Le 28 mai 1905, il y a juste 120 ans, s’achevait la bataille navale de Tsushima opposant les flottes japonaise et russe. Cette bataille, la plus importante bataille navale du début du XXe siècle, mit fin à la guerre russo-japonaise mais elle ne se réduit pas cela. Cette guerre et cette bataille ont eu un impact profond, donnant forme à ce que serait le XXe siècle pour le Japon, la Russie mais aussi leurs alliés respectifs. Au Japon même, la bataille est l’une des dates clés du Japon contemporain, une référence mais aussi le fondement d’une pensée nationaliste que mena jusqu’à à la Guerre du Pacifique. Heure de gloire du Japon Meiji, elle fut peut-être aussi une tragédie pour le Japon contemporain.
Une guerre improbable et impossible à gagner
Contexte
Si on se remet dans le contexte de l’époque, on ne peut qu’être surpris par la coup de poker que joua le Japon dans cette guerre. L’archipel n’avait commencé à se moderniser que 30 ans auparavant avec la restauration Meiji de 1868 mais n’avait réellement commencé à renforcer son armée et sa marine qu’au début des années 1880. Le Japon avait bien gagné la guerre contre la Chine en 1894-1895 mais cette victoire n’avait pas été aisée bien que l’armée des Qing ait été alors bien moins équipée que son adversaire. Le Japon manquait de ressources en minerais pour produire des armes, manquait de ressources énergétiques et manquait de moyens financiers pour financer ses ambitions. Les grandes puissances européennes ne voyaient pas alors le Japon comme un rival capable de tenir sa place dans le Grand Jeu international. Face au Japon, la Russie faisait figure de favori, un colosse militaire que ses rivaux européens craignaient et tentaient de contenir.

Cette guerre fut poussée par l’audace mais aussi par l’aveuglement de chaque côté, mais en réalité l’affrontement couvait depuis longtemps avec deux impérialismes qui étaient sur une voie de collision.

D’un côté, le Japon avait choisi la voie de contrôler la péninsule coréenne. La Corée représentait un trésor de ressources, autant minières qu’agricoles, nécessaires au développement de l’archipel. C’était aussi le voisin direct du Japon et Tôkyô craignait qu’une puissance étrangère s’imposant en Corée soit en mesure de lui mettre le couteau sous la gorge. Il y avait aussi une part de prestige à disposer de colonies, marqueur de puissance selon le modèle des puissances européennes. Pour la Corée, la guerre sino-japonaise avait été combattue et gagnée, le Japon avait imposé sa domination sur la Corée du Joseon mais n’avait pas encore les moyens de l’annexer. Le Japon avait même dû renoncer à ses conquêtes lors de la guerre sino-japonaise sous pression des puissances occidentales, elle rétrocéda la péninsule du Liaodong qu’elle avait acquis par le traité de Shimonoseki. Les pressions européennes pour empêcher les Japonais se mêler de leurs affaires en Chine donnèrent de l’espace au roi coréen Gojong qui eut suffisamment de liberté d’action pour s’appuyer sur la Russie afin de contrer le Japon.

La Russie de son côté cherchait à s’étendre vers le Sud et les ports en eau chaude. Sa voie d’expansion vers les Balkans avait été bloquée par les rivalités avec les autres puissances européennes, raison pour laquelle elle visait à s’étendre dans d’autres directions. La révolte des Boxers en 1900 et l’intervention internationale qui en découla (durant laquelle le Japon fut le principal contributeur) lui permit d’imposer son autorité sur la Mandchourie et refusa d’obéir aux injonctions des Britanniques et des Français d’en retirer leurs troupes. Saint-Pétersbourg se fit ainsi attribuer des places fortes en Mandchourie et notamment le port de Lüshün (Port-Arthur) dans le Liaodong que les Japonais avaient été forcé d’abandonner. Ils commencèrent aussi à se faire attribuer des droits d’exploitation des ressources et la liaison du train transibérien devait à terme coupler cette partie de l’Extrême-Orient avec la Russie d’Europe. Du point de vue des autres puissances européennes, la Mandchourie apparaissait comme une chasse gardée russe.
Attaque surprise et déclaration de guerre
Les Japonais étaient frustrés dans leurs souhaits d’expansion, les Russes de leur côté avançaient vite, trop sans doute. Pour freiner les Russes, la Grande-Bretagne signa en 1902 avec le Japon une alliance militaire qui incluait notamment une aide à la formation d’officiers de marine (qui dans les faits était déjà pratiquée depuis les années 1870). La possibilité du conflit existait mais elle n’était pas forcément considérée comme inévitable et à Tôkyô même les avis étaient partagés. L’opinion japonaise était largement favorable à la guerre mais le Japon n’était pas gouvernée par le suffrage universel direct, le pouvoir restait entre les mains d’une oligarchie politique issue des débuts du régime Meiji (on parle de Genrôin pour désigner ces oligarques, un mélange de nobles, de militaires et d’anciens samurais révolutionnaires de 1868).

La faction majoritaire, représentée par l’ancien premier ministre Itô Hirobumi voulait négocier, reconnaître les droits russes en Mandchourie pour garantir ceux du Japon en Corée. La faction favorable à la guerre, dirigée par le premier ministre en poste Katsura Tarô, avait pour elle le soutien de l’opinion et des plus nationalistes mais les arguments factuels n’étaient pas en sa faveur : état de l’armée et de la marine, crainte de la puissance russe, état des finances etc. En avril 1903, une conférence des responsables politiques japonais opta pour la négociation avec la guerre comme dernier recours, ils avaient de leur côté l’empereur Meiji qui resta opposé à la guerre jusque dans les dernières semaines, craignant une défaîte annoncée. Le gouvernement japonais voulait négocier même si son armée se préparait à la guerre.

La guerre fut principalement décidée du côté russe. Une guerre extérieure contre un petit pays asiatique plus faible était parfaite du point de vue de Nicolas II pour redorer l’image de la monarchie autoritaire russe. C’était l’occasion pour unir l’opinion par la ferveur nationaliste et la joie d’une victoire. Ni Nicolas II, ni ses généraux, ne croyaient en la capacité du Japon à gagner la guerre et même les plus critiques s’inquiétaient plus des effets de la guerre sur les finances russes plutôt que de l’éventualité d’une défaite. Il existait aussi le facteur personnel, Nicolas II avait une très mauvaise opinion des Japonais qu’il surnommait les « singes ». Sa visite au Japon en 1891 alors qu’il nétait que tsarevich (héritier du trône) s’était soldée par un incident humiliant. Ayant trop fleurté avec l’épouse d’un de ses gardes, Nicolas II avait été attaqué au sabre par celui-ci et en avait gardé une cicatrice. Le Japon s’était excusé et sur le moment chacun en était resté là. En 1904, la Russie se préparait à la guerre et envoyait des troupes vers l’Est pour la préparer, en attendant la propagande tsariste s’occupait à monter l’opinion contre les Japonais.
Les négociations entamées en août 1903 ne servirent qu’à gagner du temps en proposant un plan inacceptable pour le Japon consistant surtout à démilitariser la Corée jusqu’au 39e parallèle. Aucun effort réel ne fut fait du côté russe et les propositions japonaises restèrent ignorées, pendant ce temps une escadre navale de la flotte d’Extrême-Orient s’installait à Port-Arthur et de nouvelles troupes arrivaient. L’opinion japonaise aidant, la faction favorable à la guerre l’emporta, un ultimatum demandant le retrait des troupes russes fut transmis le 13 janvier 1904 et fut ignoré. Le Japon annonça brutalement rompre ses relations diplomatiques avec la Russie le 6 février. Ce n’était pas la guerre, ce n’était plus la paix. Le 9 février, la flotte japonaise arriva devant Port-Arthur et lança une attaque surprise sur les navires russes qui s’y trouvaient. La guerre fut déclarée des deux côtés dès le lendemain.

La dure école de la guerre moderne
Stratégie et erreurs du côté japonais
L’attaque surprise du Port-Arthur pourrait ressembler à celle de Pearl Harbor, seulement 35 ans plus tard, mais l’époque était différente et les avions n’étaient pas encore impliqués. Les 6 navires commandés par l’amiral Tôgô Heihachirô ne firent qu’endommager quelques navires anciens mais ne firent aucun dommage aux navires les plus modernes et puissants. Militairement parlant l’attaque n’a pas eu d’effet important.

L’essentiel de la guerre se déroula sur terre, en Mandchourie. Les Japonais furent en mesure de rapidement imposer leur maîtrise sur la mer mais seulement parce que la flotte basée à Vladivostock ne cherchait pas la bataille décisive car inférieure en effectifs. L’armée japonaise remonta la péninsule coréenne et affronta les troupes russes mais très vite la guerre se mua en guerre de positions. La première bataille de la guerre, à Nanzan le 26 mai 1904, vit une victoire japonaise tempérée par de fortes pertes, plus de 4000 soldats y perdirent la vie. Durant les semaines suivantes de l’été 1904, les différentes batailles et engagements se soldèrent à chaque fois par une victoire japonaise mais avec de lourdes pertes. C’étaient des victoires à la Pyrrhus où les Japonais accumulaient plus de pertes que leurs adversaires supposés vaincus. Le Japon avait mobilisé plus d’un million d’hommes et les utilisa comme chair à canon.

Les Russes de leurs côté n’étaient pas plus chanceux, leurs offensives en octobre 1904 furent bloquées et à la fin du mois la guerre entra dans une phase de guerre de position. A partir de ce moment, Port-Arthur assiégé depuis juillet 1904 devint l’épicentre du conflit. Là encore l’armée japonaise répéta ses erreurs. Les lourdes pertes des mois précédents s’expliquent assez simplement : la conception japonaise de la bataille se réduisait à de grandes offensives frontales où l’infanterie devait l’emporter par son élan. De leurs côtés les Russes étaient parfaitement capables de fortifier leurs positions et d’utiliser les avantages des armes modernes. Port-Arthur même était bien protégée et ne pouvait être enlevé rapidement alors que le commandement japonais réclamait des succès plus rapides en considérant que l’esprit guerrier du soldat japonais devait suffire pour l’emporter. Le siège de Port-Arthur avec ses grands assauts contre des tranchées dotées de mitrailleuses préfigura ce que serait plus tard la Première Guerre Mondiale. Il coûta la vie à plus de 57 000 hommes du côté japonais, 5000 pour la prise de la seule côte 203, contre 31 000 du côté russe.

La guerre russo-japonaise coûta la vie à près de 88 000 soldats japonais (le siège de Port-Arthur constituant la plus grande partie de ces pertes), plus que les pertes russes. Ces pertes s’expliquent par le manque d’expérience des Japonais face à un adversaire étranger. Durant la guerre contre la Chine dix ans plus tôt, le Japon avait eu l’avantage technologique pour elle mais les Russes disposaient parfois d’armes plus modernes, de compétences éprouvées dans différents conflits pour fortifier des positions et les défendre, d’officiers de carrière ayant accumulé de l’expérience (à défaut de généraux compétents). Le soldat russe avait beau être mal équipé et souvent maltraité, il était bien commandé et savait endurer.
De leur côté les Japonais suivaient des instructions prises dans les manuels de guerre européens mais jamais réellement éprouvés. Ajoutez à cela un commandement exigeant des résultats et demandant aux soldats de se conformer à l’esprit guerrier et vous obtenez des boucheries répétées. Les généraux sur place étaient eux-mêmes conscients de ces défauts mais incapables de faire changer les mentalités. Le général Nogi Maresuke, commandant devant Port-Arthur finit même par supplier l’empereur Meiji, une fois la guerre terminée, de le laisser se suicider pour se faire pardonner les lourdes pertes subies. L’empereur refusa de lui accorder le suicide, arguant que les pertes étaient le résultat d’ordres impériaux et que le suicide de Nogi reviendrait à critiquer ces ordres (Nogi finit par s’ôter la vie à la mort de l’empereur Meij et devint un héros, incarnation de la loyauté à l’empereur).

L’administration militaire était une organisation sourde aux appels comme le montra l’exemple de la médecine militaire. Dans l’esprit japonais hérité de l’époque Edo et affirmé comme une doctrine d’Etat, l’homme nouveau japonais pour devenir fort devait être bie nourri. Cela voulait dire être nourri de riz blanc poli, autrefois un aliment réservé aux classes aisées. Hors une nourriture basée sur uniquement du riz blanc entraînait un déficit de vitamines qui était la cause du béribéri, une maladie qui n’était mortelle qu’au Japon (autrefois réputée comme étant la maladie des gens d’Edo qui consommaient plus de riz blanc). Les médecins militaires conseillaient de mélanger le riz avec d’autres céréales pour réduire le risque de béribéri mais l’administration refusa de l’entendre et les soldats furent touchés par une vaste épidémie de cette maladie. Elle resta endémique au Japon jusque dans l’après Seconde Guerre Mondiale quand le réalisme commença à pénétrer dans les esprits administratifs.

La marine pour sa part était dans un premier temps moins concernée par ces problèmes. Mieux ravitaillée, elle obéissait à des règles directement inspirées de la flotte britannique et était plus économe en vies humaines. Ses dirigeants craignaient d’affronter les navires russes qui avaient une alors une grande réputation. La marine impériale était aussi l’élément le plus moderne des forces japonaises. La France y fut pour beaucoup avec les efforts d’Emile Bertin pour construire l’arsenal de Yokosuka et les bases d’une marine de guerre. Encore aujourd’hui il est crédité comme le père de la marine japonaise. Il faut surtout compter avec des instructeurs britanniques qui étaient encore présents pendant la guerre même. Expérimentés et compétents, ils transmirent leurs compétences aux officiers japonais ce qui n’était pas rien car au-delà du matériel c’était une tradition militaire navale de plusieurs siècles qui était inculquée aux officiers japonais.

En comparaison, aux yeux des Européens, l’armée japonaise était considérée comme plus faible que l’armée russe au point que peu de pays doutaient de l’issue du conflit et les paris étaient mêmes organisés pour savoir en combien de semaines ou de mois cette dernière pourrait l’emporter. Les chancelleries calculaient déjà les conséquences politiques et stratégiques de la poussée russe en Extrême-Orient. Il faut dire aussi que le Japon n’avait pas le sou pour mener sa guerre.
Une guerre sans le sou
Il est toujours necessaire de garder en tête que le Japon était un pays sans ressources et en cours d’industrialisation au début de la guerre. Le pays était soumis à des traités inégaux face aux puissances étrangères (dont la Russie) qui le plaçait dans une situation commerciale défavorable. Le pays n’avait pas les ressources de son développement industriel et devait importer. Ce que l’on appelle aujourd’hui son Produit Intérieur Brut restait bas, autour de 700 millions de yens de l’époque. Une part non négligeable du pays continuait à vivre comme dans les premières années de l’époque Meiji, guère différemment de l’époque Edo et Tôkyô même restait une ville de bois à l’ancienne.
La priorité avait été donnée au développement industriel et militaire (Fukoku Kyôhei) mais le Japon était loin d’avoir les moyens financiers de mener une guerre longue. Il fallut en venir à la solution d’un emprunt auprès d’autres pays et de banques étrangères. Le Japon espérait lever 10 millions de livres sterling mais ces emprunts ne trouvèrent pas preneurs. Suivants l’opinion générale sur l’armée japonaise et ses chances, aucun investisseur sérieux ne souhaitait parier sur le Japon et perdre son capital. Même chez les amis du Japon comme les Etats-Unis aucune aide financière ne fut accordée.
La solution passa par le démarchange des ennemis de la Russie. Jakob Schiff était un banquier juif américain, hostile aux persécutions russes infligées aux juifs de l’empire, il aida à lever des fonds. La Grande-Bretagne craignant le développement naval russe et sa politique dans les Balkans et en Asie centrale finit par prendre une part, à tarif réduit (un bon de 100 livres vendu à 93 livres), des bons de l’emprunt japonais en échange aussi de réductions de tarifs douaniers pour faire bonne mesure et servir de garantie. Par chance les succès initiaux en Mandchourie, malgré leur coût humain rendirent confiance aux investisseurs. Au final le Japon parvint à lever l’équivalent d’un 1 milliard de yens de l’époque, une somme colossale qui dépassait le produit intérieur brut du pays. La guerre fut ainsi financée à crédit et finit par dépenser jusqu’à 1,7 milliard de yens complétés par des augmentations d’impôts et des contributions volontaires. La mise à contribution des civils passa aussi par de restrictions alimentaires, des exigences d’économies et d’esprit de sacrifice pour la victoire. Le riz qui nourrissait les soldats était enlevé à d’autres. De ce point de vue, la guerre contre la Russie, guerre existentielle du point de vue japonais se rapprochait ce qui deviendrait la guerre totale seulement une décennie plus tard.

En janvier 1905, après des mois d’efforts et d’attaques meurtrières, l’armée japonaise reçut la capitulation de la garnison russe de Port Arthur. L’endroit était devenu le théâtre essentiel de la guerre et sa posséssion était devenue vitale. L’armée de terre russe tenta de reprendre l’initiative mais comme l’année précédente les tentatives se soldèrent par des échecs et par le maintien des positions. Pour reprendre Port-Arthur les Russes devaient prendre l’avantage ailleurs et envoyèrent leur principale force navale, la flotte de la Baltique, avec pour but d’éradiquer la flotte japonaise et mettre un terme à la guerre.
Victoria ex Machina : la victoire par la machine
Flotte russe contre flotte japonaise
La flotte russe était alors la troisième flotte militaire au monde après la Grande-Bretagne et la France. Les navires de la flotte de la Baltique étaient les plus modernes et massifs de ses navires avec notamment de grands cuirassés de conception récente qui assuraient une puissance de feu supérieure. Leur objectif était de se rendre jusqu’à Vladivostock pour rejoindre les navires sur place, se réapprovisionner et ensuite attaquer la flotte japonaise. Ceci fait les troupes japonaises en Mandchourie et Corée seraient isolées, le Japon lui-même serait menacé. Avant cela les Russes avaient la moitié du globe à traverser.
Près de 33 000 kilomètres pour être précis. La Grande-Bretagne était l’alliée du Japon et était hostile au développement naval russe, les navires russes ne purent donc pas emprunter le canal de Suez. Il leur fallut prendre le chemin le plus long et contourner l’Afrique. En chemin ils ne purent pas réapprovisionner dans les ports britanniques. Ils ne purent pas le faire non plus dans les ports français, malgré l’alliance avec la Russie, cette dernière restait globalement neutre dans le conflit. Les Russes étaient par ailleurs sous contrat avec des entreprises privées pour se ravitailler en mer pour son charbon et ses vivres. Cette contrainte eurent plusieurs conséquences : les navires subirent naturellement une usure durant la longue traversée (coques incrustées, chaudières rendues poussives par l’effort constant) mais surtout les navires en mouvement avaient moins l’occasion de s’entraîner et manoeuvrer, émoussant les réflexes des marins alors que le moral déclinait fortement et que la fatigue s’accumulait. Comble de la malchance, dès leur passage en mer du Nord plusieurs navires firent feu sur des pêcheurs britanniques confondus avec des espions (japonais… en mer du Nord). Les victimes civiles provoquèrent le tollé au parlement de Londres et malgré un arrangement à l’amiable l’opinion britannique fut plus que jamais hostile aux Russes.

Il fallut de janvier à mai 1905 pour que les navires russes arrivent dans le Pacifique. Ils étaient alors encore sûrs de leurs chances de victoire et pensaient que la puissance de leur flotte intimiderait les Japonais, leur laissant la possibilité de choisir le moment de l’affrontement. Ils cherchèrent d’abord à trouver un répit à Vladivostock en pointant directement dans cette direction, passant directement dans le bras de mer séparant le Japon et la Corée, non loin de l’île de Tsushima.

De leurs côté les Japonais étaient mis au courant régulièrement de l’avancée de la flotte russe par leurs alliés britanniques. La marine japonaise avait alors à sa tête l’amiral Tôgô Heihachirô. L’homme avait débuté sa carrière dans les premiers navires modernes du Japon avant même la chute du shôgunat, il était un ancien samurai de Satsuma. Il avait été ensuite envoyé étudier sept années en Grande-Bretagne dans une académie navale avant de commander plusieurs navires et participer à la guerre sino-japonaise. Il était l’officier de marine le plus expérimenté disponible au Japon.

Par manque de moyens la flotte japonaise disposait de moins de cuirassés, sur le papier ses navires étaient plus faibles. La priorité avait été donnée à des navires plus petits et moins coûteux : croiseurs, destroyers et torpilleurs. C’étaient aussi des navires disposant d’avantages plus discrets mais qui firent leur effet. La poudre utilisée par la marine japonaise, produite à Shimosa, était d’une qualité supérieure à celle disponible en Europe et le détonateur était plus sensible, les obus japonais avaient plus de chance d’exploser que les obus russes et dégageait plus de fumée et de chaleur.
De manière générale les navires japonais étaient plus récents (le cuirassé Satsuma n’étant lancé que quelques jours avant la bataille), plus proches de leurs bases avec des équipages désormais expérimentés après une année entière d’engagements et de manoeuvres. d’autres innovations et améliorations rendaient les navires japonais plus susceptibles de l’emporter lors d’un duel d’artillerie. Ils avaient aussi plus d’officiers compétentes et bien entraînés ayant pris modèle sur leurs homologues britanniques. Toutes ces raisons furent largement étudiées et inspirèrent les évolutions des marines militaires mais sur le moment, autant aux yeux des Russes que des Japonais, elles n’apparaissaient pas pour évidente et l’amiral Tôgô considérait la bataille à venir comme un moment décisif mais loin d’être gagné.
« Le sort de l’empire est en jeu »
L’amiral Tôgô connaissait les enjeux de la bataille qu’il préparait. Le Japon avait réussi à en éviter la défaite mais les pertes avaient été lourdes, pire le pays n’avait plus de réserves (autant financières que matérielles) alors que la Russie, même avec ses propres difficultés, pouvait se permettre de poursuivre la guerre. La bataille serait décisive et l’amiral prit soin de rendre la chose évidente pour tous en déployant le drapeau Z, un drapeau dont la signification était : « le sort de l’empire est en jeu, que chaque homme fasse de son mieux. ». Le drapeau devint par la suite une relique comme le Mikasa, le navire amiral de Tôgô qui fut préservé comme un musée et même restauré en 1952 avec l’aide de l’amiral américain Nimitz.

La flotte russe fut repérée durant la nuit du 26 mai et le 27 mai, à la mi-journée, après que le brouillard se soit levé, la bataille débuta. Ce fut la dernière bataille où des vaisseaux de guerre combattirent en ligne comme dans les siècles précédents ce qui fait les manoeuvres coordonnées des navires y avaient encore leur importance. Ce fut aussi la première bataille navale où la radio, qui équipait désormais les navires, fut largement utilisée dans les deux camps. C’est aussi la seule bataille où des cuirassés modernes furent directement engagés les uns contre les autres. La bataille fut à la fois la fin d’une époque (la marine avant l’aéronavale) et le début d’une autres où les navires étaient reliés entre eux et opéraient sur de vastes superficies.

Les Russes avaient 8 cuirassés (+ 3 cuirassés plus petits) contre 4 du côté japonais, ils avaient l’avantage de la puissance de feu mais l’ensemble de la flotte japonaise dépassait largement celle des Russes avec des navires plus petits et rapides, 29 croiseurs, 21 destroyers et pas moins de 41 torpilleurs. La bataille ne fut pas immédiatement à l’avantage des Japonais, les marins russes furent capables d’atteindre et d’endommager leurs adversaires mais ils furent rapidement surclassés. Inspiré de la marine à voile, l’amiral Tôgô parvint à « barrer le T », autrement dit barrer le chemin de la ligne russe et les exposer à toute son artillerie alors que les Russes ne pouvaient tirer que de l’avant. Le Mikasa naviguant en tête (navire amiral mais aussi navire le mieux armé) il fut particulièrement touché.

Les Japonais eurent la chance qu’un de leurs tirs blessa dès le début de l’engagement l’amiral russe Zinovy Rozhestvesnky qui resta inconscient une partie de la journée et fut plus tard soigné au Japon. A la fin du 27 mai, les Russes avaient déjà perdu 4 cuirassés, le coeur de leur flotte. Ils tentèrent alors de tracer rapidement en se dispersant pour se mettre à l’abri à Vladivostock mais furent pris en chasse de nuit par les torpilleurs japonais qui leur décimèrent ce qui restait de la flotte. Le 28 mai, l’amiral Nikolai Nebogatov fut contraint de se rendre. Sur les 38 navires arrivés près de Tsushima, les Russes en perdirent 22 (coulés, endommagés ou capturés) dont 6 de leurs 8 cuirassés. A cela s’ajoute que la totalité du commandement russe fut fait prisonnier. Les Russes perdirent plus de 5000 hommes contre 160 pour les Japonais. Un croiseur et deux destroyers seulement purent rejoindre Vladivostock.

Il ne s’agissait mais seulement d’une victoire mais d’une humiliation pour les Russes. Cette perte les força à demander la paix et mit pratiquement fin à la guerre à elle seule. Acceptant l’entremise américaine du président Théodore Roosevelt (qui reçut pour cela le prix Nobel de la paix), le traité de Porstmouth du 5 septembre 1905 consacra la victoire japonaise. Le Japon prenait la moitié de l’île de Sakhaline et voyait ses droits en Mandchourie reconnus alors que les Russes devaient abandonner la régions. Conséquence directe, les Etats-Unis et la Grande Bretagne reconnurent par traité les droits japonais sur la Corée. La victoire de Tsushima fut immédiatement considérée comme la plus importante bataille navale du début du XXe siècle et un évènement capable transformer les équilibres internationaux, cette victoire emblématique fut cependant annonciatrice de désastres futurs.

Une victoire et une tragédie?
Equilibres internationaux et le Péril Jaune
La première et la plus connue des conséquences de Tsushima se trouve en Russie même. Dès le 22 janvier éclatait la révolution de 1905 qui devait beaucoup aux problèmes internes à l’empire russe que Nicolas II avait voulu masquer par une guerre victorieuse en Asie, la mauvaise conduite de la guerre exacerba l’opposition et le mécontentement. La mutinerie des marins du Potemkine survenant le 22 juin peut être réliée entre autres à la défaite navale. Le traité de Portsmouth fut rapidement négocié et conclu car la Russie était occupée par son propre chaos domestique. Cela eu l’avantage de masquer l’empressement du Japon a conclure la paus. La révolution d’octobre, même si elle échoua, fut la première étape menant à l’effondrement du régime tsariste en 1917.

Le rabaissement de la puissance russe réequilibra les relations entre puissances européennes. Jusque là la Grande-Bretagne craignait la montée en puissance de la marine russe mais après 1905 son premier rival redevint la flotte allemande en croissance rapide. Paradoxalement cela mena Londres à se rapprocher de Saint-Pétersbourg avec la signature d’un traité en 1907 qui compléta la Triple Entente avec la France. La Russie affaiblie laissa aussi plus de champ à l’Autriche-Hongrie dans les Balkans, là où la Première Guerre Mondiale allait éclater moins de dix ans plus tard. La guerre russo-japonaise, nous l’avons vu, préfigura les évolutions militaires du conflit mondial au point d’être qualifiée de « première guerre totale » pour les violences subies par les soldats mais aussi l’implication des civils dans l’effort de guerre. Du point de vue naval, les leçons de la bataille de Tsushima menèrent aussi à la naissance d’une nouvelle classe de navires, les Dreadnought, qui bouleversa les équilibres entre puissances navales.

En Asie, la reconnaissance des droits japonais en Corée par l’accord Taft-Katsura mena directement à la signature forcée des traités mettant la péninsule sous protectorat japonais, cinq années à peine plus tard la Corée était annexée à l’empire du Japon et la période coloniale débutait. Les Etats-Unis n’avaient pas offert cette reconnaissance par amitié mais par le désir de coopérer avec les Japonais, il était notamment prévu que le Japon reconnaisse la domination américaine sur les Philippines et concède aux Américains des droits dans l’exploitation du réseau ferroviaire naissant en Mandchourie. Le Japon pouvait en outre commencer à regarder ce qui se passait en Chine même où elle était déjà intervenue en 1901 dans le cadre de la révolte des Boxers.

La victoire japonaise à Tsushima eu un grand retentissement en Europe et aux Etats-Unis. C’est en partie dû au fait que la guerre fut couverte par les médias des pays occidentaux complétés par de nombreuses photographie et gravures. Première guerre du XXe siècle, la guerre russo-japonaise fut la plus médiatisée de l’avant Première Guerre Mondiale. Elle donna corps à une véritable névrose collective : le Péril Jaune, la peur de voir les peuples asiatiques submerger et soumettre l’Occident, à une époque où c’était les Occidentaux qui colonisaient l’Asie.

L’idée du « Péril Jaune » est attribuée à l’empereur allemand Guillaume II (le cousin de Nicolas II) qui désignait autant les Chinois que les Japonais dans une peur raciale. C’est pour contrer cette menace qu’il exhorta en 1900 le corps expéditionnaire envoyé en Chine lors de la révolte des Boxers à se comporter comme les Huns afin d’instiller la terreur de l’Allemand chez les Chinois (c’est de là que vint le surnom de « Huns » attribué aux Allemands pendant les deux guerres mondiales). L’idée fut bien évidemment reprise et développée par la propagande russe avant et pendant le conflit, faisant de la lutte menée par les Russes une croisade pour la sauvegarder de l’Occident blanc et chrétien face aux masses barbares venues d’Asie.
Cette peur asiatique toucha peu la Grande-Bretagne, alliée du Japon, mais divisa les Français. La France était l’alliée de la Russie mais on y trouvait un important mouvement japanophile, les débats sur la réalité du Péril Jaune y furent intenses en 1904-1905 avant de s’apaiser pour passer à autre chose. C’est aux Etats-Unis que l’idée resta la plus présente. Les Etats-Unis avaient chez eux une importante immigration chinoise et japonaise sur sa côte Ouest mais avec sa victoire le Japon commença à représenter une menace pour sa domination navale dans le Pacifique. Les espoirs de l’accord Taft-Katsura furent vite douchés lorsque le Japon, qui veillait à ses intérêts économiques, refusa de laisser les Américains participer au développement de la Mandchourie.

L’idée d’une menace asiatique mena à des émeutes en 1907 à Seattle et aux premières mesures pour restreindre l’immigration asiatique. Le refroidissement fut tel que Londres se dépécha de renégocier son alliance avec le Japon en 1911 pour retirer les Etats-Unis de la liste des adversaires potentiels contre lesquels elle devrait intervenir en cas de guerre. Le mythe du Péril Jaune fit beaucoup pour monter l’opinion américaine contre le Japon dans les années 1920-1930 et contribua à justifier les mesures extrêmes d’internement des Nippo-Américains pendant la Deuxième Guerre Mondiale. On peut en retrouver des traces jusque dans le sentiment anti-Chinois et dans les discours politiques pendant la pandémie de coronavirus.
D’une certaine manière, le mythe du Péril Jaune contenait un grain de vérité puisque Tsushima fut surtout présentée en Occident comme la première victoire militaire d’une nation non-occidentale contre une puissance européenne industrielle et qu’il existait réellement une volonté d’expansion japonaise. Ce retentissement eu des échos dans les différents mouvements indépendantistes dans les colonies asiatiques comme en Inde et aussi en Chine. Des leaders tels que Sun Yat-sen, Mazo Zedong, Gandhi ou ailleurs citèrent la bataille comme un grand exemple à suivre. Il contribua à développer un prestige japonais (champion contre le Péril Blanc) qui fut réutilisé lorsque le Japon se présenta en libérateur de l’Asie (« L’Asie aux Asiatiques« ) et put recruter des collaborateurs pour l’aider durant sa propre occupation des colonies d’Asie. La bataille de Tsushima contribua à planter des graines dangereuses pour l’avenir qui finirent par germer moins d’une génération plus tard : rivalité avec les Etats-Unis, expansion en Asie. La plus dangereuse de toutes germa au Japon même.
Où est passée la victoire?
La victoire fut évidemment célébrée au Japon, Tôgô Heihachirô devint le héros de tous les Japonais mais le triomphalisme se changea rapidement en critique intense. L’origine de ces critiques au sein de l’opinion se trouvait dans les clauses du traité de Portsmouth. Aux yeux du Japonais moyen la victoire éclatante de Tsushima donnait le droit au Japon de revendiquer plus : toute l’île de Sakhaline et pourquoi pas Vladivostock même? Ce que l’opinion souhaitait était surtout le paiement d’indemnités de guerre par la Russie dont il ne fut pas question lors des négociations puisque Tôkyô était pressé d’en finir et ne voulait pas du paiement d’une somme dont le calcul serait nécessairement long et disputé.

Le Japon avait dépensé l’équivalent d’1,7 milliard de yens dont la plus grande partie devait être repayée à l’étranger, il avait même abandonné une partie de ses droits de douanes pour garantir ces bons. Le pays était endetté mais aussi au bout de ses moyens matériels et militaires. La population elle-même avait consentie à des efforts et des privations et avait accepté les lourdes pertes pour la victoire. Il était temps pour le gouvernement de faire bénéficier à tous des fruits de la victoire mais il n’y avait rien à distribuer. Dès le 5 septembre 1905, à l’annonce des clauses du traité, une foule de 30 000 personnes tenta de se rassembler pour manifester dans le parc de Hibiya près du palais impérial. L’interdiction de manifester provoqua une émeute qui dura trois jours. Les manifestants incendièrent plusieurs centaines d’édifices dont 70% des postes de police de la ville et on releva 17 morts, d’autres émeutes éclatèrent à Yokohama et Osaka ainsi que d’autres villes. Le Hibiya Yakuichi Jiken fut l’évènement le plus violent que connu le Japon sous l’ère Meiji. Il eu une longue postérité de violence sociale et nationaliste avec des résurgences lorsque les difficultés économiques de l’après-Meiji se firent sentir à partir de 1913 jusqu’aux émeutes du riz de 1918. Le Japon si calme et si ordonné de nos habitudes savait être aussi contestataire.

Cette opinion publique aussi remontée et gagnée au nationalisme s’explique par deux phénomènes. D’une part le début du XXe siècle était marqué par le développement de la presse et des médias au Japon. Les journaux diffusaient les nouvelles de la guerre et se complaisaient dans la surenchère nationaliste alors que les journalistes étaient embarqués avec l’armée pour rendre compte de ses succès. Le télégraphe, le cinéma mais aussi les estampes de guerre (les sensô-ê) renforçaient l’impression des Japonais d’être informés et aptes à juger de la réalité de la guerre. Ce n’était qu’une impression car en même temps l’expression des médias était très strictement encadrée par l’armée.

Le Japon Meiji se considérait déjà avant la guerre comme une nation assiégée et entourée de nations occidentales menaçantes. La diffusion de critiques ou de mauvaises nouvelles pouvant révéler les faiblesses de la nation furent considérer comme des crimes graves et éventuellement le risque de voir émerger une critique des ordres émis par l’empereur lui-même. Les pertes humaines de la guerre, les difficultés des soldats, l’épidémie de béribéri, le manque de moyens financiers, l’épuisement réel à la fin de la guerre, rien de tout cela ne fut communiqué au public qui n’avait qu’une tronquée de la situation réelle et ne pouvait comprendre l’empressement des politiciens de jeter aux hortis les fruits de la victoire. Les critiques face aux pertes humaines restèrent dans les cercles fermés de l’armée et de l’administration.

Une autre conséquence fut que le vécu et les traumatismes des soldats furent rapidement rendus invisibles par les médias mais aussi par l’opinion obnubilée par les victoires. Le retour de vétérans choqués et traumatisés comme le furent les soldats de la Première Guerre Mondiale entraîna une augmentation des violences, des cas de repli sur soi face à l’incompréhension. Il faut ajouter à cela les nombreux deuils qui touchèrent les familles des morts au combat, souvent des familles de classes populaires rurales où les structures familiales furent bouleversées. Dans le domaine économique la guerre entraîna une petite dépression qui rendit morose les dernières années de l’ère Meiji et favorisa l’émergence de mouvements socialistes contestaires qui furent réprimés dans la décennie suivante après le complot d’assassinat contre l’empereur Meiji déjoué en 1910 (Taigyaku Jiken, « l’incident de haute trahison »).
Le Japon intoxiqué par la victoire, histoire d’une addiction
L’opinion mal informée n’était cependant pas la seule à penser que la victoire marquait l’entrée du Japon dans le club des puissances véritables malgré la réalité ignorée. Pour de nombreux responsables militaires et civils, la victoire de Tsushima apparut immanquablement comme la justification même de la politique de l’ère Meiji de 1868 à 1905. Fukoku Kyôhei, Un Etat fort pour une armée forte, se résumait à consentir à tous les efforts pour garantir l’indépendance du Japon face à la menace étrangère. Cette mentalité de forteresse assiégée resta le fondement de la pensée de l’ère Meiji et justifia toutes les réformes et toutes les transformations sociales, économique, militaire et même culturel. Enfin le Japon avait été capable de repousser l’Européen aux portes mêmes de son archipel (la bataille de Tsushima fut vaguement visible des côtes du Nord du Kyûshû et de Shimonoseki).

Jusque là, il fallait imiter les Occidentaux en toute chose : armement, stratégie, entraînement etc. Cela se voit par exemple dans le traitement accordé aux prisonniers et aux blessés. Soucieux de présenter un visage civilisé et positif aux puissances occidentales, les Japonais respectèrent à la lettre la convention de Genève. Les prisonniers furent bien traités, internés sans privations (dans le Shikoku, près de Matsuyama). Les blessés furent soignés et transférés dès que possible. Le commandement russe fait prisonnier à Port-Arthur et à Tsushima fut traité avec tous les égards dont on pourrait s’attendre entre gentlemen. Cette attitude fut saluée et louée en Europe comme un exemple à suivre. Les soldats modèles de 1905 furent pourtant les pères de ceux qui, une génération plus tard, exécutaient les blessés et firent travailler jusqu’à la mort leurs prisonniers pendant la Guerre du Pacifique.

C’est qu’avec la victoire, les milieux nationalistes cherchèrent à expliquer la victoire. Le Japon s’était certes modernisé mais ses succès éclatants ne pouvaient se résumer à la copie, il y avait plus. La valeur du soldat japonais ne pouvait s’expliquer que par des valeurs intrinsèques à l’homme japonais différent de l’homme occidental. Les valeurs de la sobriété, de l’endurance, des vertus martiales, tout cela fut reconnecté avec la figure du samurai. Durant l’époque Meiji, le samurai était une figure du passé, le guerrier féodal archaïque justement jeté à bas par la modernité. Le début du XXe siècle vit la réhabilitation du guerrier japonais comme modèle. Cela se traduisit par un retour au Bushidô, la voie du guerrier.

Cette voie était un concept assez flou issu du XVIIe siècle fondé sur le confucianisme mais c’est une interprétation extrémiste du XVIIIe siècle qui fut favorisée, celle du Hagakure. Dans cette version du code du guerrier, totalement marginale à l’époque Edo, le guerrier devait se dévouer corps et âme à son seigneur et rechercher le sacrifice suprême plus que toute autre chose. Cette vision fut réactualisée et recentrée sur la fidélité à l’empereur (une entité lointaine bien éloignée du seigneur féodal que l’auteur du Hagakure avait en tête). L’implication de l’empereur associait le Bushidô plus seulement à la morale guerrière mais au shintoïsme d’Etat, l’empereur était sacralisé, les ordres exprimant sa volonté avaient valeur de loi. C’était ce que l’empereur Meiji exprimait en refusant le suicide du général Nogi. Ce même Nogi fut sacralisé à sa mort, on lui construisit un sanctuaire (le Nogi-jinja) non pour ses prouesses militaires mais pour sa fidélité à l’empereur. Il s’était suicidé pour le suivre dans l’au-delà, une ancienne pratique appelée junshi que le shôgunat d’Edo avait interdit mais qui refit son apparition au XXe siècle. Le général Nogi, en s’ôtant la vie s’était accompli en tant que guerrier (même si son geste s’explique parce que l’empereur lui avait interdit de se suicider tant qu’il serait là pour l’en empêcher).

La victoire de Tsushima acta la naissance d’un militarisme nationaliste sûr de soi ancré dans la foi dans l’empereur et dans les valeurs de l’esprit guerrier du soldat japonais. Cet esprit guerrier devint pratiquement un article de foi de l’armée japonais jusque durant la Deuxième Guerre Mondiale où la conviction du soldat et son sens du sacrifice devaient emporter la victoire et où le suicide fut paré des atours de la noblesse d’âme. Dans une telle mentalité, le traitement des prisonniers était désormais interprété par le mépris du guerrier sur le vaincu. Le japon avair vaincu la Chine puis la Russie, pendant la Première Guerre Mondiale il l’emporta sur les forces allemandes en Chine. Le Japon contemporain n’avait jamais été vaincu car son armée était spirituellement supérieure. Il n’est pas étonnant que certains finirent par se convaincre que la Grande-Bretagne et les Etats-Unis même ne pouvaient que finir eux aussi par être vaincus. Le nationalisme des années 30 trouve ses origines à Tsushima.

On y trouve aussi l’origine de la rivalité exacerbée entre l’armée de terre et la marine. Elle existait déjà, les cadres de la marine comme l’amiral Tôgô étaient issus le plus souvent de l’ancien fief de Satsuma tandis que l’armée de terre se rattachait à celui de Chôshû, les deux fiefs qui avaient vaincu le shôgunat. Lors de la guerre russo-japonaise, la marine remporta la victoire finale et reçut les lauriers. Ce n’est pas pour rien que l’armée poussa à sacraliser le général Nogi alors qu’il affalut attendre 1938 pour que le défunt amiral Tôgô reçoive les mêmes honneurs (Tôgô-jinja). Dans les décennies suivantes, l’armée de terre fut souvent plus va-t-en-guerre que la marine, poussant à l’aventure en Sibérie en 1920 puis aux agissements sans ordres de ses officiers en Mandchourie en 1931 (incident de Mukden). L’armée de terre avait quelque chose à prouver tandis que la marine devint le refuge des esprits plus posés. La marine devait cependant protéger la mémoire de sa gloire. Ce n’est pas un hasard si le fameux drapeau Z de Tsushima fut de nouveau hissé à la veille de l’attaque de Pearl Harbor en 1941 sur ordre de l’amiral Yamamoto Isoroku, l’artisan de l’attaque (et lui même un vétéran de Tsushima dans ses premières années dans la marine, il y perdit deux doigts).
La chose peut être résumée plus simplement. La victoire de Tsushima avait été tellement écrasante et rapide qu’elle finit par en paraître facile. Elle gomma les pertes en Mandchourie, les difficultés et les efforts pratiques qui menèrent à la victoire. Dans l’esprit simpliste de la propagande japonaise, la victoire se transforma en exemple de la supériorité japonaise. Le Japon oublia un peu facilement qu’il n’était un petit pays sans ressources industrialisé depuis peu pour se convaincre qu’il était devenu une grande puissance égale aux colosses industriels comme les Etats-Unis auxquels il pourrait s’opposer. Que ce soit d’un point de vue militaire, stratégique et même culturel, la victoire de Tsushima pava le chemin que mena à Pearl Harbor et à la catasrophe qui suivit pour le Japon.