Les Japonais à la découverte du monde

(4 destins de Japonais à travers le monde avant l’époque contemporaine)

La période Edo nous a accoutumé à l’idée d’un Japon ancien fermé sur lui-même et par essence peu curieux sur le reste du monde donc peu porté sur les voyages. Dans les époques les plus anciennes de leur histoire les Japonais voyageaient régulièrement vers la Chine et même l’Inde. Dans le premier cas il s’agissait d’ambassades vers la cour chinoise et de marchands mais aussi de moines venant étudier auprès des grandes écoles chinoises, certains poursuivant jusqu’aux sources du bouddhisme en Inde (appelé alors Tenjiku). L’Europe était une inconnue et ne semble pas avoir été identifiée avant le XVIe siècle lors de l’irruption des Portugais à Tanegashima.

Bien avant la fermeture du Japon au XVIIe siècle le flux de voyageurs vers le continent s’était tari mais à plusieurs reprises les Japonais surprirent le monde avec des voyages audacieux ou des destins extraordinaires de véritables découvreurs.

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5 étrangers au coeur du Japon ancien L’image du Japon ancien est celle d’un pays fermé aux étrangers dont la situation aux marges de l’Asie a permis de garantir son isolement volontaire. Le Japon a effectivement été longtemps isolé du reste du monde et son histoire est en grande partie vierge de références à ses voisins, même ses voisins chinois et coréens. C'est pour cette raison que les jeunes japonais apprennent l'histoire japonaise et l'histoire mondiale comme deux matières séparées. Cela ne veut cependant pas dire que le Japon n’a jamais vu d’étrangers venir et même s’installer dans ses îles avant l’époque moderne. Certains de ces étrangers ont laissé une marque durable, d’autres non. Prêtres, marchands, missionnaires, mercenaires tous ont eu des destins passionnants.
目次

Itô Mancio : La découverte de l’Europe

Si on recherche les premiers Japonais à avoir abordé les contrées lointaines et mystérieuses de l’Europe il faut remonter au 23 mars 1585 lorsque la première ambassade japonaise en Europe arriva au bout de son voyage pour rencontrer le pape Grégoire XIII à Rome.

Portrait d’Itô Mancio par le Tintoret. Les portraits du jeune japonais furent très populaires à l’époque de son voyage. Il est représenté ici en jeune noble européen.

Pour la gloire de dieu… ou des Jésuites?

L’ambassade dite de l’ère Tenshô (Tenshô Keno Shônen Shisetsu, « l’ambassade des garçons de l’ère Tenshô ») fut officiellement envoyée en 1582 par le daimyô Ôtomo Yoshishige (« Sôrin »). Yoshishige était alors le plus puissant seigneur chrétien du Kyûshû avec les Omura et les Arima. Il entretenait des rapports commerciaux importants avec les marchands ibériques à qui il achetait notamment des armes à feu, notamment un type de canons légers. Le même seigneur avait par ailleurs rencontré Saint François-Xavier lors de son passage au Japon et les Jésuites étaient les bienvenus dans ses domaines.

L’ambassade avait pour but de renforcer les liens avec le royaume d’Espagne et de présenter Yorishige auprès des Européens comme le seul interlocuteur chrétien notable au Japon. Dans les documents officiels portés par l’ambassade Yoshishige y est d’ailleurs présenté comme « roi de Bungo » du nom de sa province. Les Portugais, comprenant mal les subtilités politiques et guerrières du Japon en étaient venus à considérer chaque daimyô comme son propre maître, l’empereur du Japon étant perçu comme une sorte de grand-prêtre.

Alessandro Valignano fut considéré comme le principal soutien d’une stratégie d’inculturation des jésuites. Il voulait adapter l’ordre aux coutumes chinoises et japonaises, assimiler la culture des élites intellectuelles afin de mieux porter le message missionnaire. Ordonner un clergé catholique indigène était sa priorité.

Dans les faits l’ambassade était cependant un projet des Jésuites. L’idée venait du père Alessandro Valignano qui voulait ainsi montrer les succès des méthodes des Jésuites, c’est à dire prêcher dans la langue locale, adapter la liturgie à la culture d’accueil et former rapidement des prêtres locaux capables de prendre le relais de la conversion. La mission devait ainsi faire taire les critiques des ordres rivaux, notamment les Franciscains, qui souhaitaient aussi s’implanter et prêcher au Japon. Une étude attentive des lettres envoyées au pape semble cependant montrer que les lettres soi-disants signées par Yorishige étaient des faux et que le patronage du seigneur chrétien était très exagéré. Si on y regarde de plus près on s’aperçoit d’ailleurs que le soutien matériel fut fourni par les clans chrétiens Arima et Omura, rivaux des Otomo.

4 garçons dans le vent

Mission liée à la caste guerrière, ce furent quatre fils de samurais convertis au catholicisme qui furent choisis pour mener l’ambassade. Ces fils de bonnes familles avaient l’intention de prononcer leurs vœux pour devenir eux-mêmes prêtres catholiques. Ils étaient dirigés par Itô Mancio. Comme souvent au Japon les noms étaient trompeurs, Itô Mancio était un nom de converti mais son nom japonais était Itô Sukemasu, fils d’un vassal et parent d’Otomo Yorishige. La parenté était lointaine donc ne contredirait pas l’absence d’intérêt de Yorishige. Sa famille avait régné sur une province entière mais ils avaient été vaincus par le clan Shimazu et tombaient dans l’oubli. Avec lui se trouvaient Miguel Chijiwa, Juliao Nakaura et Martinho Hara, qui provenaient des vassaux du clan Omura. Mancio et ses compagnons furent sélectionnés pour leur jeunesse (ils seraient aujourd’hui considérés comme des adolescents, le plus jeune ayant à peine 13 ans), leur endurance, leur beauté physique et leur compétence dans l’apprentissage des langues. Il s’agissait donc de fils de maisons mineures déchues ou peu importantes. De manière pragmatique leur perte éventuelle pouvait sembler un mal mineur pour le clan. Leur rang humble parmi la caste guerrière réduisait encore la portée symbolique et politique de l’ambassade et Shusaku Endô, l’auteur de Silence, n’hésite d’ailleurs pas à les qualifier de mendiants affublés d’un statut supérieur à leur réalité.

Publication en allemand de 1586 racontant la venue des convertis japonais. Itô Mancio porte une couronne à la main, signe de la soumission du Japon qu’il apporte.

La conquête de l’Europe

L’ambassade quitta le Japon en 1582 vers Macao où se trouvait le collège jésuite Saint-Paul puis le siège de l’ordre jésuite en Inde à Gao. Apparemment ils laissèrent là Valignano et ils poursuivirent leur long chemin en contournant l’Afrique avant d’arriver en Europe par Lisbonne en 1584.

Arrivés en Espagne, ils rencontrèrent le roi Philippe II qui adouba Itô Mancio chevalier car fils de guerrier, il était considéré comme de naissance noble selon les standards européens. Les quatre jeunes japonais traversèrent ensuite la mer Méditerranée vers l’Italie où ils furent reçus en grande cérémonie par le pape Grégoire XIII. La venue des Japonais à Rome fut élevée au rang d’évènement glorieux illustrant le règne du pape. A ce titre la publication de récits de l’ambassade, de portraits de ses membres et d’éloges eu une vaste audience dans toute l’Europe. Reçus par tous les grands d’Espagne et d’Italie, Mancio dansa même avec la grande duchesse de Toscane. A la même occasion Juliao Nakaura, très nerveux, fit rire tout le monde en invitant la dame la plus âgée de la réception. L’anecdote peut prêter à sourire mais démontre combien les gestes et détails des jeunes ambassadeurs furent notés et préservés pour la postérité.

La visite de l’ambassade japonaise est représentée de manière fantaisiste avec des personnages « japonais » aux attributs vaguement asiatiques sensés représenter la gloire universelle du pape Grégoire XIII sur les peuples du monde.

La mission des quatre jeunes Japonais n’était pas seulement religieuse car on sait qu’ils étaient porteurs de lettres de leur seigneur visant à établir de bonnes relations commerciales. Ces lettres furent remises à Philippe II mais aussi au pape. La chose peut surprendre mais apparemment les Jésuites avaient présenté le pape comme le supérieur de tous les rois d’Europe dont il aurait été nécessaire d’obtenir le consentement avant de négocier avec les princes et rois du continent. Dans l’interprétation japonaise le pontife se transforma en une sorte de tennô européen.

Postérité de l’ambassade des garçons

L’ambassade fut un grand succès pour l’ordre jésuite qui mit en avant le Japon comme la patrie d’élection du catholicisme en Asie. L’archipel fut présenté comme une expérience réussie d’évangélisation devant inspirer la même méthode en Chine. Pour appuyer cette vision des choses, un récit du voyage fut rédigé et publié par les Jésuites.

Namban-ê, représentation d’une « temple barbare », une église gérée par les jésuites où se pressent les Européens et leurs serviteurs ainsi que les convertis japonais.

Les résultats pour les Ôtomo furent beaucoup plus maigres. A leur retour au Japon en 1590, les quatre convertis trouvèrent un pays entièrement différent. Quand ils étaient partis Oda Nobunaga dominait le pays et semblait se diriger vers une domination complète à court terme. A leur retour ils découvrirent que Nobunaga avait été tué quelques mois à peine après leur départ. Leur daimyô lui-même était décédé trois ans plus tôt et les Ôtomo étaient désormais des vassaux obéissants du nouveau maître du Japon, Toyotomi Hideyoshi. Les quatre jeunes convertis rencontrèrent Hideyoshi en 1590 et le nouveau maître du Japon proposa à Mancio de devenir son vassal mais ce dernier refusa pour poursuivre sa carrière ecclésiastique. Il devint membre de l’ordre jésuite en 1593.

Les quatre ambassadeurs ne tardèrent pas à être ordonnés prêtres catholiques, sauf Miguel Chijiwa qui abandonna à ce moment sa vocation. Ils furent les premiers prêtres japonais mais le vent avait tourné. Tous poursuivirent leur mission d’évangélisation, Martinho Hara devint particulièrement célèbre pour ses compétences de traducteur, il traduisit notamment des livres de théologie du latin vers le japonais. Ses compétences furent aussi utilisées par les grands seigneurs chrétiens lors de leurs négociations avec les Espagnols. Dans les années suivant leur retour Toyotomi Hideyoshi devint méfiant puis hostile aux chrétiens. Une hostilité fondée sur le fait que la fidélité à la foi et au clergé venait troubler et peut-être compromettre la fidélité au seigneur féodal. En 1597, il devint aussi évident aux yeux d’Hideyoshi que la religion catholique était utilisée comme cheval de Troie des Espagnols pour s’introduire et soumettre le Japon.

Représentation des martyrs de Nagasaki. Les prêtres martyrisés sont tous des Européens, oubliant la présence des prêtres et convertis japonais parmi leurs rangs.

Le destin de chacun des ambassadeurs suivit les évolutions du catholicisme au japon, Miguel Chijiwa renonça à sa religion, se maria et eu une vie médiocre. Martinho Hara mourut en exil à Macao après l’expulsion des Jésuites. Juliao Nakaura entra dans la clandestinité mais fut capturé et exécuté en 1633, il mourut après 4 jours de supplices. Itô Mancio décéda paisiblement à Nagasaki en 1612 alors que l’ordre jésuite était sur le point d’être expulser du Japon, la plupart de ses compagnons jésuites et convertis de Nagasaki furent persécutés par les Tokugawa et virent la fin de l’expérience jésuite au Japon. Des quatre anciens ambassadeurs Juliao Nakaura nous a peut-être transmis leur sentiment profond de fierté et la coscience du côté exceptionnel de leur aventure. Au moment de mourir martyrisé il se serait exclamé : « Je suis le père Juliao Nakaura qui voyagea jusqu’à Rome ! »

C. R. Boxer, The Christian Century in Japan 1549-1650

Hasekura Tsunenaga : Le jeu des puissances

Entre l’ambassade de tenshô et le voyage suivant presque 30 ans s’écoulèrent. 30 années s’expliquant par la méfiance des dirigeants japonais, Hideyoshi puis Ieyasu, envers les Espagnols et les chrétiens en général. Certains seigneurs de la guerre avaient joué de leurs relations avec les étrangers pour faire progresser leur situation, le plus célèbre étant Konishi Yukinaga qui fut exécuté en 1600. Pour les autres avoir des relations directes avec les Espagnols devint source de suspicion de la part des nouvelles autorités shogunales.

Portrait de Hasekura Tsunenaga en prière après sa conversion au christianisme. Il porte les habits d’un noble romain mais a conservé son wakizahi que l’on peut apercevoir à sa ceinture.

Commerce et manigances

Pourtant une nouvelle ambassade eu lieu, dirigée Hasekura Tsunenaga, pour le compte de son seigneur, Date Masamune. Il fut aussi le premier Japonais à poser le pied en France. A la différence des quatre garçons de Tenshô, Hasekura et ses gens étaient des ambassadeurs officiels de leur maître tandis que Mancio et son groupe ne représentaient guère que l’ordre jésuite.

Hasekura Tsunenaga avait une tout autre mission que l’évangélisation. En tant que vassal du célèbre Masamune, Tsunenaga semble avoir été un homme de confiance de son maître mais en 1612-1613 le malheur s’abattit sur sa famille. Son père fut accusé de corruption et exécuté. Tsunenaga lui-même aurait dû aussi être exécuté, en ce temps-là les fautes étaient considérées comme familiales et non individuelles. Date Masamune lui ordonna de mener une mission diplomatique en Europe pour lui en échange de sa vie et de la restitution de ses terres. Il n’avait pas vraiment le choix.

Date Masamune était au début du shogunat le daimyô le plus puissant et aussi le plus dangereux. Il fut un comploteur invétéré et le dernier grand seigneur de la guerre du Sengoku Jidai.

A cette époque le Japon venait d’être unifié par Tokugawa Ieyasu. Le nouveau shogunat n’était pas encore stable et dépendait beaucoup des bonnes relations entre les Tokugawa et ses plus puissants « alliés ». Ieyasu avait besoin d’apporter de l’ordre dans le pays et l’une de ses premières préoccupations fut de contrôler la venue des marchands espagnols. Les Tokugawa souhaitaient établir un traité et pouvoir commercer directement avec le Mexique en installant un comptoir à Acapulco. Cette mission fut confiée à Date Masamune, qui désigna Tsunenaga pour la diriger.

Masamune faisait alors figure de second seigneur le plus puissant après Ieyasu lui-même. Il contrôlait de riches provinces dans le Nord et était un allié des Tokugawa. Il disposait d’une grande autonomie mais les alliances étaient temporaires à cette époque et le pouvoir des Tokugawa était encore récent. Masamune avait ses propres objectifs dans cette mission. Nous savons aujourd’hui qu’au même moment il menait un complot parallèle visant à favoriser un fils d’Ieyasu, Matsudaira Tadateru (son propre beau-fils) pour en faire le shôgun suivant et gouverner en son nom.

Le Datemaru

Sur ordre des Tokugawa, Masamune fit construire un navire, le Datemaru, un navire réalisé sur les plans des navires européens (sans doute avec l’aide du navigateur William Adams) mais avec des artisans et des matériaux locaux. Hasekura Tsunenaga partit entouré d’une suite de 120 personnes, une suite digne de son rang d’ambassadeur mais le navire était piloté par des Espagnols. Tsunenaga était porteur de lettres, dont celle de son seigneur promettant de promouvoir le catholicisme sur ses domaines et se présentant sous le titre de roi. La mission était accompagnée du franciscain Luis Sotelo qui devait faire fonction de traducteur, nous disposons encore de son récit de voyage.

Le Datemaru appareilla en octobre 1613 en direction du Mexique. L’ambassade arriva à Acapulco en janvier 1614 après une traversée éprouvante du Pacifique. L’accueil fut froid et rapidement des altercations éclatèrent entre Espagnols et Japonais, ces derniers menaçant de leurs sabres quiconque contrevenaient aux règles de respect dues aux samurais, totalement ignorées par les locaux. Les Japonais traversèrent rapidement le Mexique, non sans avoir été reçus par le vice-roi, et embarquèrent à Veracruz vers l’Europe. La majeure partie de l’ambassade resta cependant au Mexique, elle était composée de marchands japonais venus chercher des moyens de s’enrichir sous la bannière des Date. Parmi eux se trouvaient aussi des spécialistes des mines (le domaine des Date était riche en or et en cuivre) venus étudier les méthodes espagnoles. Un bon nombre de ces « étudiants » se convertirent au christianisme pour faciliter leurs activités et leur intégration. Ils retournèrent séparément au Japon en retraversant le Pacifique quelques mois plus tard.  

Diplomatie et religion

Les Japonais arrivèrent à Séville en octobre 1614. Hasukera Tsunenaga rencontra le roi d’Espagne Philippe III en janvier 1615 à Madrid où il put transmettre les lettres d’accréditation du seigneur Idate (comme noté dans les archives espagnoles). Les demandes concernant le commerce furent présentées et reçues avec de vagues promesses d’y réfléchir. C’est en Espagne que Tsunenaga se fit baptiser catholique. Il devint alors Felipe Francisco Hasekura car le roi voulut bien être son parrain.

Blason officiel attribué à Hasekura Tsunenaga lors de son élévation dans la noblesse romaine. Il réutilise le manji bouddhiste avec deux flèches croisées. Les flèches étaient des symboles de la classe samurai bien plus que le sabre lui-même.

L’ambassade voyagea ensuite sur des navires espagnols vers Rome. En chemin ils firent escale dans un petit port de la côte française. Hasekura et ses gens furent ainsi les premiers Japonais à avoir abordé en France, et ce, avant même qu’un Français ne se rende au Japon ! Le petit port s’appelait Saint-Tropez. Les récits d’époque se plaisent à détaller les bizarreries des Japonais comme de se nourrir avec des batônnets, leurs épées ou leur habitude de se moucher avec du papier au lieu d’utiliser sa manche comme toute personne civilisée. Certaines personnes aujourd’hui en Espagne vont jusqu’à prétendre descendre de Japonais de l’ambassade. Des convertis qui se seraient acclimatés au pays qu’ils visitaient.

Le portrait d’Hasekura Tsunenaga est unique car il représente l’ambassadeur dans ses habits japonais exacts, nous donnant un aperçu réaliste unique sur l’extravagance des motifs de l’élite du Sengoku Jidai. Le navire à l’arrière est sensé représenter le Datemaru bien que le navire ne soit jamais aussi loin.

Hasekura Tsunenaga arriva finalement au bout de son voyage et rencontra le pape Paul V en novembre 1615, deux ans après son départ du Japon. La bibliothèque vaticane conserve encore les lettres officielles et très richement ornées dont il était porteur. La lettre en latin était rédigée évidemment par Sotelo et proclamait sans ambiguïté la soumission de tout le Japon au pape, la lettre en japonais de Date Masamune était beaucoup plus réservée mais pleine de promesses. Le pape accepta gracieusement d’envoyer plus de missionnaires au Japon. Au passage Tsunenaga fut fait noble par le Sénat romain et se fit réaliser un blason à l’européenne.

Tsunenaga semble alors avoir poussé la cause de son maître. Date Masamune voulait se faire reconnaître comme roi par les puissances étrangères en échange de sa protection du christianisme, l’idée d’une alliance militaire fut évoquée. Tsunenaga précisa de manière appuyée que son maître serait bientôt le maître de tout le Japon (probablement en référence au complot entre Masamune et Tadateru qui devait être appliqué à la mort du vieux Ieyasu) et que les Européens feraient bien de se le concilier. Tsunenaga ne semble pas avoir bien réalisé que le pape n’avait pas de poids sur ces questions qui regardaient plutôt le roi d’Espagne. Il eu aussi le malheur d’être rattrapé par la réalité de la situation au Japon. A son départ de Rome il n’avait rien obtenu hormis des promesses et des bonnes intentions. De retour en Espagne en 1615, il apprit que le roi Philippe III refusait d’établir un traité de commerce, l’accueil fut beaucoup plus froid et on se dépêcha d’expédier les ambassadeurs. Que s’était-il passé entre-temps ?

Changement d’époque

Au Japon, la rivalité entre les Tokugawa et Toyotomi avait finalement débouché sur une guerre ouverte. Dans ce conflit les Toyotomi semblaient avoir le soutien des chrétiens et par conséquent furent considérés comme des ennemis par le shogunat. Les Jésuites, suspects depuis des années furent expulsés en 1614, les persécutions contre les convertis commencèrent dans la foulée. Date Masamune était dans une mauvaise passe, il participa avec ses troupes aux deux sièges d’Osaka mais ses manigances avec Matsudaira Tadateru furent découvertes par Ieyasu. Tadateru fut renvoyé sans honneur sur ses terres, en exil. Le puissant Masamune ne fut pas officiellement accusé, il était encore trop utile au shogunat, mais le risque d’être déchu et exécuté avait été réel. Tsunenaga revint en Espagne au moment où la nouvelle des persécutions et des premiers martyrs arrivaient en Europe.

Lettre de Mate Masamune au roi Philippe III d’Espagne conservée dans les archives espagnoles. Le contenu de la lettre était pour l’époque et pour les Japonais extrêmement sensible et pouvait froler la trahison aux yeux du shogunat.

Rien ne retenait plus les Japonais en Espagne et ils débutèrent leur voyage de retour vers le Japon en juin 1616, les mains vides. Le trajet de retour se fit par le Mexique et les Philippines où ils quittèrent le père Sotelo qui ne pouvait plus entrer au Japon du fait de l’expulsion de tous les missionnaires. Il tenta plus tard d’y revenir, fut capturé et martyrisé. Tsunenaga ne remit pas les pieds au Japon avant août 1620. Il était parti depuis 7 ans.

Il n’y a jamais eu d’ambassade

Hasekura fut reçu par Date Masamune à son retour et il lui présenta des cadeaux exotiques, officiellement on était heureux de son retour. Presque immédiatement après le christianisme fut interdit sur les domaines des Date. Hasekura Tsunenaga, chrétien converti (sans doute par calcul) provoquait la méfiance de ses pairs. En vérité Hasekura devait aussi représenter un risque pour son maître, porteur de lettres et de projets qui relevaient de la trahison au moment où Masamune souhaitait se faire oublier. Hasekura était la preuve vivante que Masamune avait cherché à s’allier avec les Espagnols.

La réception de l’ambassadeur fut sans doute l’occasion pour ce grand seigneur de signaler sa fidélité au shogun en adoptant de manière très visible sa politique anti-chrétienne. Il fallait aussi montrer clairement la défaveur dans laquelle était tombée Tsunenaga, au cas où celui-ci laisserait échapper des détails saugrenus de ses entrevues avec les puissants d’Europe.

Namban-ê (représentation des Européens) sur paravent. Très à la mode à la fin du XVIe siècle, les représentations des étrangers disparaissent avec le début de l’époque Edo et el retournement du nouveau pouvoir contre l’influence religieuse des étrangers qui provoqua finalement leur expulsion.

Masamune écrivit même une lettre à Tokugawa Hidetada, le shogun en titre, pour se justifier. Il est possible aussi que les récits de la domination espagnole sur ses colonies aient provoqué un surcroit de méfiance. En 1623, Tokugawa Hidetada finit par interdire le commerce avec les Espagnols et mit fin à tout contact diplomatique. En bref, les résultats de l’ambassade furent enterrés avec embarras et oubliés au plus vite.

Hasekura Tsunenaga tomba en disgrâce mais semble être resté chrétien même après l’interdiction de cette religion. Il mourut en 1622, oublié de tous. En 1640 son fils Tsuneyori et d’autres serviteurs de la famille furent exécutés car accusés d’être chrétiens. La famille perdit alors son rang et disparut.

Susaku Endô, 1980, L’Extraordinaire voyage du samouraï Hasekura.

Yamada Nagamasa : le shôgun de Thaïlande

Itô Mancio avait voyagé pour la foi, Hasekura Tsunenaga pour la politique, au début du XVIIe siècle il existait cependant encore beaucoup de Japonais en dehors du Japon, voyageant pour une raison encore plus impérieuse : le profit.

Copie d’un portrait original de Yamada Nagamasa.

Une diaspora japonaise au XVIIe siècle

Les sources japonaises mais aussi chinoises, malaises, hollandaises et espagnoles témoignent de la présence de communautés japonaises dans les ports d’Asie. La majorité de ces Japonais étaient des marchands accrédités par le nouveau shogunat. Il existait un système permettant à des convois de navires de se réunir pour voyager sous la protection d’un sceau vermillon officiel. Le Shuinjô permettaient aux navires accrédités, les shuinsen, de commercer officiellement entre le Japon et les pays voisins. Le système permettait au shogunat de contrôler le commerce et de toucher d’importants profits par les taxes. Tokugawa Ieyasu avait institué le système en 1604, peut-être sous l’influence du marchand anglais William Adams. Entre 1604 et 1633 on compta au moins 350 navires disposant de cette autorisation (dont ceux de William Adams) et naviguant sous la protection négociée de navires espagnols et portugais. Les comptoirs japonais étaient présents à Manille, Batavia, au Vietnam, au Cambodge, dans l’actuelle Thaïlande mais pas en Chine où ils étaient interdits ni en Corée qui dépendait du monopole du clan de l’île de Tsushima.

Une autre catégorie de Japonais d’outre-mer furent les mercenaires. Avec les règnes de Toyotomi Hideyoshi puis de Tokugawa Ieyasu le Japon vit les guerres locales disparaître. Les conflits entre les nouveaux maîtres du Japon existaient toujours mais dans leurs domaines ces mêmes seigneurs imposaient l’ordre. Leurs vassaux n’avaient plus autant besoin d’entretenir d’importantes troupes. De nombreux clans furent contraints de renvoyer une partie de troupes, à commencer à par ceux qui n’étaient pas à leur service depuis longtemps. D’autres clans furent abolis ou détruits par Hideyoshi ou Ieyasu. Les serviteurs des seigneurs déchus perdaient leurs maîtres et leurs emplois, ils devenaient des samurais sans maîtres, des rônins. Les rônins devinrent le principal problème de sécurité intérieure dans les premières années du shogunat d’Edo. Des guerriers désœuvrés, à la recherche d’un emploi ou d’une bonne affaire, vagabondaient sans contrôle, provoquant le désordre et l’insécurité. Les Tokugawa mirent près de 50 ans pour régler le problème mais parmi les plus hardis de ces rônins émergea la possibilité de chercher fortune hors du Japon.

Gentilhomme de fortune japonais

Yamada Nagamasa se situe entre les deux catégories. Nous savons qu’il a commencé sa carrière comme simple porteur de palanquin du seigneur de Numazu (Shizuoka) mais les détails de sa vie sont perdus. On le retrouve vers 1620 en possession d’un bateau, mais sans le shuinso, ce qui en faisait un marchand « illégal ». Le bateau en question, représenté sur un tableau dont il existe des reproductions n’était rien de moins qu’un navire européen à 18 canons dont on peut seulement imaginer comment il se l’était procuré. Il était aussi pirate à l’occasion puisqu’il est remarqué pour avoir attaqué un navire hollandais. Marchand, rônin, pirate, c’est déjà une carrière bien remplie.

Reproduction d’une oeuvre originale détruite durant la Deuxième Guerre Mondiale représentant le navire de Yamada Nagamasa. Il s’agit, avec des adaptations de l’artiste, d’un navire européen battant pavillon d’Ayutthaya.

Nous connaissons des colonies japonaises dans plusieurs ports de cette époque. Colonies est le mauvais terme car il s’agit généralement d’un quartier concentrant les marchands et les mercenaires, généralement surtout des hommes avec leurs compagnes locales, plus rarement des Japonaises. La plus importante communauté hors du Japon se situait alors à Manille et accueillait notamment des exilés japonais chrétiens qui avaient été chassés par les persécutions des Tokugawa. Parmi eux se trouvait le fameux seigneur Takayama « Justus » Ukon. Yamada Nagamasa commerçait et s’était implanté dans le royaume d’Ayutthaya, aujourd’hui en Thaïlande. Près de leur capitale, les rois d’Ayutthaya avaient aménagés des « villages » étrangers incluant les Hollandais, les Chinois mais aussi les Japonais dans le village de Bar Yipun (littéralement le « village japonais »).

Des marchands comme Yamada Nagamasa exportaient de l’artisanat japonais (objets laqués, épées, papier, argent des mines du Japon) contre des produits et matières premières locales vendus comme des produits de luxe. C’était un commerce hautement profitable. Les rônins japonais étaient nombreux à Bar Yipun et étaient organisés dans un corps à part, le Krom Asa Yipun, dont Yamada Nagamasa devint le chef à partir de 1617. Le royaume d’Ayutthaya était encore jeune et avait encore du chemin à parcourir avant de devenir l’actuelle Thaïlande, les guerres contre les voisins et les nobles locaux étaient nombreuses et l’expérience guerrière des Japonais, acquise après des années de guerres féodales, en fit des mercenaires recherchés.

Représentation des mercenaire japonais au service du roi Songtham, ils défilent sous un pavillon représentant le Soleil Levant japonais.

Au service du roi

Chef de bande, Nagamasa fut reconnu par la cour royale du roi Songtham, officiellement annobli, il gravit les échelons de la hiérarchie militaire à la cour. Ses troupes étaient constituées d’au moins 300 samurais à qui il redistribuait le salaire versé par la cour et le butin réalisé lors des campagnes. Ils servaient sous leur propre drapeau, qui était déjà le soleil rouge du drapeau japonais actuel. En 1630, après 15 années au moins passées sur place il devint gouverneur d’une province au Sud du royaume, emportant ses hommes avec lui.

Statue du roi Songtham d’Ayutthaya

Cette carrière en Ayutthaya ne signifiait pas qu’il était entièrement coupé de son pays d’origine. On sait qu’il retourna au Japon pour 3 ans entre 1620 et 1623 pour tenter d’obtenir de Tokugawa Hidetada le précieux shuinso qui aurait fait de lui le partenaire officiel du shogunat dans le commerce avec l’Ayutthaya. Le Japon était alors déjà sur la voie de la fermeture et se désintéressait progressivement du commerce étranger. Malgré cela Nagamasa est alors à l’apogée de sa puissance, même les Hollandais respectaient alors ses navires pour ne pas se mettre à dos le roi d’Ayutthaya. En 1629 il accompagna une ambassade de son pays d’adoption au Japon pour rencontrer le shogun Tokugawa Iemitsu mais on ne sait pas ce que cette mission put accomplir.

La chute des Japonais de Thaïlande

Statue de Yamada Nagamasa en costume local sur l’emplacement de l’ancien village japonais, devenu aujourd’hui un site touristique.

C’est à son retour que la chance tourna pour Nagamasa. Le roi Songtham était décédé mais cette mort n’était pas naturelle et avait permis l’accession au trône de Prasat Thong qui allait ensuite fonder une nouvelle dynastie. Ce dernier assassina aussi les deux fils du roi Songtham. Serviteur du roi défunt, Yamada Nagamasa se révolta avec d’autres loyalistes, il fut empoisonné en 1630. Sa mort conduisit à l’expulsion des Japonais du royaume du Siam, jugés suspects de fidélité envers la dynastie déchue. Le Bar Yipun fut évacué par la force. Les Japonais présents, ne pouvant plus rentrer au Japon se dispersèrent dans les pays voisins, notamment au royaume Khmer. En réaction, Tokugawa Iemitsu protesta et interdit tout commerce avec le Siam, malgré les demandes de Prasat Thong les relations entre le Japon et le Sud-Est asiatique cessèrent. La fin de ces relations commerciales profitables eu sans doute un rôle dans les décrets qui conduisirent à la fermeture officielle du Japon. Le commerce avec l’extérieur n’était tout simplement plus aussi profitable.

Cesare Polenghi, 2009, Samurai of Ayutthaya: Yamada Nagamasa, Japanese Warrior and Merchant in Early 17th Century Siam’ by Cesare Polenghi

Nakahama « John » Manjirô : le tour du monde d’un pêcheur.

Après plus de deux siècles de fermeture sur le monde, le Japon avait cessé de s’intéresser aux changements à ses portes. Ce n’était pas le cas pour tous puisque quelques esprits éclairés voyaient le monde évoluer à travers les livres hollandais traduits. En 1807 le navire britannique Phaéton avait tenté de forcer l’entrée du port de Nagasaki, des navires russes approchaient régulièrement les côtes du Nord du Japon. Il semblait certain que le Japon allait à terme être contraint de renoncer à son isolement. Un des instruments de ce changement fut choisi par les hasards de mauvais vents, un jeune pêcheur du nom de Manjirô.

Photographie de Nagahama « John » Manjirô au début du XXe siècle.

Une sortie de pêche qui devait être ordinaire

Manjirô était un gamin du village de Nakahama dans le fief de Tosa (Shikoku), absolument rien ne le prédestinait au destin exceptionnel qu’il connut. Le 21 février 1841, il partit comme d’habitude avec 4 autres amis de son village sur une barque pour pêcher. Leur journée se changea en catastrophe lorsqu’ils furent pris par les courants et dérivèrent jusqu’à faire naufrage sur la petite île inhabitée de Torishima (à l’extrémité Sud de l’archipel d’Ogasawara, un lieu connu pour recevoir les épaves en perdition du fait des courants). C’est sur cette île qu’ils furent repérés par un baleinier américain baptisé le John Howland.

Représentation d’un balainier dans les carnets de Nagahama Manjirô.

Les jeunes Japonais restèrent à bord jusqu’à l’arrivée du baleinier à Honolulu (Hawaii), les quatre amis de Manjirô décidèrent de rester sur place mais pas lui. Aucun d’eux ne pouvait rentrer au Japon du fait des lois strictes isolant le pays du reste du monde. Ils encourraient la peine de mort s’ils reposaient le pied au Japon. La principale caractéristique de Manjirô tout le long de sa vie, fut la curiosité, il souhaitait voir plus et demanda à continuer à travailler sur le baleinier. Arrivés aux Etats-Unis, le capitaine le confia à des amis qui envoyèrent Manjirô étudier dans une école, il y apprit l’anglais et fit son apprentissage avant de reprendre la mer.

Retour au pays

Entre ses voyages sur les baleiniers et un épisode de chercheur d’or en Californie, John Mung (son surnom) était financièrement à son aise. En 1850 il avait 23 ans et pris la décision de rentrer au pays. Il retrouva deux de ses amis d’enfance restés à Honolulu. Il acheta une grande barque, remplie de cadeaux et de produits du monde qu’il fit transporter par un navire plus grand. Lorsque le navire arriva près d’Okinawa, les trois Japonais mirent leur barque à l’eau pour débarquer. Ils furent immédiatement arrêtés.

L’idée de Manjirô était la bonne. Okinawa ne dépendait pas du shogunat Tokugawa, très strict, mais du fief de Satsuma, qui était plus volontiers ouvert aux contacts extérieurs et se servait de son protectorat sur Okinawa comme d’une antichambre. Manjirô fut questionné pendant des mois mais surtout pour faire le plein d’informations de première main sur la situation à l’extérieur. Il fut finalement libéré et autorisé à retourner dans son Tosa natal où il fut pensionné par le seigneur local, Yamauchi Toyoshige. Manjirô était devenu rapidement une célébrité et une source de renseignements trop précieux pour être puni. Son importance fut finalement reconnue en 1853, il avait alors 26 ans, quand il fut convoqué par le shogunat.

Carte japonaise établie et annotée par Nagahama Manjirô.

Révélé par les circonstances

Comme dans la fable japonaise d’Urashima Tarô, Manjirô retrouva son pays changé. Le moment était critique, en juillet de la même année les navires américains du commodore Perry venaient juste de forcer l’entrée du Japon et Manjirô était peut-être alors le seul Japonais capable de traduire l’anglais, il devint incontournable sur les questions internationales, il servit de traducteur dans les négociations qui aboutirent à la convention de Kanagawa (même si le shogunat cacha son existence aux Américains sur le moment). Pour ses services il fut élevé au rang d’hatamoto (vassal direct du shogun). Le petit pécheur de Nakahama était désormais un samurai !

Signature officielle de la convention de Kanagawa entre le Japon et les Etats-Unis durant laquelle « John » Manjirô joua un rôle d’interpêtre de l’anglais mais aussi des manières de penser des étrangers.

En 1860, à 33 ans, il participa à la première ambassade japonaise aux Etats-Unis comme traducteur. L’ambassade partit vers l’Amérique à bord du premier navire moderne japonais, le Kanrin Maru (acheté aux Hollandais). Sans le savoir ils refirent le chemin pris par le Datemaru et Tsunenaga Hasekura quelques siècles plus tôt. Le souci était que les officiers et marins japonais, inexpérimentés et peu habitués à la mer, se révélèrent incapables de manœuvrer le bateau dans la tempête. Les marins américains qui les accompagnaient durent prendre le relais en ne cachant pas leur amusement, Manjirô prit l’initiative de diriger les manœuvres en tant que seul Japonais capable de s’exprimer en anglais et comprenant ce qu’il fallait faire, sauvant ainsi l’honneur du gouvernement shogunal.

Dans les années turbulentes de la fin du shogunat et du passage au Japon contemporain, « John » Manjirô continua à voyager à travers le monde, l’Amérique bien sûr mais aussi l’Europe où il étudia les sciences militaires. Il était alors reçu comme un invité de haut rang. Il termina sa vie en tant que professeur à l’université impériale de Tôkyô (aujourd’hui Tôdai) et décéda en 1898 à 71 ans après une vie digne d’un roman de Jules Verne.

Donald R. Bernard, 1992, The Life and Times of John Manjiro

Les 5 de Chôshû

John Manjirô fut un atout pour son pays et sans doute le premier étudiant japonais à l’étranger, il ne fut pas le seul. Dans les dernières années du shogunat le besoin d’en apprendre plus sur le monde et sur son avancée technologique se fit de plus en plus pressante. Le shogunat s’y employait activement en négociant l’achat d’armes modernes et en fondant le port de Yokohama pour le commerce avec les étrangers. C’est encore le shogunat qui envoya les premières ambassades hors du Japon depuis l’époque de Tsunenaga. La première, en 1860, si dirigea vers les Etats-Unis (avec Manjirô) à son bord) et la deuxième, en 1862, se dirigea vers l’Europe.

Itô Hirobumi, le plus connu des « 5 génies de Chôshû », futur premier ministre.

Apprendre à connaître son ennemi

Mais d’autres Japonais étaient intéressés par l’acquisition des connaissances et de la puissance des Occidentaux, pour leur propre compte. Le shogunat Tokugawa avait ses détracteurs qui dénonçaient son attitude conciliante envers la présence menaçante des étrangers. Son opposant le plus bruyant était le fief de Chôshû (actuelle préfecture de Yamaguchi) qui était situé sur le détroit de Shimonoseki, un lieu de passage stratégique qui voyait passer toujours plus de navires étrangers. Chôshû était aussi un domaine de Tozama daimyô qui disposait depuis le XVIIe siècle d’une large autonomie en tant qu’alliés, et non vassaux, du shogunat. Voir l’opposition la plus radicale au shogunat se développer là n’avait rien d’étonnant.

Cette opposition pouvait simplement prendre la forme d’un rejet xénophobe comme le fut le mouvement Sonnô Joi (« Chasser les barbares, révérer l’empereur ») qui rêvait de restaurer l’autorité de l’empereur. La vue seule des navires à vapeur hérissés de canons passant par le détroit était cependant un avertissement suffisamment clair pour beaucoup : chacun de ces navires pouvait éliminer tout ce que le clan pouvait leur opposer. Le clan avait acheté des canons aux marchands hollandais et britanniques mais il s’agissait de modèles plus anciens, bien qu’utilisés et placés avec efficacité. Dans ce cas la seule voie pour sauver Chôshû et le Japon de la menace extérieure ne pouvait passer que par l’émulation. Un nouveau Japon devait être un Japon fort, modernisé, pouvant traiter en égal les nations étrangères. C’était en résumé la pensée de Yoshida Shôin, un samurai influent de Chôshû qui par son école, le Shôka Sonjuku, influença un riche terreau de jeunes samurais de bas rang ambitieux.

Yoshida Shôin, maître à penser de l’école privée Shôka Sonjoku, il fut le créateur d’une véritable pépinière d’esprits rebelles qui allaient ensuite renverser le shogunat.

Une classe montante : les petits samurais éduqués

Yoshida Shôin lui-même succomba à ses idées. Il tenta de s’embarquer clandestinement sur le navire du commodore américain Matthew Perry et fut arrêté. Son rôle dans l’opposition au shogunat aggrava son cas et il fut exécuté en 1859. Les fiefs japonais de l’époque restaient entre les mains des dynasties de daimyôs en place depuis le XVIIe siècle, en dessous d’eux se trouvait une aristocratie héréditaire souvent fossilisée dans ses codes et certitudes. Un clan avait cependant aussi besoin d’un grand nombre de samurais lettrés de rang moyen qui se chargeaient de la gestion quotidienne du domaine. Ces samurais-fonctionnaires étaient formés dans les écoles du fief comme celle de Yoshida Shôin. Les domaines comme Chôshû voyaient donc depuis des décennies poindre une transformation sociale profonde où les petits samurais éduqués, maintenus dans la subordination féodale, accumulaient les compétences et la frustration. La lutte contre le shogunat et les étrangers leur donna une idéologie sous laquelle se réunir, toujours au nom de la survie du clan.

La mort de Yoshida Shôin fut l’occasion d’une prise de conscience parmi les samurais de Chôshû. Les anciens disciples du maître et leurs sympathisants finirent par former un groupe d’opinion omniprésent et potentiellement subversif au sein du domaine. Les seigneurs et leurs vassaux directs se devaient de les écouter et reconnaître la pureté de leurs intentions, c’est de cette manière que se définissait le bon gouvernant confucéen. Dans le cas contraire ils risquaient probablement une insurrection au sein même du fief. Parmi les disciples du Shôka Sonjuku de jeunes samurais comme Katsura Kôgoro et Takasugi Shinsuke, finirent par être reconnus pour leurs compétences technique et leur engagement en se voyant confier les réformes militaires du fief. De manière indirecte ils finirent par prendre progressivement une place prépondérante dans le gouvernement du fief.

Le club des 5

C’est par leur intermédiaire que vit le jour au début de 1863 l’idée d’envoyer un groupe de jeunes samurais du fief en Europe pour y étudier et récupérer des connaissances utiles à Chôshû. L’entreprise n’était pas sans risque et était encore illégale. Comme cela avait été le cas avec Yoshida Shôin, les étudiants risquaient la peine de mort. Chôshû avait déjà envoyé des agents en Chine pour s’informer (Takasugi Shinsuke en premier) mais l’Europe était hors de leur portée. Le fief dût faire appel à un intermédiaire. Ce fut Thomas Glover, le célèbre marchand britannique installé à Nagasaki, qui s’en chargea pour la modique somme de 1000 pièces d’or par tête (la monnaie d’or de l’époque étant le ryô). Glover était en contact avec Chôshû, ainsi que d’autres fiefs, en tant que marchand d’armes qui approvisionnait le fief en fusil moderne. Glover fit appel à ses contacts de la compagnie de transports Matheson and Company pour faire sortir les étudiants du pays cachés sur un navire marchand au départ de Yokohama. Même opposés à la présence des étrangers le fief de Chôshû n’hésitait pas à faire appel à leurs bons services.

Les 5 de Chôshû à leur arrivée en Grande Bretagne

5 jeunes samurais furent choisis. Parmi eux Itô Hirobumi et Inoue Kaoru étaient d’anciens élèves du Shôka Sonjuku, Inoue faisait d’ailleurs partie de la famille de l’épouse de Takasugi Shinsuke. Les autres Yamao Yôzo, Endô Kinsuke et Nomura Yakichi provenaient eux aussi de familles de bas rang des rangs des samurais de Chôshû. Itô Hirobumi lui-même avait des origines paysannes et ne devait son appartenance à la caste guerrière que par adoption. On peut faire un parallèle entre les 4 jeunes de Tenshô et les 5 de Chôshû, provenant dans chaque cas de catégories d’importance secondaire de la caste guerrière. Dans les deux cas ils avaient été sélectionnés pour leurs compétences et aussi avec l’arrière pensée qu’ils pourraient ne pas revenir. Dans les deux cas leur voyage fut sponsorisé par des étrangers : les Jésuites au XVIe siècle, une firme britannique au XIXe siècle. Les points communs d’arrêtent cependant là comme nous allons le voir.

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La découverte du monde moderne

Le temps pressait pour Chôshû. Le fief était la proie de l’agitation avec plusieurs milices et factions pro-impériale cherchant à provoquer le conflit tant attendu avec le shogunat et les puissances étrangères. Au mois de juin 1863, les batteries de canons du détroit de Shimonoseki firent feu sur des navires étrangers passant le détroit dans l’idée de bloquer cet axe vital. L’initiative fut suivie par une éxpédition punitive coalisée des Français, Britanniques, Américains et Hollandais qui bombardèrent la ville de Shimonoseki. Deux jours plus tard les 5 de Chôshû embarquaient en secret à Yokohama avec la conviction que le temps pressait.

La première expédition internationale contre Chôshû, le bombardement de Shimonoseki.

Le voyage n’a pas été de tout repos. Après une escale à Shanghai le groupe fut séparé. Endô, Yamao et Nomura embarquèrent comme passagers sur un navire vers l’Europe mais Itô et Inoue furent considérés par erreur comme de nouveaux membres d’équipage sur le Pégasus et furent mis au travail pendant les 130 jours de traversée vers la Grande Bretagne.

Inoue et Itô arrivèrent en premier le 4 novembre 1863, rejoint trois jours plus tard par leurs compagnons. A leur arrivée les nouvelles les attendaient. En août 1863, les extrémistes de Chôshû avaient conduit un complot à Kyôto visant à enlever l’empereur pour proclamer sa restauration. Ce plan radical fut mis en échec par le shogunat qui mobilisa les troupes des fiefs de Satsuma et Aizu. Le 20 août une véritable bataille de rue eut lieu face au palais impérial de Kyôto, repoussant les samurais de Chôshû hors de la ville. Dans les jours qui suivirent Kyôto brûla alors que la chasse aux rebelles se poursuivait. Chôshû avait été déclaré ennemi de la cour, initiant la première campagne militaire des Tokugawa contre les rebelles.

Scène de combats de rue à Kyôto durant la tentative dite de la porte Hamaguri.

Etudier pour combattre

Les étudiants de Chôshû avaient cependant une mission. Ils rencontrèrent leur bienfaiteur, Hugh Matheson, qui put les introduire comme étudiants au University College de Londres. Ils logèrent sur le campus et des professeurs. Ils y étudièrent principalement les principes des théories économiques et financières mais aussi les sciences, Nomura Yakichi en particulier se spécialisa dans l’ingénierie civile et Yamao Yôzô déménagea plus tard en Ecosse pour étudier et travailler sur les chantiers navals Napier. Yamao, Endô et Nomura se firent remarquer pour leur sérieux, les témoins les décrivent comme des travailleurs acharnés travaillant du matin au soir pour le but avoué de construire le futur du Japon. Ils provoquèrent l’admiration et le respect de leurs professeurs. La plupart d’entre eux restèrent plusieurs années en Grande Bretagne, Endô Shinsuke notamment ne revint au Japon qu’après la fin du shogunat en 1868.

Itô Hirobumi et Inoue Kaoru furent dans une autre situation. Ils étaient les deux membres du groupes les plus impliquées dans les activités politiques, ils étaient des anciens du Shôka Sonjuku et avaient des liens avec les chefs du mouvement. La situation de Chôshû les préoccupaient et ils décidèrent de repartir vers le Japon à peine six mois après leur arrivée. Leur arrivée fut bien plus dramatique que leur départ. Ils arrivèrent à Chôshû en avril 1864, à peine quelques jours avant le début de la deuxième éxpédition internationale contre Chôshû, qui avait poursuivi ses tirs sur le détroit de Shimonoseki. Ils avaient accompli l’aller-retour en 10 mois là ou Hasekura Tsunenaga avait fait une odyssée de 7 ans.

Troupes de marines britanniques occupant les batteries de canons du fief de Chôshû près de Shimonoseki en 1864.

Leur statut d’étudiants à l’étranger fit d’eux les traducteurs tout désignés pour traiter avec les navires étrangers. Ils tentèrent de négocier en anglais directement avec les officiers britanniques et furent reçus sur leurs navires. Ce fut peine perdue. Français et Britanniques débarquèrent leurs troupes coloniales pour prendre d’assaut les batteries et les réduire au silence. Les combats sur terre furent sporadiques et s’achevèrent sur la défaite de Chôshû. Certains des canons furent prit comme trophée par les Français et sotn aujourd’hui exposés aux Invalides. Leur truchement permit cependant de négocier la fin des hostilités et l’ouverture du port de Shimonoseki.

De l’étudiant clandestin au héros révolutionnaire

Même s’ils ne réussirent pas à empêcher la guerre leur intervention eu de grands effets. Elle permit notamment de faire pardonner leur retour précoce alors qu’il avait coûté tellement au fief. Ils avaient démontré leur utilité et la capacité des Japonais éduqués à devenir des interlocuteurs respectés par les Européens. Avec la défaite militaire de Chôshû, leur faction fut aussi favorisée. Les plus extrêmistes furent désavoués et durent laisser toute latitude aux tenants de la modernisation et de la négocation avec l’Occident. Takasugi, Katsura mais aussi Itô et Inoue devinrent les têtes du fief et poursuivirent ses réformes, n’hésitant pas à négocier une alliance avec leur ancien ennemi de Satsuma. Quelques années plus tard à peine, en 1868, Chôshû et Satsuma devinrent suffisamment forts pour renverser le gouvernement des Tokugawa lors de la guerre du Bôshin. L’armée de Chôshû forma alors l’embryon de la nouvelle armée impériale sur terre alors que Satsuma devenait le noyau de sa marine.

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Les 5 de Chôshû étaient déjà entrés dans la légende du Bakumatsu (le nom de la période du renversement du gouvernement shogunal), à leur suite le Japon Meiji multiplia les voyages vers l’Occident et l’envoi d’étudiants pour moderniser le pays. Tous eurent des carrières brillantes. Nomura Yakichi est aujourd’hui connu comme le père des chemins de fer japonais. Endô Kinsuke développa les théories économiques européennes en tant que chef du bureau de la monnaie nationale. Yamao Yôzô enseigna les sciences et l’ingénierie, fondant le premier collège d’ingénieurs. Inoue Kaoru fut plusieurs ministre du commerce, de l’agriculture, de l’intérieur etc. Itô hirobumi est bien sûr le plus connu puisqu’il devint le premier titulaire du titre de premier ministre et domina la vie politique jusqu’au début du XXe siècle. Annoblis, enrichis, considérés comme des héros, les 5 de Chôshû marquèrent toutes les étapes du passage à un Japon ouvert sur le monde et modernisé.

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Kashihara Hiroki, 2018, Les technocrates de Meiji : les cinq génies qui ont bâti le Japon moderne.

Que ce soit pour la foi, la politique, le profit, la nation ou même par hasard, aucun des destins de ces Japonais partis à l’aventure à travers le globe ne fut anodin. Chacun illustre les changements de leurs temps et la place que le Japon imaginait prendre dans le monde (ou pas). Même dans un pays aussi fermé que le Japon ancien, l’histoire ne peut pas s’écrire seulement sur le récit national coupé du monde.

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