Fujiwara comme concubines, de les confirmer dans les fonctions les plus importantes et de revenir sur les principales décisions de sa prédecesseure : la propriété privée des terres (souvent entre les mains de noblesse) fut de nouveau autorisée. La place du clergé au sein du pouvoir fut fortement réduite et c’est en partie pour se détacher des grands temples de Nara que le successeur de Kônin, Kanmu, décida finalement de créer une nouvelle capitale plus loin, à Kyôto. Que devint Dôkyô? A notre connaissance il fut exilé dans la province de Shimotsuke et nous perdons alors sa trace.
Le règne de Kôken/Shôtoku est resté dans les annales japonaises comme un règne chaotique et scandaleux, entâché par le récit d’ébats secrets entre Shôtoku et Dôkyô. Les historiens japonais ont même considéré pendant un temps que l’exemple déplorable de l’impératrice séduite avait conduit à l’exclusion des femmes sur le trône pour empêcher tout risque d’usurpation. En y regardant de plus près on peut s’apercevoir que cette lecture ne tient pas. Les relations scandaleuses entre le moine et la souveraine tenaient plus de la campagne de dénigrement politique servant les intérêts de l’époque et dont les détails croustillants ont été conservés par la chronique. Loin d’être un leader faible et manipulé, Kôken/Shôtoku apparaît comme une souveraine régnante, autoritaire même, suivant une vision politique en accord avec son époque et sa lignée dont on pourrait rapprocher la figure de reines d’autres époques comme Hatshepsut, Wu Zetian ou Catherine II. Sa chute correspond à un changement politique majeur dans l’histoire de la monarchie japonaise qui pava le chemin pour la splendide époque Heian, à peine 20 ans plus tard.
Comment expliquer la fin des règnes féminins après Kôken/Shôtoku? Là encore l’idée d’un rejet des femmes pour raison de leur faiblesse ne tient pas. Il faut plutôt y voir un changement progressif sur le rôle des femmes dans la famille impériale. Les règnes féminins intermédiaires disparurent parce qu’un autre modèle s’imposa, l’empereur Kanmu imposa un modèle plus proche de la Chine où le rôle des femmes était plus confiné au sein de la sphère privée du palais. A la place de règnes intermédiaires on vit désormais des empereurs enfants placés sous une régence, bientôt exclusivement accaparée par les Fujiwara. L‘influence des femmes de la famille impériale au IXe siècle s’exerça dès lors au sein du palais en tant qu’impératrices mères ou douairières, parfois elles devinrent le véritable pouvoir dérrière le trône mais n’y prirent plus jamais place. Il fallut attendre pratiquement mille ans pour voir de nouveau des femmes sur le trône : Meishô au XVIIe siècle et Go-Sakuramachi au XVIIIe siècle, le rôle de l’empereur était alors bien plus réduit et leur influence fut limitée aux murs du palais impérial.
Kôken/Shôtoku apparaît comme véritablement la dernière impératrice régnante importante de l’histoire importante dont le règne marqua des évolutions majeures de l’institution impériale et de l’histoire nationale. On est bien loin des petits scandales de cour.