L’empereur Kanmu régna de 781 à 806, un long règne marqué par les luttes et l’affirmation du pouvoir impérial. L’histoire des empereurs japonais est souvent vue comme une succession calme de souverains sans pouvoir, Kanmu fut tout l’inverse et son règne nous permet de découvrir l’intensité des luttes et des défis que devaient affronter les souverains japonais du VIIIe siècle.
Luttes pour le trône au sein de la famille impériale
Un empereur aux racines coréennes? Les origines du prince Yamabe, futur empereur Kanmu sont un sujet sensible pour les plus nationalistes au Japon car ce souverain, le plus influent de l’histoire du pays, avait incontestablement du sang coréen dans les veines ! Pour être tout à fait sincère, il s’agit d’un détail. La mère de Kanmu, Takano no Niigasa, descendait du roi coréen Muryeong (royaume du Baekje, VIIe siècle). Les descendants de Muryeong s’étaient cependant exilés au Japon à la chute de leur royaume en 660 et étaient intégrés à la noblesse japonaise depuis plus d’un siècle. Le fait n’en reste pas moins là, incontestablement confirmé dans toutes chroniques impériales. L’ancien empereur Akihito confirma publiquement lui-même ce lien en 2001, reconnaissant ainsi une connection directe entre la famille impériale et le peuple coréen.
La dynastie impériale japonaise semble être une ligne sans interruption de souverains se succédant en droite ligne. En vérité la famille impériale était divisée en différentes branches, parfois rivales, fondées par des frères et des cousins d’empereurs successifs. La succession du père au fils aîné n’était pas assurée et un fils cadet, un fils de concubine ou même un cousin pouvait être sélectionné selon la puissance de ses soutiens. La sélection du Shinnô (le successeur) fut la cause de la plupart des guerres civiles japonaises entre le VIe et VIIIe siècle. Kanmu lui-même ne monta pas sur le trône sans sacrifices. A sa naissance il n’était d’ailleurs même pas prince puisque son père n’était qu’un descendant lointain de l’empereur Tenji au siècle précédent. le Japon était alors dirigé depuis la nouvelle capitale de Nara par une branche de la famille issue de l’empereur Tenmu (frère et successeur de Tenji arrivé au pouvoir par la guerre). Cette branche avait fondé un pouvoir monarchique autoritaire mais soumis à l’influence des grands temples bouddhistes. Plusieurs révoltes nobiliaires avaient eu lieu dont celle de Fujiwara no Hirotsugu en 740 fut la plus importante). L’empereur Shômu, issu de cette lignée, avait plongé le pays dans la crise économique par la construction du gigantesque Tôdai-ji et de son Grand Bouddha, il fit des temples bouddhistes les relais de l’autorité impériale. Sa fille, l’impératrice Kôken/Shôtoku, provoqua un scandale encore plus grand en confiant les rênes du pouvoir à un moine nommé Dôkyô qui manqua de peu d’usurper le trône à son profit. Quand l’impératrice mourut en 770, la cour soutenue par la famille Fujiwara élimina Dôkyô par un subterfuge. Une fausse lettre de l’impératrice défunte fut forgée pour transférer le trône à une branche latérale de la famille impériale représentée par Kônin, 62 ans, le père de Kanmu.
Ce transfert représentait quasiment un changement de dynastie du fait de l’éloignement des deux branches. Pour faire accepter le renversement des fils de descendants de l’empereur Shômu, il fallut que Kônin accepte comme héritier le prince Osabe, qui était un petit fils de Shômu. Plus tard, Osabe et sa mère furent accusés d’avoir lancé des malédictions sur l’empereur et furent écartés du trône en 775. Kanmu était né dans la noblesse mais ne devint prince qu’à 34 ans, héritier à 39 ans et empereur à 46 ans ! Il n’était pas destiné à régner et n’avait pas été éduquer pour rentrer dans le rôle. Dans les premiers temps de son règne son pouvoir pouvait sembler instable face aux partisans des descendants de l’empereur Shômu. Il était cependant déjà un homme mûr et expérimenté, ce qui lui permit d’affonter les défis qui l’attendait dont la tentative de coup d’Etat par Hikami no Kawatsugu (un autre représentant d’une branche rivale) en 782. Kanmu, malgré son pédigrée, avait tout de l’homme nouveau face aux réseaux d’influence de la noblesse et des temples qui paralysaient la cour.
Nouvel empereur, nouvelle capitale, nouvelles règles
La fondation de Kyôto
Kanmu avait face à lui une coalition puissante composée des partisans de l’autre branche impériale, de la noblesse et des puissants temples bouddhistes de Nara qui souhaitaient conserver leur influence sur le trône. Kanmu répondit à cela par sa décision radicale de déménager la capitale sur un nouveau site, un endroit vierge dont il serait le seul maître. Cette décision ne se fit pas sans disputes et conflits car beaucoup dans la noblesse et le clergé se cramponnaient à la ville de Nara où chacun avait son propre fief et sa part d’influence. Kanmu sélectionna d’abord le site de Nagaoka-kyô et enchaîna les déboires, l’endroit était trop près de la rivière et fut inondé à plusieurs reprises, il se révéla malsain. Les opposants à Kanmu, représentés par le prince Sawara, menèrent une violente campagne de dénigrement contre la nouvelle capitale et en vinrent à faire assassiner Fujiwara no Tanetsugu, qui était chargé de la construction de la capitale. Le site fut dès lors considéré comme souillé par cette mort violente et le fantôme de Tanestugu était sensé hanter l’endroit. Pour cette raison Kanmu fut contraint de céder et de quitter Nagaoka-kyô mais il récidiva en transférant de nouveau la capitale sur le site voisin où fut fondée Heian-kyô, l’actuelle ville de Kyôto.
L’affirmation du pouvoir du souverain
Face aux réticences et aux opposants Kanmu n’eut d’autre choix que d’assumer une grande partie du gouvernement lui-même pour réaliser ses projets. Plus que tout autre empereur du Japon il fut un souverain régnant, prenant lui-même les décisions selon un programme politique qui lui était propre, ne dépendant par de ses ministres. Durant son règne les postes fondamentaux d’Udaijin et Saidaijin (co-premiers ministres) ne furent pas pourvus durant de longues périodes et l’empereur régna avec l’aide de ses conseillers. Cette situation de gouvernement autocratique correspondait en outre au désir de Kanmu d’imiter le gouvernement des empereurs de Chine et de régner par lui-même. C’est aussi pour cette raison qu’il encouragea fortement l’enseignement des classiques confucéens qu’il fit importer de Chine. L’étude renouvelée de Confucius devait ainsi permettre de renforcer la centralisation du pouvoir entre ses mains et légitimer le droit du souverain à imposer ses décisions. Il entreprit aussi d’affaiblir les temples bouddhistes de Nara en sponsorisant des mouvements religieux nouveaux. Il fut ainsi le protecteur des moines Saichô et Kûkai qui allaient importer une vision plus mystique du bouddhisme et fonder leurs ordres (Tendai et Shingon). En dehors de ces privilégiés l’empereur limita strictement la nomination de nouveaux prêtres et la construction de nouveaux temples, désormais soumis à une autorisation impériale. Après le transfert définitif de la capitale à Kyôto en 794 on peut dire que l’empereur avait affirmé son autorité qui ne fut plus remise en question par sa noblesse ou d’autres princes, il avait fallu 13 ans de luttes pour y parvenir !
Kanmu et la naissance des samurais
Kanmu fut aussi un empereur militaire, ce qui était très rare. Le Japon menait au VIIIe siècle une politique de conquête et de colonisation des régions du Nord de l’Honshû contre les populations Emishi (les descendants des peuplades de l’époque Jômon). Les Emishi n’étaient pas culturellement japonais et étaient considérés comme des barbares par les ces derniers, ils vivaient en tribus et menaient une résistance farouche contre les troupes impériales. En fait, la cour impériale se trouvait face à une révolte généralisée des Emishi depuis 773, on parle aujourd’hui de la Guerre de Trente-Huit Ans (Sanjûhachinen Sensô). Les Emishi menèrent une guérilla contre une armée de 20 000 hommes envoyée par la cour qui fut décimée en 789, les colons japonais installés dans la région de l’actuelle Sendai furent massacrés et même les villages présents dans le Kantô furent menacés. A cette époque, l’armée impériale était composée de fantassins recrutés par une levée nationale, c’est-à-dire que l’empereur envoyait dans le Nord des soldats-paysans enlevés à leurs champs et venant de tout le pays. C’était une opération ruineuse pour la cour et peu efficace puisque les soldats non professionnels se débandaient facilement. Ces soldats étaient en outre armés à la chinoise de cuirasses et de hallebardes, ils se révélèrent incapables de se défendre face aux agiles cavaliers emishi qui étaient aussi d’habiles archers qui tendaient des embuscades à la lourde armée impériale.
Kanmu opéra une réforme fondamentale pour le futur du Japon. Il supprima en 792 la levée nationale pour la remplacer une armée composée de milices locales entre les mains des propriétaires terriens, seuls capables de s’armer et de mobiliser leurs dépendants. De cette manière seuls les habitants des régions menacées, plus motivés pour protéger leurs maisons, étaient concernés tandis que les autres provinces pouvaient continuer à cultiver les récoltes et produire des richesses. Il nomma ensuite un chef militaire suprême charger de conduire la guerre sans interruption, ce fut Sakanoue no Tamuramaro avec le titre de Sei-i-Taishôgun, un titre qui devint ensuite shogun. Tamuramaro renversa la situation en brisant l’unité des Emishi en négoçiant le ralliement de certaines tribus. Il adapta aussi ses troupes à la guérilla emishi. Plutôt qu’une grande armée de fantassin, il organisa des bandes plus réduites composées de cavaliers maniant l’arc. Ces archers à cheval étaient pris parmi les plus riches propriétaires terriens locaux, ces derniers commencèrent ainsi leur transformation en guerriers, avec le temps ils allaient devenir les premiers samurais. Les épées furent forgées pour imiter les sabres des Emishi et qui allaient évoluer dans les siècles suivants pour devenir les célèbres katanas. En 802, Sakanoue no Tamuramaro obtint finalement la reddition des principaux chefs Emishi et tout le Nord de l’Honshû fut soumis, concluant la conquête du Japon par la cour impériale. Dans le même temps les populations austronésiennes Hayato dans le Sud du Kyûshû furent aussi vaincues et déportées.
Kanmu mena un règne énergique de 24 ans, sans doute un règne épuisant où le souverain imposa une autorité impériale sans rival. Il multiplia les innovations dans les domaines politiques, culturels, religieux et militaires et modifia fondamentalement la nature de l’Etat japonais. Kanmu fut sans doute le souverain le plus énergique et le plus puissant que connut la dynastie japonaise, il n’est d’ailleurs pas sans rappeler son contemporain, le tout aussi énergique Charlemagne. Il mourut en 806 et laissa le trône à son fils aîné. L’empereur Heizei et ses frères Saga et Junna allaient représenter l’apogée de la puissance des empereurs avant que la lignée tombe sous la coupe des régents de la famille Fujiwara. Kanmu fut aussi l’ancêtre du prince Takamochi qui fonda le clan samurai Taira qui donna au Japon des grands noms comme Taira no Kiyomori ou même Oda Nobunaga. L’esprit divinisé de l’emperuer Kanmu, son kami, est aujourd’hui vénéré dans le sanctuaire d’Heian (Heian Jingu) à Kyôto.