Scandale à la cour du shôgun, l’affaire Ejima-Ikushima

Au début de l’année 1714 Edo fut secouée par un scandale de mœurs inédit impliquant une dame haut placée de l’Ôoku, le sérail du shogun Tokugawa. Dame Ejima avait défrayé la chronique avec un acteur de kabuki appelé Ikushima, un scandale qui secoua l’Ôoku et le shogunat même et qui eu des répercussions qui firent l’histoire du Japon. Entre les couloirs feutrés du palais, la scène illuminée du kabuki et les geôles humides du shogunat il s’agit un peu des liaisons dangereuses japonaises.

目次

Liaisons dangereuses à Edo

L’affaire débuta durant l’hiver 1714, une procession de femmes de l’Ôoku avait quitté le château d’Edo pour se rendre au temple Zôjô-ji, le mausolée des shoguns. Elles accomplissaient régulièrement le trajet pour y déposer des offrandes pour l’âme du shogun Ienobu, décédé en 1712. Elles étaient dirigées par Dame Ejima qui était la Jôro-Otoshiyori, l’intendante, de Gekkô-in, l’ancienne concubine de Ienobu au nom de qui elle guidait la procession. Gekkô-in, autrefois Okiyo, était entrée dans les ordres religieux après la mort du shogun comme le veut la tradition mais elle continuait à exercer une grande influence sur le palais, elle était après tout la mère du shôgun régnant, Tokugawa Ietsugu, un enfant de 6 ans qui était encore sous sa garde.

Vue du château d’Edo, l’Ôoku se trouve au pied du donjon (qui n’existait plus à l’époque de Dame Ejima).

La procession achevée il était prévu pour les dames du château de partager du thé et des gâteaux avec l’abbé du temple avant de rentrer pour reprendre leur service. Ces dames étaient habituellement contraintes de rester cloitrées dans le château et n’avaient pas l’occasion d’en sortir sauf pour un mission, avec un laisser passer. L’Ôoku (le « grand intérieur ») avait tout d’un véritable harem, seule une poignée de femmes étaient des concubines ou pouvaient prétendre le devenir mais elles étaient entourées d’une armée de domestiques, dames de compagnie, travailleuses, toutes contraintes à l’isolation pour maintenir le sérail au-dessus de tout soupçon. A certaines époques l’Ôoku avait pu compter jusqu’à 2000 résidentes. Autant dire que la procession religieuse avait tout d’une escapade pour ces dames.

Les personnages principaux de la pièce Sukeroku, Ikushima Shingôrô jouait un vendeur de saké allié du héros, il est représenté tout à la gauche de l’estampe.

Selon les récits de ce 26 février, ils furent nombreux et enjolivés, Dame Ejima profita d’une occasion pour s’eclipser avec onze autres participantes afin de se rendre au Yamamura-za, un des quatre théâtres kabuki autorisés d’Edo qui n’était pas loin. Le théâtre kabuki, arrivé à Edo 70 ans plus tôt atteignait alors un sommet de popularité et de luxe. Le Yamamura-za en particulier avait monté l’année précédente la première version de Sukeroku, qui devint le grand classique du répertoire par la suite. Sur scène défilaient de grands noms tels Ichikawa Danjûrô II qui déclenchaient l’excitation de la foule urbaine. Ces acteurs étaient de véritables stars, on s’arrachait leurs portraits en estampes. Parmi eux se trouvait Ikushima Shingôrô, réputé pour jouer avec un réalisme ravageur les scènes d’amour passionné.

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Les acteurs, même populaires, restaient des acteurs. Leur rang social était très bas et la bonne société ordonnée les considéraient comme des marginaux tolérés, les mélanges étaient proscrits. Il n’était cependant pas rare qu’ils soient appelés après leurs scènes pour divertir certains clients fortunés en partageant avec eux mets et saké dans une ambiance festive. C’était un secret de polichinelle que certaines de ces soirées étaient commandées par des dames fortunées, derrière les portes fermées de salles privées auxquelles on accédait par des couloirs dérobés.

Rouleau représentant dame Ejima attirant à elle l’acteur Ikushima dans les salons privés du théâtres Yamamura.

Dame Ejima et ses compagnes s’étaient offertes un tel divertissement ce soir-là et elles en profitèrent tant et si bien que l’heure défila. A leur sortie, le groupe de dames en goguette se retrouva rattrapé par le temps. Les portes du château d’Edo fermaient le soir pour raison de sécurité et même durant la journée les entrées et sorties étaient contrôlées. Ejima et son groupe arrivèrent un peu trop tard pour entrer discrètement en prétextant la maladie de l’une d’elles. Elles cherchèrent d’autres portes avec des gardes plus compréhensibles mais le temps continuait à s’écouler et alors que le soir tombait il leur fallut se rendre à l’évidence : elles étaient coincées à la porte.

L’affaire Ejima-Ikushima

Les gardes finirent par signaler le manège et les douze dames purent entrer mais pas sans provoquer des interrogations et des rapports. L’Ôoku était le lieu où le shogun se retirait, il n’y résidait pas de manière permanente mais c’était le lieu de ses divertissements, le lieu aussi où il concevait ses héritiers et où ils étaient élevés. Il fallait que cela soit un lieu dont la sécurité et la pureté était au-dessus de tout soupçon. Une enquête fut ordonnée, menée par les machi-bugyô, les magistrats d’Edo appointés par le shogun. Sur leur ordre, dame Ejima fut placée aux arrêts. Aux yeux du shogunat la chose était grave, au-delà de l’aspect licencieux il y avait aussi une question de sureté mais aussi de morale publique. Les femmes de l’Ôoku venaient généralement de familles samurais, leur statut leur interdisait de se compromettre avec un milieu interlope comme celui des acteurs de kabuki. Ce mélange des statuts était sans doute l’aspect le plus dangereux de l’affaire aux yeux du pouvoir, au début du moins.

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L’enquête apporta rapidement aux officiers de quoi se scandaliser. Il apparut que Dame Ejima entretenait des relations illicites épisodiques avec Shingôrô depuis au moins 9 ans, avant même qu’elle n’entre à l’Ôoku. Pire, on comprit rapidement que les processions vers le Zôjô-ji étaient une occasion bien connue pour certaines dames de se faufiler entre les mailles du filet pour profiter de leur soirée au théâtre kabuki comme le reste des gueux du petit peuple. Ces soirées donnaient libre cours à tous les soupçons sur la vertu de l’Ôoku. Les retards n’étaient d’ailleurs pas exceptionnels mais il s’avéra qu’un petit « cadeau » aux gardes des portes pouvait alors faire des miracles, quel mal y avait-il ? Corruption, impiété, luxure, pour les bons esprits confucéens du shogunat on était au bord de l’anarchie et de la licence.

Ce plan du XIXe siècle représente le Honmaru, le palais de la première enceinte du château où résidait le shogun. Le palais était divisé entre l’Omote, les appartements du shogun qui étaient accessibles aux conseillers et aux visiteurs. Le nakaoku plus en retrait était un espace semi-privé où seules les personnes autorisées avaient accès, on y trouvait aussi les appartements de l’épouse du shogun, la Midaidokoro. L’Ôoku (ici en jaune) était un sérail réservé au seul shogun et peuplé de femmes auquel on accédait par le couloirs des clochettes (suzu no roka) et une porte cadenassée en temps normal. L’épouse du shogun défunt et les concubines ayant donné naissance à des filles ou des fils cadets avaient leurs propre palais dans l’enceinte Ninomaru ou Sannomaru, de même que l’héritier du shogun devenu adulte.

Il fallait réagir, d’autant plus que le scandale était devenu public et que les rues d’Edo bruissaient des murmures et des rumeurs qui en rajoutaient volontiers une couche. Les bonnes âmes de la capitale échangeaient des détails toujours plus scabreux et invraisemblables, Ejima aurait ainsi fait pénétrer en secret son amant dans le château dans un panier tressé et se le serait fait délivrer dans ses appartements. Les dames dépeignaient Ikushima Shingôrô comme un séducteur de roman d’une grande beauté et sa liaison avec Ejima comme une passion destructrice digne des plus belles tragédies, les estampes se vendaient alors comme des petits dangô (à défaut de petits pains).    

Le Japon du règne de Tokugawa Ietsugu venait de sortir de l’ère Genroku, une période de grand dynamisme artistique lié au développement des loisirs urbains à Osaka et Edo. Avec la fin chaotique du règne de Tokugawa Tsunayoshi et les réformes de Ienobu l’atmosphère était la fête et à la recherche du plaisir.

La justice devait prévaloir et elle abattit son marteau. Dame Ejima fut condamnée à l’exil en résidence surveillée dans le domaine de Takatô, dans les montagnes. Elle y resta jusqu’à sa mort à une date imprécise. Pour avoir couvert le shogunat de honte son frère fut exécuté, on ne lui laissa même pas l’occasion de se suicider honorablement. Au sein de l’Ôoku les autres coupables ou même seulement les personnes coupables par association furent purement et simplement renvoyées, elles durent quitter le château sans emporter rien d’autre que le kimono d’intérieur qu’elles portaient, on estime que près de 1300 personnes furent ainsi expulsées. Ikushima Shingôrô fut dans un premier temps condamné à mort mais sa peine fut commuée à l’exil dans la petite de Miyakejima dans l’archipel des îles Izu. Il y resta 18 ans et il ne revint à Edo qu’un an avant son décès. Le théâtre Yamamura-za fut fermé, de même que tous les autres théâtres et bon nombre de ses acteurs furent punis ou dispersés. La purge fut complète et redoutable.

La morale avait été rétablie et le bon ordre restauré, l’affaire semblait terminée mais tout avait-il été dit ?

L’affaire derrière l’affaire

L’équilibre des pouvoirs au sein de l’Ôoku et du château

Les petits arrangements aux portes du château et les escapades des dames de l’Ôoku semblent avoir été alors une pratique régulière depuis un certain temps. Cela peut se comprendre quand on sait que l’Ôoku était alors le domaine d’un enfant qui n’en avait pour l’instant pas l’utilité. L’Ôoku vivait alors au ralenti dans la période de minorité du shogun et les évènements devaient y être rares. Pourtant, lorsque Dame Ejima se retrouva prise la main dans le sac aucun arrangement ne fut possible. Au lieu d’étouffer une affaire délicate elle fut au contraire montée en épingle publiquement et mena à une enquête d’une rare célérité et sévérité. La purge dépassa de loin tout ce à quoi on pouvait alors s’attendre.

Tokugawa ienobu (1709-1712), le 6e shogun, un réformateur ambitieux et compétent

Dame Ejima était d’ailleurs un personnage d’une grande influence avec des protecteurs puissants. Elle était la Jôrô-Otoshiyori de Dame Gekkô-in. Son titre lui donnait un statut équivalent à celui de rôjû, conseiller, chez les hommes. Elle gérait la « maison » de Dame Gekkô-in qui, en tant mère du shogun, dirigeait de fait l’Ôoku et avait son mot à dire dans les décisions politiques. Gekkô-in était étroitement liée à Manabe Akifusa, l’homme fort du shogunat et pour ainsi dire le régent du shogun-enfant, et à Arai Hakuseki, le principal conseiller de l’ancien shogun Ienobu. Tous les trois réunis formaient un trimuvirat qui gouvernait réellement le Japon à ce moment.

Manabe Akifusa et Arai Hakuseki avaient été les fidèles du shogun Ienobu, un shogun réformateur énergique et visionnaire qui en seulement trois ans avait révolutionné le shogunat. Ils avaient réformé le code du samurai, le Buke Shohattô en 1711, ils avaient donné au shogunat l’aspect d’un véritable gouvernement civil en édictant des règles nouvelles et en encourageant la critique. Malheureusement Tokugawa Ienobu était de santé fragile et il était décédé en ne laissant qu’un enfant jeune. Manabe Akifusa était acharné à poursuivre l’œuvre de son maître, sa fidélité ne fit jamais de doute, même pour ses ennemis. Il convainquit Arai Hakuseki de poursuivre ses efforts de réforme et fit de même auprès de Gekkô-in pour la convaincra d’apporter son soutien à ses décisions, pour le bien de son enfant.

Arai Hakuseki, principal conseiller de Tokugawa Ienobu, était la tête pensante de ses réformes en tant que lettré confucéen très respecté.

Tokugawa Ietsugu adorait par ailleurs son conseiller, les anecdotes son nombreuses montrant combien Ietsugu attendait sagement le retour de son mentor et s’il se comportait mal il suffisait de dire qu’Akifusa viendrait pour faire filer droit le petit shogun. Pour ces raisons Manabe Akifusa venait régulièrement voir Ietsugu au sein de l’Ôoku, normalement interdit aux hommes en dehors du seigneur lui-même. Akifusa était souvent dans les appartements de dame Gekkô-in, discutant des affaires politiques, éduquant ou jouant avec le shogun. Ietsugu lui-même avoua à sa nourrice que, voyant Akifusa détendu aux côtés de Gekkô-in pendant qu’il jouait lui donnait l’impression de voir le véritable shogun. Les paroles des enfants peuvent avoir des conséquences extraordinaires.

Konoe Hiroko, Ten’en-in, épouse de Tokugawa Ienobu, issu d’une collection du XIXe siècle représentant les épouses des shoguns Tokugawa.

C’est que le triumvirat n’avait pas que des amis. Au sein même de l’Ôoku existait un autre pouvoir, Dame Ten’en-in, autrefois Konoe Hiroko, l’Omidaidokoro (épouse en titre du shogun précédent). Ten’en-in était issue de la haute noblesse impériale de Kyôto et avait longtemps vécu auprès de Ienobu, leur seul enfant n’avait cependant pas survécu, comme tous les autres enfants de Ienobu. La haute dame se retrouvait désormais en deuxième position derrière la mère du shogun, elle avait officiellement une position supérieure mais son influence était moindre. L’entente entre Ten’en-in et Gekkô-in semblait bonne, même si des petites rivalités entre les dames de compagnie des deux maisons existaient. Ten’en-in semble cependant avoir désapprouvé la politique d’Akifusa et son alliance avec Gekkô-in.

Luttes de pouvoir autour d’un enfant

Manabe Akifusa était autant haï qu’envié. Il n’était après tout qu’un parvenu qui devait sa fortune à sa rencontre avec le futur shogun. Durant son enfance il avait été un apprenti dans une troupe de théâtre avant d’être remarqué par Ienobu. Il accumulait alors les charges, il était daimyô dans la province de Sagami et il avait la charge de sobayônin. Par cette charge il transmettait au conseil des anciens les ordres et demandes du shogun, qui était un enfant. Issu de rien, il ne pouvait pas compter sur un clan ancien avec des alliés et des vassaux, il n’était pas du même monde que les conseillers rôjû issus d’anciennes familles de vassaux des Tokugawa. On lui attribuait aussi une volonté de se maintenir au pouvoir excessive.

Tokugawa Ietsugu (1712-1716), le 7e shogun qui n’avait que 8 ans au moment de son décès.

Alors que Tokugawa Ienobu agonisait celui-ci avait transmis ses dernières volontés. Le shogun avait perdu tous ses enfants jeunes et il se doutait que Ietsugu pourrait connaître le même sort, ou qu’il pourrait devenir un obstacle à l’ambition des autres. Plusieurs versions de son testament ont circulé, il aurait demandé que Tokugawa Yoshimichi d’Owari devienne shôgun et protège Ietsugu, ou bien que ce même Yoshimichi, ou l’un de ses fils ou même un des fils de Tokugawa Yoshimune de Kii, devienne l’héritier d’Ietsugu pour gagner le soutien politique de l’un de ces grands seigneurs. Manabe Akifusa voyait ces seigneurs comme des rivaux et il craignait que se forme une faction d’Owari ou de Kii au coeur du château ou la cohabitation des samurais de bords différents aurait engendré des risques de confrontation.

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Akifusa et Arai Hakuseki poussèrent le conseil des rôjû à faire de Ietsugu le nouveau shôgun. Ils avaient rencontré une forte opposition et avaient dû promettre que si Ietsugu mourrait sans enfants, les candidatures de Yoshimichi ou Yoshimune seraient considérées. Yoshimichi d’Owari était le chef de la branche de Nagoya des Tokugawa. Yoshimune de Kii dirigeait la branche de Wakayama, tous deux venaient des Gosanke, les familles parentes autorisées à accéder au pouvoir en cas d’extinction de la branche principale, il s’agissait de princes influents avec de nombreux alliés et vassaux. Chacun d’entre eux avait l’influence et le réseau d’alliés nécessaire pour équilibrer le pouvoir de Manabe Akifusa, avec en plus la légitimité de la naissance.

Un complot?

Pour beaucoup Manabe Akifusa outrepassait son rôle et bouleversait les hiérarchies et les alliances. Les suspicions allaient plus loin, nourries par la remarque du jeune Ietsugu. Akifusa ne passait-il pas trop de temps près de Gekkô-in ? Leur proximité, leur intimité pourrait-on dire, ne semblait-elle pas suspecte ? Les rumeurs commencèrent à se propager attribuant une relation illicite entre le conseiller et la nonne, peut-être même du vivant de Ienobu lui-même. Akifusa ne se comportait-il pas comme un père pour Ietsugu parce qu’il l’était ? Rien ne viendrait jamais donner le fin mot de ces rumeurs mais en 1714 il aurait été impossible de les proclamer sans subir une punition sévère. La rumeur pouvait endommager le crédit d’Akifusa et Gekkô-in mais en aucun cas donner lieu à une accusation directe pour les renverser, le risque de remettre en doute la légitimité du shogun aurait été trop grande.

Scène de concours de poésie au sein de l’Ôoku, l’univers très fermé, feutré et raffiné du sérail a inspiré de nombreuses oeuvres, des estampes aux films et aux mangas.

C’est justement à ce moment que Dame Ejima fut accusée de relations illicites, avec un acteur. Le parallèle est trop évident pour s’y attarder. Dame Ejima fut bien évidemment soumise à la question, une procédure qui impliquait une dose de torture à cette époque. Quelles questions lui furent posées ? Quels marchés lui furent proposés ? Même si Ejima ne livra rien des secrets de sa maîtresse le scandale mis à la porte la presque totalité des dames entourant Gekkô-in, ainsi que d’autres. Les contrôles des accès de l’Ôoku devinrent beaucoup sévères, éloignant Akifusa de Gekkô-in et d’Ietsugu. La Jôrô-Otoshiyori de Ten’en-in, une certaine Fujinami, prit la suite de la gestion quotidienne de l’Ôoku. La faillite morale proclamée du shogunat ne pouvait être attribuée qu’aux responsables politiques comme Akifusa et Hakuseki, il n’y avait rien d’autre à attendre de parvenus. Le scandale Ejima-Ikushima, remis dans ce contexte, apparaît clairement comme une lutte de pouvoir entre les factions au sein de l’Ôoku et du gouvernement shogunal même. Manabe Akifusa, durement touché, n’en resta pas moins en place.

Conséquences politiques d’une affaire de moeurs

En 1716, le jeune Tokugawa Ietsugu prit froid et mourut peu après, sa santé n’avait jamais été solide, comme les autres enfants d’Ienobu, personne n’éleva de doutes sur son décès. Manabe Akifusa tenta se s’opposer autant que possible à l’accession de Tokugawa Yoshimune. Tokugawa Yoshimichi était mort en 1713 et Akifusa tenta de favoriser l’un de ses enfants, si possible le plus jeune qu’il aurait pu conseiller. Il trouva face à lui le front uni des rôjû, de Ten’en-in et de Gekkô-in elle-même. Ten’en-in semble avoir été partisane en faveur de Yoshimune dès l’époque de l’affaire Ejima-Ikushima. Gekkô-in quant à elle, même en ayant perdu son enfant, continuait de bénéficier d’une influence théorique en tant que mère du précédent seigneur, son influence réelle au sein de l’Ôolu était cependant réduite à rien depuis ce qui fut pratiquement un coup d’Etat au cœur de l’univers féminin de l’Ôoku. Il est plus que probable qu’elle n’eu pas d’autre choix que de suivre Ten’en-in. Que lui restait-il d’autre à faire ? Tokugawa Yoshimune devint ainsi le 8e shogun de la dynastie Tokugawa pratiquement à l’unanimité, évitant ainsi une lutte de succession qui aurait pu être plus difficile. Le pouvoir passa ainsi de la branche directe des Tokugawa à la branche de Kii. Peu de temps après Manabe Akifusa fut remercié, son domaine transféré à Murakami, très loin d’Edo, il y mourut discrètement en 1720.

Tokugawa Yoshimune (1716-1745), 8e shogun qui fut un chef énergique qui sut poursuivre et installer dans la durée les réformes de Ienobu.

Ces luttes de pouvoir profitèrent à Tokugawa Yoshimune et on peut se demander quelle fut l’étendue de son implication dans les luttes qui précédèrent sa nomination. Yoshimune était cependant loin d’être un méchant d’opérette, il poursuivit de nombreuses réformes de son cousin Ienobu. Il assainit les finances du shogunat, sut se montrer ferme mais parfois libéral, il autorisa ainsi l’importation de livres de sciences européennes qui donnèrent ensuite naissance à l’intérêt pour les sciences étrangères. Energique mais en bonne santé, sobre mais tolérant, Il fut considéré comme le meilleur shogun de la dynastie après Ieyasu lui-même.

L’intérieur d’un théâtre kabuki au XVIIIe siècle.

A Edo même ces luttes de pouvoir n’étaient que des chuchotements dans les couloirs du palais, la ville n’en entendait pas parler et les soupçons n’étaient pas évoqué. Les Edokkô, les enfants d’Edo, n’étaient pas ravis d’avoir été privés de leurs divertissements. Le théâtre kabuki était en pleine vogue et le pouvoir se laissa rapidement convaincre de réautoriser les trois théâtres survivants sauf le Yamamura-za qu avait été démoli, dès septembre 1714. On prit cependant soin d’interdire dans les théâtres les étages, les salles privées et même les rideaux de bambous qui cachaient les gens bien nés et discrets. On mit aussi des limites au luxe des décors et des costumes pour revenir à plus de retenue. Ces limitations firent bientôt l’objet de dispenses spéciales et perdirent rapidement tout leur sens.

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Dernière mesure, les théâtres devaient déménager, ils étaient trop proches du château et pouvaient créer un mélange des genres entre la ville du haut, celle des samurais, et celle du peuple, la shitamachi. A l’origine situés près de l’eau au niveau de l’actuel Nihombashi les théâtres se déplacèrent vers la périphérie de la ville à l’Est vers ce qui est aujourd’hui Asakusa. Ce quartier devint alors un rendez-vous des divertissements et de la vie nocturne (d’autant plus qu’il n’était pas éloigné du quartier des plaisirs de Yoshiwara), une vocation qu’Asakusa conserva jusque dans les années 1930.

L’affaire Ejima-Ikushima reste un thème de romans et de films narrant la romance des deux amants et dépeignant le milieu très fermé de l’Ôoku qui a toujours excité la curiosité du public japonais.

Même avec des contrôles renforcés les théâtres ne résistèrent pas immortaliser l’affaire Ejima-Ikushima. L’acteur et la dame devinrent les personnages d’une nagauta, un récit chanté, qui narrait un amour impossible à l’issue tragique. Ejima, érigée en beauté romantique et Ikushima en amant plein d’ardeur intégrèrent le répertoire des théâtres kabuki pour devenir l’un de ces couples tragiques dont raffolait la foule.

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