D’un point de vue extérieur le Japon semble se caractériser par l’unité et l’homogénéité. La culture japonaise semble bien définie par sa langue, son territoire et son histoire et ne pas laisser de place aux mélanges. Il y a deux exceptions à ce faux portrait : la culture aïnou de l’Hokkaidô et la culture des îles Ryûkyû (Okinawa). Dans les deux cas des populations de culture, de langue et d’histoire différente ont été intégrées au Japon, pas toujours de manière paisible. Okinawa en particulier, avec son histoire tragique, représente un véritable particularisme encore vivace. C’est d’ailleurs la seule préfecture japonaise où existe un mouvement indépendantiste. Comment l’histoire d’Okinawa nous permet-elle de comprendre les différences entre ses habitants et le reste des Japonais?
Aux origines d’un royaume insulaire (VIIIe-XIIIe siècles)
Sources et origines des Ryûkyû
Ecrire l’histoire d’Okinawa n’est pas forcément simple, c’est d’abord un problème de sources. La presque totalité des recherches sur le sujet ont été faites par des historiens japonais, rarement originaires eux-mêmes d’Okinawa, et bien sûr en langue japonaise privilégiant des sources rédigées dans la même langue. En dehors des chercheurs japonais seuls quelques historiens et amateurs passionnés américains se sont intéressés au sujet tels que George H. Kerr dans les années 1959-1960. Les principales sources sur l’histoire des Ryûkyû proviennent de deux ouvrages principaux.
L‘Omoro Sôshi est une série de poèmes relatant les traditions et origines du royaume de Ryûkyû. Provenant de traditions orales chantées en langue locale ils furent compilés à partir de la première dynastie Shô dans une volonté de fournir une version acceptée des origines de la monarchie. Ces poèmes furent plus tard retranscris en japonais.
L’autre source principale, qui fut plus tard reprise dans différentes versions abrégées, est le Chûzan Seikan (le « Miroir de Chûzan ») rédigé au milieu du XVIIe siècle sous la 2e dynastie Shô par le ministre Shô Shôken directement en japonais. Le royaume de Ryûkyû était alors déjà passé sous influence japonaise et cette version de l’histoire non seulement devait renforcer la dynastie régnante mais aussi établir des passerelles entre l’histoire d’Okinawa et celle du Japon, parfois source de créations originales. Le Chpuzan Seikan fut repris pour des versions abrégées comme le Chûzan Seifu.
Personne ne sera surpris d’apprendre que ces deux sources se contredisent régulièrement et offrent des versions alternatives d’un passé qui était déjà lointain au moment de leur rédaction. Une source plus proche des évènements existe cependant avec les références tirées de différents récits et chroniques chinoises contemporaines. Ce sont d’ailleurs les sources chinoises qui mentionnent pour la première fois les îles. Appelée Uchinaa en langue locale (Uchinanchû pour qualifier les habitants) Okinawa est alors désignée comme Liuqiu dans le Livre des Sui (vers 607). D’autres mentions sont faites épisodiquement, par exemple lors des voyages du moine Jiangzhen au VIIIe siècle, qui fit selon toute vraisemblable une étape dans les îles. Du côté japonais, les premières mentions se retrouvent dans le Nihon Shôki (VIIIe siècle) mais ne sont pas non plus nombreuses.
Dressons le décor
C’est que les Ryûkyû ne sont alors peuplées que par des populations éparses de culture néolithique vivant principalement de la chasse et de la pêche. La riziculture semble avoir été introduite à partir du Japon à l’époque Yayoi mais n’est pas généralisée. Les habitants sont alors divisés en chefferies locales dont la culture réunit des éléments qui rappellent le Jômon japonais ou les cultures des îles du Pacifique-Sud. Du point de vue des Chinois de l’époque, ces îles du bout du monde ne présentaient que peu d’intérêt et étaient considérées comme complètement barbares. Les Ryûkyû étaient une extrémité du monde.
Ce que nous appelons Okinawa recouvre d’ailleurs des réalités très variées. La préfecture japonaise d’Okinawa est composée de plusieurs archipels : Okinawa, Miyako et Yaeyama. Miyako et Yaeyama sont deux archipels situés plus à l’Ouest d’Okinawa à proprement parler. L’île la plus occidentale, Yonaguni (connue pour ses pseudo-ruines sous-marines) n’est située qu’à une centaine de kilomètres de Taïwan. Les deux archipels sont restés longtemps isolés du royaume de Ryûkyû qui ne les a conquis qu’au tout début du XVIe siècle. Avant cette période les habitants ont vécus selon leur propre culture avec leurs propres dialectes.
Le royaume des Ryûkyû même se concentrait sur l’archipel d’Okinawa à proprement parler, c’est à dire l’île principale d’Okinawa et ses voisines comme Kume, Izena ou le couple Zamami/Tokashiki qui forme les îles Kerama. C’est là que se concentre l’essentiel des sites historiques, dont les châteaux gusuku très reconnaissables ainsi que le château royal de Shuri. L’île principale est elle-même assez vaste pour être divisée en plusieurs régions, le Sud et le Centre sont encore aujourd’hui plus peuplées et on y trouve Naha, la capitale administrative. Le Nord, une très longue péninsule au relief accidenté et aujourd’hui protégée par un parc national, a longtemps été plus isolée et culturellement différente. C’est sur cette île que notre récit va se concentrer.
On pourrait ajouter aussi un quatrième archipel, les iles Amami. Elles sont situées plus au Nord mais elles sont aujourd’hui rattachées à la préfecture de Kagoshima dans le Kyûshû. Historiquement et culturellement les îles Amami sont différentes d’Okinawa et les samurais du Kyûshû commencèrent à s’y implanter dès le XIIe siècle. L’archipel a cependant été conquis par les Ryûkyû au XVe siècle avant de retomber sous le contrôle du clan de Satsuma (Kagoshima), ce qui explique pourquoi encore aujourd’hui ces îles sont administrativement rattachées à la métropole.
Terre de château, la période gusuku
Jusqu’à la fin du XIIe siècle, Okinawa se caractérise par une culture héritée du néolithique dont l’élément reconnaissable sont des ornements de coquillages qui ont donné son nom à cette culture. Ce n’est qu’à la fin du XIIe siècle qu’Okinawa entre à proprement parler dans l’histoire et dans la période des gusuku.
Le gusuku, dans sa définition la plus répandue, est un château aux épais murs de pierre de tuf ou de corail. Ils sont différents des châteaux japonais et leurs fortifications suivent le relief, leur superficie est généralement importante. L’étude de ces châteaux a fait l’objet de nombreux débats et les archéologues japonais sont tout de même d’accord sur le fait qu’ils ne sont d’accord sur presque rien. Les châteaux tels qu’ils sont visibles (le château de Nakagusku et le château de Shuri étant les exemples les mieux préservés et restaurés) ne sont pas clairement datés. Le début de leur construction est supposée dater de la fin du XIIe siècle mais sans véritable preuve, ils pourraient être plus tardifs.
Ils sont considérés comme la marque du passage à une culture de classe avec l’émergence d’une classe de chefs territoriaux héréditaires, les aji, dont le gusuku aurait été la résidence et l’assise de leur pouvoir. L’étude de l’ensemble des châteaux montre cependant que les lieux appelés gusuku n’étaient pas tous fortifiés, ni même en hauteur (il en existe dans des grottes ou sur des plages). Tous ne disposent pas de sources d’eau ou ne sont pas adaptés à la résidence d’un groupe important. Le gusuku pourrait avoir été à l’origine un lieu sacré, peut-être à vocation mortuaire. C’est pour se rapprocher de la sainteté du lieu, ou profiter de sa position privilégiée, que les chefs s’y seraient installés dans certains et auraient fortifié le lieu. Okinawa même compte presque une vingtaine de gusuku, d’autres sont aussi connus dans les archipels de Miyako, Yaeyama et Amami, même si là encore les historiens se disputent pour savoir s’ils peuvent être rangés dans la même catégorie que les gusuku d’Okinawa. La période gusuku, la « période des châteaux » est sensée s’étendre de la fin du XIIe siècle au début de la période des Trois-Royaumes (« Sanzan »).
A quoi correspond cette borne chronologique à laquelle s’accrochent les historiens, la fin du XIIe siècle (plus précisement 1187 selon les opinions les plus affirmées)? Elle provient de l »Omoro Sôshi et du Chûzan Seikan et leur récit des débuts du royaume des Ryûkyû. La version simplifiée raconte que la déesse Amamikyû et son consort, le dieu Shinerikyû, seraient venus à Okinawa pour peupler les îles sur dit du Souverain Céleste, divinité primordiale. Ils eurent plusieurs enfants, le fils aîné devint le premier roi, Tenson, le deuxième fils devint le premier aji tandis que le dernier né fut le premier roturier. Le couple divin eu aussi des filles, l’aînée devint la première Kikoe-ôgimi, Tenteishi, sa soeur cadette devenant la première prêtresse noro.
On retrouve dans ce récit la division en classes reposant sur les trois fonctions religieuses (le roi), militaire (les aji) et productrice (le peuple) doublée par la classe religieuse des noro, qualifiées de kaminchû (personnes liées aux dieux), dont la kikoe-ôgimi (Chifi-ufujin en langue d’Okinawa) était sensé être la première et la plus importante. Cette différenciation en classe a été naturellement juxtaposée au développement des chefferies et des gusuku même si le lien et le processus de formation ne sont pas bien compris. Les noro en particulier représentent une particularité d’Okinawa. Elles sont sensées avoir reçu une part du feu primordial de la part du dieu du feu pour entretenir le foyer, qui était sacré. Chaque village disposait d’un foyer entretenu par une noro qui disposait d’une grande influence sur la communauté aux côtés du chef et, à l’époque royale, de privilèges et de terres. Les noro pratiquaient les différents rites religieux, privés ou communautaires et officiaient dans des sanctuaires naturels appelés utaki. La kikoe-ôgimi était principalement la noro chargée d’entretenir le feu du foyer royal et dirigeait les cérémonies au sanctuaire de Sefa Utaki où Amamikyû était sensée avoir débarqué à Okinawa.
Le récit est bien sûr postérieur et ne réflète pas les évolutions et origines de ces classes et leurs fonctions mais donne un portrait de ce que pouvait être la société d’Okinawa durant la période des gusuku. Le premier roi Tenson aurait régné sur l’ensemble d’Okinawa et après lui une lignée de 25 rois mythiques mais non nommés. La date de 1187 marque le moment où cette dynastie d’origine divine entra dans l’histoire et, avec elle, les Ryûkyû. La culture de l’archipel et les phases de son histoire sont liées fondamentalement à l’existence de l’institution monarchique.
Premiers rois, premières histoires
Selon la chronologie reconstituée c’est en 1186 qu’un usurpateur nommé Riyû, dont on ne sait rien, aurait renversé le dernier roi issu de Tenson. L’année suivante, Shunten, un descendant de la famille royale et aji d’Urasoe (localité proche de Naha), aurait renversé l’usurpateur pour monter lui-même sur le trône. Shunten est le premier roi historique d’Okinawa, nous disposons de sa tombe au mausolée d’Urasoe Yôdore. Considéré comme purement local par l’Omori Sôshi, le Chûzan Seikan lui invente une filiation originale. Shunten serait en fait le fils du samurai japonais Minamoto no Tametomo. Tametomo était un oncle du futur premier shôgun Yoritomo qui fit partie des vaincus de la guerre de Hôgen (1156) et fut exilé dans l’île d’Ôshima. Figure tragique et grand archer, Tametomo aurait eu les tendons du poignée tranchés pour l’empêcher de pratiquer l’arc et se serait par conséquent suicidé en 1170, peut-être le premier seppuku documenté de l’histoire japonaise.
Dans la version propagée par Shô Shôten au XVIIe siècle, ce samurai se serait réfugié à Okinawa et engendré le futur roi Shunten. Il ne s’agit pas seulement d’un embellissement mais d’une manière, à une époque où Okinawa est déjà sous « protection » japonaise, de raccorder l’histoire d’Okinawa à celle du Japon. Il s’agit, encore mieux de créer un lien de parenté entre le roi des Ryûkyû, descendant de Shunten, et les shoguns Tokugawa, descendants du clan shogunal Minamoto, laissant ainsi espérer un traitement honorable et égal du shogun envers son parent. Cette construction à posteriori a été ensuite reprise par les historiens japonais et même étendue et était enseignée comme vérité durant l’époque Meiji. L’émergence d’un royaume des Ryûkyû divisé en classes avec des une élite seigneuriale serait à relier à l’arrivée attestée de samurais du clan Taira exilés après leur défaite de Dan no Ura en 1185 dans les îles Amami. D’autres exilés auraient pu continuer jusqu’à Okinawa même sans être documentés. De manière générale cela eu pour conséquence de calquer l’histoire d’Okinawa sur les périodes de l’histoire japonaise, la période des gusuku correspondant à la période Kamakura tandis que les Trois-Royaumes aurait ensuite correspondus à la période Muromachi. Il fallut attendre le XXe siècle pour que Okinawa retrouve une histoire indépendante des comparaisons.
Shunten était probablement un roi indigène qui parvint à étendre son influence sur toute l’île d’Okinawa. Son proto-royaume fut transmis à son fils Shunbajunki puis son petit-fils Gihon. Ce dernier dû faire face à une série de catastrophes naturelles dont il prit la responsabilité en abdiquant et en s’isolant (ou dans certaines versions en se suicidant). Ce récit de Gihon nous rapelle que les premiers rois des Ryûkyûs avaient sans doute des fonctions plus religieuses que militaires. Le roi devait assurer le bien du royaume par des rites sensés assurer la protection des dieux face aux catastrophes naaturelles. Hihon aurait nommé son régent Eiso comme successeur. Eiso est le premier roi d’une nouvelle dynastie dont les dates sont à peu près sures, allant de 1260 à 1299.
D’où vient cette certitude chronologique? C’est que Eiso fut le premier à devoir faire face à des évènements extérieurs attestés. Sur le continent l’empereur Kubilay Khan de la dynastie mongole yuan régnait, on se souvient de lui pour ses tentatives manquées d’envahier le Japon. Ce même empereur fit envoyer des missions vers les Ryûkyû demandant la soumission formelle du royaume, qu’Eiso aurait refusé. Ce geste de la part de Kubilay Khan faisait-il partie d’un mouvement plus large pour sécuriser les mers et préparer l’invasion du Japon? Face aux refus d’Eiso deux expéditions furent organisées en 1292 et 1297 mais furent des échecs. Il est cependant possible que ces expéditions aient été dirigées plutôt contre Taïwan, la localisation des îles mentionnées dans les sources chinoises de l’époque n’est pas claire.
Quoiqu’il en soit la monarchie des Ryûkyû est désormais connue sur le continent et au Japon. C’est sous Eiso que l’on date aussi la première introduction durable du bouddhisme et de l’écriture sous la forme d’idéogrammes chinois mais aussi d’hiraganas japonais. Eiso est aussi crédité de la première organisation de l’Etat sur le modèle chinois : pouvoir centralisé autour d’une cour royale dont les membres sont divisés en rang de cour dont l’importance est définie par la proximité du roi et chargés de fonctions spécialisées. Au-delà de la famille royale et des aji qui dirigent leurs domaines (Udun) on voit appraître des degrés de noblesse réunis sous le terme de Yukatchu dont la complexité alla en grandissant en fonction que la monarchie s’affirma. Le gouvernement est confié à un ministre (ou régent selon les traductions), le sessei nommé en fonction de sa carrière. Eiso aurait aussi été le premier à étendre son autorité sur les îles proches de l’archipel d’Okinawa.
Cette 2e dynastie royale d’Eiso semble avoir rapidement perdu du terrain face aux pouvoirs locaux des aji, qui disposaient d’une forte autonomie dans leurs terres et de forces armées. La monarchie centralisée était encore peu enracinée face aux traditions et hiérarchies traditionnelles. Sous son descendant Tamagusuku (1314-1336) l’île d’Okinawa fut divisée en plusieurs Etats indépendants et rivaux, d’abord Hokuzan au Nord (autour du château de Nakijin) puis Nanzan au Sud (autour du château d’Ôzato) avec Chûzan au milieu comme siège de la monarchie traditionnelle (et à ses yeux légitimes). La fils de Tamagusuku, le roi Seii (1337-1354) fut àar la suite renversé par Sattô, aji d’Urasoe, dans des circonstances que les sources ne permettent pas d’éclaircir.
Le royaume des Ryûkyû (XIVe-XVIe siècles)
Les Trois-Royaumes
Dans le contexte de la culture chinoise le terme de « Trois-Royaumes » est très évocateur, faisant le parallèle avec la période de l’histoire chinoise du même nom à la fin de la dynastie Han (IIIe siècle). Les trois royaumes d’Okinawa représentent cependant une période difficile à comprendre pour les historiens. L’Omoro Sôshi et le Chûzan Seikan favorisent les rois de Chûzan, futurs vainqueurs et nécéssairement souverains légitimes de manière rétroactive. Pour nous aider nous disposons à cette époque de nouvelles sources, cette fois-ci extérieures et venues de l’empire Ming en Chine. La nouvelle dynastie Ming avait chassé les Mongols en 1368 et commençait alors à s’intéresser aux affaires des îles de l’océan.
Les Ming et les royaumes d’Okinawa entretinrent des relatiosn diplomatiques régulières. Des ambassades de Chûzan et Nanzan sont attestées tandis qu’Hokuzan reste muet (à moins que ses ambassades aient voyagé de concert avec celles de Chûzan où ne furent pas enregistrées). Sans fournir de détails sour les Ryûkyû et leur situation politique précise, les sources ming semblent indiquer que les royaumes étaient en guerre entre eux et que l’empereur pouvait se poser en arbitre. Cependant cette vision est contrebalancée par des détails, la présence de personnages portant le même noms dans les ambassades des différents royaumes, la mention de liens de parenté étroits entre Nanzan et Chûzan. Les historiens en sont venus parfois à considérer de manière critique cette division et à chercher autant les complémentarités que les divergences. Il n’en reste pas moins que ces royaumes étaient en rivalité entre eux, Hokuzan apparaissant comme militairmenr plus puissant et Nanzan plus riche tandis que Chûzan aurait conservé le prestige religieux et politique, on n’est pas loin de retrouver les trois fonctions militaire, religieuse et productrice dans cette division de l’île.
Le point commun de ces trois royaumes reste cependant leurs liens accrus et directs avec la Chine, qui allait devenir la principale évolution du XIVe siècle des Ryûkyû.
Les richesses de la mer
L’irruption de la Chine dans les affaires des Ryûkyû s’explique par un nouveau contexte régional qui devient, pour la première fois, favorable à Okinawa. Le premier empereur de la dynastie ming, Hongwu, était un néo-confucéen qui considérait que seule l’agriculture était source de richesse, le commerce n’était qu’une activité parasitaire certes indispensable mais à réguler, à limiter et surtout à mépriser. A cette hostilité envers le commerce il faut ajouter la forte insécurité sur les mers. Le littoral du Sud de la Chine jusqu’à la Corée était la proie des pirates Wokou/Wakô (« japonais »). Ces pirates étaient principalement basés sur les îles japonaises de Tsushima et Iki mais se composaient de marins de tous bords, japonais, chinois, coréens, probablement aussi des marins des Ryûkyû, pirates mais aussi samurais japonais ou simples marchands opportunistes.
Pour contrôler le commercer et protéger ses côtes, l’empereur Hongwu édicta en 1371 le premier Haijin, un édit interdisant la mer aux marchands. Le commerce avec l’étranger devait désormais passer par des missions officielles apportant des tributs des « Etats vassaux » vers la Chine, des missions organisées en convois bien gardés et difficiles à attaquer. Les familles marchandes furent dépossédées et exilées tandis que les dockks et entrepôts des ports non agréés officiellement étaient détruits. Dans le même temps des garnisons étaient créées pour défendre le littoral et des communautés villageoises furent furent même ponctuellement déplacées vers l’intérieur des terres. Cette politique resta la doctrine officielle de l’empire ming jusqu’à sa chute et, paradoxalement, elle entraîna une augmentation des traffics illicites et de la piraterie. Les Wakô restèrent une plaie des mers jusqu’au XVIe siècle.
Cette révolution offrait un avantage aux marins d’Okinawa. Leurs îles permettaient de faire le lien entre le Sud Est asiatique, le Japon et la Corée, ils étaient aussi relativement proches des côtes chinoises. Les Ryûkyû devinrent progressivement un intermédiaire précieux des échanges maritimes. Les îles ne produisaient rien par elles-mêmes mais pouvaient voir transiter des marchandises de toutes les régions. Ils étaient aussi très bien placés pour différents traffics plus ou tolérés par la contrebande et la corruption qui devinrent endémiques dans l’empire ming dès le XVe siècle. Mieux encore, les marins d’Okinawa pouvaient naviguer sans craindre la concurrence officielle chinoise ou les marchands japonais encore peu nombreux, ill aussi suffisamment autonomes et aguerris pour se mesurer à la piraterie (voir y participer). Okinawa, et en premier lieu son port le plus sûr, Naha, s’enrichirent grâce au commerce maritime durant toute la période entre le XIVe et le XVIe siècle, apportant une porspérité jusque là inédite.
Ce n’est pas étonnant si dès 1372, l’année suivant le premier Haijin, des envoyés de l’empereur de Chine vinrent demander au roi de Chûzan de se reconnaître vassal de l’empire. Le roi Sattô, arrivé sur le trône par la force, s’empressa d’obtempérer, l’occasion était inespérée.
Sous la protection de l’empire
Si Sattô se soumit si volontiers à la cour impériale de Beijing c’est que les bénéfices en valaient largement la peine. Sattô put envoyer vers la Chine des missions diplomatiques menées par son propre frère au terme desquelles le roi de Chûzan reçut des cadeaux et un sceau royal (le Sappu) et la reconnaissance de la royauté de Sattô sur les îles au nom de l’empereur. Ce même empereur fit de même avec les dautres royaumes de Nanzan et Hokuzan, feignant de ne pas y voir de contradiction.
Cette reconnaissance apportait plus qu’une légitimité renforcée, le roi de Chûzan entrait officiellement dans le réseau des Etats vassaux de la Chine. Ce réseau impliquait une relation tributaire avec la cour impériale mais aussi l’accès aux échanges commerciaux officiels avec la cour impériale et une protection, au moins officielle. Plus important encore le roi de Chûzan pouvait se prévaloir d’une relation directe avec le plus important souverain du monde et intégrer son royaume dans la civilisation. Pour marquer cette reconnaissance, Sattô, puis son fils Bunei, demandèrent et obtinrent tous deux la reconnaissance de leur élévation au trône par l’empereur. Cette confirmation devint la norme pour les rois des Ryûkyû jusqu’au XIXe siècle. A chaque fois une mission était envoyée jusqu’à Naha, en partance de Fuzhou, pour venir proclamer la reconnaissance impériale du nouveau souverain, donnant lieu aux véritables festivités de couronnement. Les échanges commerciaux du royaume du Ryûkyû purent alors s’étendre, on trouve des navires d’Okinawa de la Thaïlande (royaume d’Ayutthaya) jusqu’à la Corée de la dynastie Joseon. Des ambassades vers le Siam, Java et Sumatra sont attestées en 1409 et des relations diplomatiques furent établies avec le shogunat Ashikaga.
Mais pour la dynastie Sattô le lien avec la Chine allait bien au-delà de l’aspect commercial ou même du renforcement de leur légitimité politique. La Chine était alors le seul modèle de civilisation et se rapprocher de celle-ci équivalait à vouloir s’approprier ce modèle, se civiliser. C’est sans doute à l’initiative des rois de Chûzan que les Ming autorisèrent l’envoi d’un groupe de lettrés du Fujian pour s’installer à Okinawa et y servir de conseillers des rois. En 1392, cette petite communauté chinoise s’installa dans un petit village proche de la capitale de Chûzan à Shuri. Ce village de Kumemura donna son nom à cette communauté. Les gens de Kumemura étaient des lettrés spécialistes de différents domaines la culture chinoise, droit, religion, confucianisme, science, chaque famille avait ses spécialités que la cour royale pouvait employer. Les jeunes de ces familles étaient envoyés à Fuzhou dans le Fujian et résidaient dans le Ryûkyû-kan qui servait d’académie et d’ambassade au royaume insulaire. Ces étudiants étaient plus rarement envoyés à Beijing même afin d’étudier et de se former sous la tutelle de maîtres chinois. A leur retour dans l’archipel ils entraient directement dans les rangs des fonctionnaires de Shuri parmi lesquels leurs talents leur assurait une carrière. Les Kumemura, destinés aux postes de fonctionnaires, vivant entre eux dans un village séparé probablement entouré de murs, possédant des terres exemptées d’impôts pour assurer leur subsistance. Ils se muèrent rapidement en caste de bureaucrates et en gardiens de l’orthodoxie de la culture chinoise dans l’archipel. Ils étaient le gage de civilisation dont avaient besoin les rois de Chûzan pour continuer à prétendre être de fidèles sujets des empereurs chinois. L’existence des Kumemura entraîna inévitablement un développement de la cour royale dans ses différentes fonctions ainsi que l’apparition d’organes de gouvernement, c’est à cette époque que le roi Sattô nomma le premier Ô-shô, assistant du roi, qui devint son principal conseiller, si ce n’est son ministre.
La dynastie Sattô, bien que fondamentale et active, ne survécut pas longtemps. Le successeur de Sattô, Bunei fut renversé par l’aji de Sashiki Magiri que l’on connaît sous le nom de Hashi ou Chôhashi (qui n’est probablement pas un nom mais un surnom). Les circonstances de ce renversement par Hashi ne sont pas claires. Selon les différentes versions il se serait d’abord emparé de Nanzan avant de s’étendre à Chûzan mais dans d’autres versions plus tardives il prend d’abord le pouvoir à Chûzan avec l’aide des nobles de cour. Quoiqu’il en soit, en 1406, Hashi règne à Chûzan et dans les années qui suivent Hokuzan et Nanzan sont conquis. Les circonstances de cette unification aussi sont peu claires, les sources chinoises de l’époque se contentent de constater qu’à partir d’une certaine date ils n’entendent plus parler de ces Etats. Hashi lui-même ne se proclame pas roi des Ryûkyû, son titre et celui de ses successeurs resta celui de « roi de Chûzan ». Il n’est d’ailleurs pas le premier souverain de sa dynastie puisqu’il plaça sur le trône son père, Shôshi, avant d’assumer lui-même le trône à sa mort. Comme Sattô avant lui il chercha la confirmation de son pouvoir auprès de la Chine, qui n’y regarda pas de trop près et le reconnut comme roi. L’empereur Xuande offrit même au nouveau souverain un nouveau nom de famille, Shang, qui devint Shô en japonais (l’attribution du nom de famille Shô est peut-être une légende postérieure) avec une plaque calligraphiée par l’empereur qui devint le trésor familial de la dynastie autrefois exposé sur la porte Shureimon du château royal de Shuri. La dynastie Shô, la 4e dynastie des Ryûkyû venait de réunifier le royaume.
D’une dynastie à l’autre, affirmation d’une monarchie
La première dynastie Shô, même si elle est parvenue au pouvoir en renversant la dynastie précédente, représenta l’aboutissement des évolutions des dynasties Eiso et Sattô : centralisation du pouvoir, sinification du royaume, développement commercial. Autour du château de Shuri et près du village de Kumemura le port de Naha se développa pour devenir le premier centre urbain de l’île avec les aménagements de son port, les quartiers d’artisans et les résidences des nobles et des fonctionnaires. Shô Hashi poursuivit aussi les contacts avec le reste du monde par des missions envoyées vers le Siam et, pour la première fois, une ambassade envoyée auprès des shôguns Ashikaga, alors à leur apogée, à Kyôto.
A la mort de Shô Hashi, son fils Shô Chû lui succèda et obtient à son tour la confirmation de son intronisation par la cour impériale à Beijing. Okinawa profitait alors d’une grande prospérité économique qui bénéficiait en premier lieu à la cour royale et aux familles de seigneurs aji. Le reste de la population, peu touchée par l’afflux de marchandises et les échanges maritimes, continuait à être attachée à la terre à leurs villages sous l’autorité de leurs seigneurs qui conservaient une grande autonomie. L’unification de l’île ne marqua d’ailleurs pas la fin de l’influence des aji qui formèrent des factions au sein de la cour royale. Pour lutter contre les ambitions nobiliaires le roi s’appuyait sur la caste lettrée de Kumemura. C’est ainsi que tous les sessei nommés par les Shô étaient des Chinois recrutés selon leurs compétences. Ces luttes de factions menèrent à une courte guerre civile des fils de Shô Kinpuku, le 4e roi, qui vit le château de Shuri entièrement incendié en 1454. Les deux prétendants ayant péri dans les violences, c’est un cadet, Shô Taikyû, qui monta sur le trône. Shô Taikyû incarna un apogée dans cette première dynastie Shô avec l’introduction plus généralisée du bouddhisme mais aussi du shintô à Okinawa et la construction de plusieurs temples dédiés au culte des ancêtres de la dynastie. Symbole de cette prospérité, la cloche du pont des nations, fondue avec l’aide d’artisans chinois, proclamait la richesse d’Okinawa et ses contacts avec le reste du monde, faisant du royaume insulaire le « pont entre les nations ». Autre symbole de cette prospérité, Shô Hashi fut le premier souverain d’Okinawa à frapper monnaie en 1461 même si dans les faits le commerce des Ryûkyû continua à se faire principalement avec des pièces courantes chinoises.
La foi bouddhiste de Shô Taikyû fut cependant une des sources de la chute de la dynastie, la construction de plusieurs temples avec les donations et cadeaux qui vont avec diminua sérieusement le trésor royal tandis que la cour de plus en plus importante représentait un gouffre financier pour un royaume qui, en dehors de Naha, restait très pauvre. Il faut ajouter à cela que le successeur de Shô Taikyû, Shô Toku, entreprit d’étendre les frontières du royaume de Ryûkyû par la force. Les archipels de Miyako et Yaeyama reconnaissaient déjà l’autorité nominale du roi en envoyant des tributs mais les îles Amami au Nord étaient passées depuis le XIIIe siècle sous le contrôle plus ou moins affirmé des samurais du Kyûshû avec l’approbation du shogunat. Shô Toku mena plusieurs expéditions pour conquérir ces îles. Cette vocation militaire est symbolisée par l’adoption du Mitsudomoe, le symbole du dieu japonais de la guerre Hachiman comme emblème du royaume de Ryûkyû. Cette guerre contre les seigneurs locaux d’Amami et de Kikajima fut probablement couronnée de succès (un source coréenne de l’époque considèrent ces îles comme appartenant aux Ryûkyû) mais elle finit de vider le trésor royal et fut très coûteuse en hommes.
Que cela soit une raison réelle ou un prétexte pour conspirer, l’attitude jugée tyrannique de Shô Toku mena à une conspiration nobiliaire. Là encore les circonstances sont peu claires, le roi a-t-il été assassiné ou a-t-on profité de son décès naturel ? Malgré la présence d’héritiers masculins, ce fut l’ancien trésorier de la cour, Uchima Kanemaru, qui fut proclamé roi sous le nom de Shô En en 1470. Il reprit le nom royal mais se démarqua de la dynastie précédent qui fut interdite de fonctions à la cour. Kanemaru n’était pourtant pas de naissance noble puisqu’il est sensé être un fils de paysans qui fit son chemin en tant qu’administrateur et trésorier tombé en disgrâce sous Shô Toku et élu roi par approbation « populaire » (entendez par la noblesse de cour).
Le règne de Shô Shin (1477-1526), un apogée
Shô En était déjà un homme d’âge mûr à son accession au trône, confirmée par les Ming. A sa mort il transmet le trône à son frère Sen’i qui est rapidement evincé en 1477 par Yosoidon, la reine mère, en faveur de son fils Shô Shin. Monté sur le trône jeune, Shô Shin eu un long règne jusqu’en 1526. Un long règne à la suite d’une longue régence contribua à établir une cour toujours plus bureaucratique. La noblesse des aji et de leurs vassaux yukatchus fut formellement intégrée à la hiérarchie des rangs de cour, affaiblissant leur lien avec leurs terres. Ils furent contraints de résider dans la capitale où ils jouissaient des privilèges et des bénéfices de leur rang. La reconnaissance de leur rôle dans l’Etat s’accompagna d’un premier effort pour désarmer les yukatchu et leur interdire le port du sabre. A leur place sur les domaines, les aji laissaient un lieutenant, l’aji okite, pour gérer leurs terres en leur absence, ce lieutenant fut rapidement ajoint à un intendant nommé par le pouvoir royal, le jitô dai, et de nouvelles régions administratives furent définies. Seuls les aji du Nord, plus éloignés et autonomes furent épargnés par ces mesures mais Shô Shin plaça son fils et héritier comme seigneur du Nord d’Okinawa pour les surveiller.
De cette manière, la caste des yukatchus se transforma progressivement en une classe sociale aristocratique entourant le roi. Une classe avec ses codes et ses rangs, on voit apparaître la mention des peechin qui forment la catégorie moyenne des yukatchu, peechin eux-mêmes divisés en sous-catégories. Une complexité bienvenue pour la monarchie afin de créer des divisions fondées sur les marques de privilèges, jusqu’à la couleur des bonnets de cour. La domestication des guerriers était en marche. Le roi, pour mener cette domestication devait cependant affirmer son prestige militaire, Shô Shin envoya ainsi ses soldats prendre fermement le contrôle des îles Miyako et Yaeyama lors de plusieurs expéditions en 1500 et 1524. Lors de ces expéditions les chefs locaux firent acte de soumission et intégrèrent l’ordre imposé par la royauté. C’est à partir de ce règne que l’on peut considéré que le royaume de Ryûkyû intégra l’ensemble des archipels formant l’actuelle préfecture d’Okinawa incluant l’archipel d’Amami.
On retrouve dans cette seconde dynastie Shô une obsession pour la centralisation. La noblesse était sous contrôle après les désordres des siècles précédents mais la monarchie devait encore imposer ce contrôle au reste de la société, notamment sur le plan religieux. C’est sous le règne de Shô Shin que le roi désigna sa sœur, Tsukikiyora, pour devenir la kikoe-ôgimi, la prêtresse du foyer royal dont la fonction n’est pas attestées auparavant en dehors de la littérature plus tardive. Les fonctions de la kikoe-ôgimi furent transférées dans le nouveau sanctuaire royal de Sonhoyan-Utaki, construit en 1519, un bois sacré entouré de mur et d’une porte de pierre, qui servait de lieu aux cérémonies royales. La kikoe-ôgimi et le roi se rendaient aussi chaque année au sanctuaire de Sefa-Utaki, lieu de l’arrivée de la déesse Amamikyû à Okinawa. De cette manière la monarchie s’appuyant désormais sur une religion organisée et centralisée, les kikoe-ôgimi restèrent liées à la famille royale. C’est dans le même esprit que l’Omoro Sôshi commença à être compilé, écrit en japonais mais utilisant les formes du dialecte de Naha, qui devint alors la forme classique de la langue d’Okinawa. Les poèmes sensés dépeindre l’histoire mythique d’Okinawa prenaient soin de tracer un lien direct entre la 2e dynastie Shô et la dynastie primordiale de Shunten par des détours généaologiques complexes. La première dynastie Shô écartée, de même que celle de Sattô, Shô Shin s’inventa un lien historique avec Shunten pour assoir sa légitimité. La deuxième dynastie Shô se caractérise donc par la volonté de créer une monarchie fondée non seulement sur la reconnaissance impériale et la force mais aussi sur une idéologie royale lui offrant un contrôle complet sur la société.
Marque de la richesse et de la puissance du royaume enfin unifié, la ville de Naha devint une véritable ville cosmopolite. La ville était en fait constituée de plusieurs quartiers spécialisés éparpillés entre les îles et les rives d’un estuaire. Le château de Shuri en était éloigné mais on y trouvait les quartiers nobles et marchands qui concentraient les richesses. On y croisait des marchands chinois, coréens et japonais dont les jonques abordaient les quais de pierre aménagés. Le château de Shuri fut reconstruit dans son état actuel avec sa porte cérémonielle Shureimon comme élément le plus reconnaissable. Le château de Shuri est alors un symbole du cosmopolitisme du royaume, le Haidan, le hall principal reprend les éléments décoratifs de la Cité Interdite de Beijing avec ses murs rouges laqués mais son toit était alors orné de tuiles bleues vernissées coréenne (aujourd’hui rouges). Deux piliers de dragons ornaient la cour principale mais ces dragons étaient représentés dans des styles proches de l’Asie du Sud-Est et non de la Chine comme on aurait pu s’y attendre. Plusieurs autres bâtiments reprenaient des styles japonais comme le Sonhoyan-Utaki dont la porte principale mélange les styles chinois et japonais. Proche du palais le mausolée royal de Tamaudun incarnait le culte des ancêtres et durée de la dynastie.
On peut considéré que Shô Shin fut le véritable fondateur de la 2e dynastie Shô et le père de la culture classique d’Okinawa, incarnée dans la monarchie et fondée sur le mélange culturel entre Chine, Corée, Japon et éléments proprement ryukyuans. Après Shô Shin le royaume de Ryûkyû allait commencer à glisser dans la sphère d’influence du Japon et changer radicalement de direction.
Un royaume sous influence (XVIe-XIXe siècle)
Les Japonais entrent en scène
Lorsque Shô Shin décéda à 61 après 50 ans de règne le Chûzan Seikan raconte que la cour fut tellmeent prise de court que personne ne sut retrouver les détails des cérémonies de funérailles et d’investiture d’un souverain. Le détail est amusant mais montre combien la monarchie était devenue une machine bureaucratique basée sur des cérémonies et des précédents bien établis. Cette tendance se renforça avec le règne de Shô Gen (1555-1572) qui avait la particularité d’être muet de naissance. Incapable d’exprimer sa volonté, le roi fut placé sous la tutelle d’un conseil de trois fonctionnaires, le Sanshikan. De conseil temporaire le Sanshikan devint permanent à partir du règne suivant sous shô Nei. Les membres du Sanshikan discutaient et préparaient les lois que le roi signait. Il étaient immanquablement sélectionnés par les hauts fonctionnaires de la cour, en fonction de leur carrière mais toujours parmi les Yukachu (avec au moins le rang de Ueekata, le plus important parmi les Yukatchu). Parallèlement le ministre Sessei était lui aussi sélectionné par le consensus de la cour. Le roi devint progressivement une figure de proue aux fonctions cérémonielles et religieuses tandis que la réalité du gouvernement dépendanit des fonctionnaires lettrés, renforçant encore la dépendance du royaume aux préceptes chinois, aux règles et aux précédents. Cette évolution assura au royaume une conduite pacifique des affaires pendant presque un siècle.
La monarchie des Ryûkyû continua tout de même à mener une lutte énergique sur les mers contre les pirates japonais mais aussi pour calmer la révolte des îles Amami en 1537. Les beaux jours de la puissance des marchands des Ryûkyû était cependant passés. Malgré les interdits officiels, le commerce maritime en Chine était en pleine expansion et voyait arriver de nouveaux acteurs ambitieux, les Portugais. Ces mêmes Portugais évitèrent généralement Okinawa qui n’appréciait pas leur concurrence et la pénétration des missionnaires chrétiens resta minime, au contraire du Kyûshû. Depuis le milieu du XVe siècle siècle les navires japonais eux aussi s’étaient faits plus nombreux. Avec l’affaiblissement de l’autorité shogunale plusieurs clans développèrent leurs propres marines et leur propre réseau commercial avec des ports dynamiques tels qu’Hakata qui dépendait alors du clan Yamana ou le port de Sakai en lien avec les Hosokawa.
Au XVIe siècle l’anarchie militaire chronique du Japon avait encouragé la tendance avec des clans dans le Kyûshû se faisant une spécialité du commerce avec la Corée (les Sô de Tsushima) ou avec la Chine (les Hosokawa, les Arima et d’autres encore). Le port de Sakai de son côté s’était érigé au XVIe siècle en une sorte de commune marchande autonome et entourée de murs et de douves qui mena ses affaires librement jusqu’à ce qu’Oda Nobunaga en prenne le contrôle en 1582. La piraterie japonaise à son tour commençait à changer de visage, le clan pirate des Murakami par exemple, qui exerçait dans la mer intérieure, de loups de mer devinrent chiens de garde en proposant leur service pour garder les convois et assurer la protection de leurs eaux en échange contre rétribution. Le royaume des Ryûkyû devait faire face à la concurrence et voyait croître l’influence des clans japonais sur les mers et dans les ports.
Parmi tous les clans japonais investis dans le commerce maritime, les Shimazu de Satsuma avaient une place à part. Principale puissance militaire du Sud du Kyûshû. Les Shimazu, dirigés par leur chef Yoshihisa à la grande longévité (1533-1611) avaient l’ambition de s’imposer sur toute l’île. Cette ambition nécessitait des moyens autant militaires qu’économiques et dans ce domaine la voie d’expansion des Shimazu ne pouvait passer que par Okinawa. Déjà à l’époque Muromachi les Shimazu avaient obtenu du shogunat de soumettre les îles Amami et y installer des samurais, ces îles avaient échappé à leur contrôle au profit des Ryûkyû moins d’un siècle plus tôt et c’est évidemment à leur sujet que Yoshihisa rouvrit la dispute avec le royaume insulaire.
La conquête
En 1570, les demandes d’une première ambassade de Satsuma furent rejetées et débouchèrent sur une expédition punitive contre les îles Amami qui se conclua par un échec pour les samurais. En 1572, Shimazu Yoshihisa était entré dans la phase active de sa conquête du Kyûshû et les îles du Sud n’étaient plus sa priorité, il conclua une paix en 1572 après l’envoi d’une nouvelle mission. Les Shimazu passèrent très près de s’assurer le contrôle complet du Kyûshû, en 1584 seul résistait le clan Otomo au Nord-Est. Ces derniers firent appel à Toyotomi Hideyoshi, qui venait de se faire nommer régent (kampaku) pour repousser les ambitions des méridionaux. Les Shimazu furent vaincus en 1586 et contraints à la reddition. Ils perdirent l’ensemble de leurs conquêtes et durent se déclarer vassaux d’Hideyoshi. Ces évènements donnèrent ainsi au royaume des Ryûykû un répit de plus de 15 ans et un possible nouvel allié.
La cour de Shuri ne pouvait que souhaiter prendre contact avec Hideyoshi, celui-ci était proche d’unifier le Japon pour la première depuis un siècle et il contrôlait déjà tous les clans du Kyûshû et leurs ports. Toyotomi Hideyoshi avait lui aussi ses propres raisons de négocier avec les Ryûkyû. Après avoir conclu l’unification du Japon en 1590 et la chute du château d’Odawara, Hideyoshi commença à monter des plans s’étendant plus loin que le Japon. Dans se sprojets mirifiques, peut-être hérités de Nobunaga, Hideyoshi ambitionnait rien de moins que de conquérir la Chine. Pour ce faire il devait passer par la Corée mais la cour du Joseon avait clairement énoncé son refus de coopérer ou de laisser passer des troueps par son territoire, la Corée devait donc être conquise en premier. La préparation de la guerre en Corée demanda de grands efforts, le port d’Hakata fut agrandi tandis qu’un grande château, Nagoya-jô (à distinguer de la ville de Nagoya actuelle), fut construit pour servir de base. Les clans vassaux devaient fournir les hommes et le matériel tandis que les clans alliés devaient apporter leur contribution en argent, vivre et armes. Les clans spécialisés dans la guerre sur mer et les liaisons avec la péninsule coréenne devaient fournir leurs marines pour assurer le passage des troupes, en 1592 ce furent plus de 130 000 hommes qui franchirent la mer et s’emparèrent de Busan. Cette guerre, d’abord rapide, s’embourba rapidement dans une longue guerre d’attrition et un gouffre financier et humain.
Un tel éffort nécessitait toujours plus de moyens et Toyotomi Hideyoshi envoya plusieurs missives au roi Sô Nei pour obtenir navires, hommes, vivres et armes. La cour de Shuri se contenta dans un premier temps de saluer l’avènement d’Hideyoshi et de lui adresser félicitations et cadeaux précieux venus de Chine tout en assurant que les Ryûkyû étaient trop pauvres et lointains pour contribuer à ses projets. La Corée du Joseon étant un partenaire commercial important à cette époque la cour ne pouvait que rechigner à consentir aux demandes d’Hideyoshi tout en craignant sa réaction à un refus. C’est Shimazu Yoshihisa qui, en faisant sa propre description des Ryûkyû, poussa Hideyoshi à exiger des vivres et de la main d’oeuvre pour ses projets. Shô Nei et ses ministres préférèrent laisser la question en suspend entre retards de réponses, malentendus diplomatiques et autres manoeuvres dilatoires. En bref, parler beaucoup mais ne rien faire, de telle manière qu’au décès d’Hideyoshi en 1598, rien n’avait été décidé et Shô Nei pensa sans doute s’en sortir à bon compte.
En 1602, un navire des Ryûkyû fit naufrage près du domaine de Sendai et son équipage fut secouru et rapatrié sur ordre de Tokugawa Ieyasu, qui venait alors d’instaurer le nouveau shogunat d’Edo après sa victoire de Sekigahara en 1600. Shimazu Yoshihisa profita de l’occasion pour convaincre Ieyasu de la nécessité de réagir à l’évidente mauvaise volonté et impertinence du royaume insulaire. Le roi des Ryûkyû n’avait pas envoyé de remerciements pour le sauvetage et continua à refuser de le faire malgré les demandes répétées du shogunat. Pour le shogunat il s’agissait d’affirmer sa prééminence, de soumettre un acteur commercial important mais aussi de détourner les puissants Shimazu vers une voie d’expansion qui n’entrerait pas en conflit avec leur autorité. La demande de soumission de Satsuma au nom du shogunat resta à son tour lettre morte, le conseil sanshikan était alors dominé par Tei Dô (appelé aussi selon son titre, Jana Ueekata Rizan) qui était un partisan d’une ligne dure contre Satsuma. Le refus tacite de Shuri justifia l’invasion de 1609.
Les troupes de Satsuma, 3000 hommes et 100 navires, soumirent dans un premier temps les îles Amami avant de débarquer dans le Nord d’Okinawa, près du château de Nakijin. Kabayama Hisasaka fit dans un premier temps mine d’être prêt à négocier et fut autorisé à s’approcher de Naha. Arrivé suffisamment près de la capitale il fit marcher ses soldats contre le château de Shuri tandis que d’autres samurais pénétrèrent dans Naha pour abaisser les chaînes du port et faire entrer les navires de Satsuma. Otage dans son château, Shô Nei se rendit et fut emmené avec sa suite vers le Japon. Sous la forme d’une ambassade soi-disant volontaire et avec toutes les marques de respect dues à son rang, Shô Nei fut reçu au château de Sunpu (Shizuoka) pour rencontre Tokugawa Ieyasu puis le shogun en titre Hidetada pour s’incliner et présenter ses respects. Sur le chemin du retour le roi s’arrêta à Kagoshima où il dut rencontre Shimazu Yoshihisa pour prêter serment. Par les serments de 1609 le roi des Ryûkyû se reconnaît vassal du clan Shimazu, promet de ne pas entreprendre de relations commerciales ou diplomatiques sans l’accord de Satsuma, promet de laisser le gouvernement entre les mains du conseil Sanshikan. D’autres restrictions maritimes mais aussi des mesures de politiques intérieures sont imposées par Satsuma. Enfin le roi est contraint de reconnaître que son royaume a toujours été vassal de Satsuma et que la faute de la guerre lui revient à lui et ses conseillers pour avoir essayé d’aller contre cette tradition inventée. En échange de ces promesses, Shô Nei et ses descendants sont autorisés à continuer de gouverner les îles. Dans les faits c’est un véritable traité de protectorat qui est alors juré. Seule ombre au tableau dressé par Yoshihisa, le ministre Jana Ueekata Rizan, qui avait accompagné son maître, refusa de prêter à son tour serment et fut exécuté à Kagoshima. Shô Nei et sa suite ne purent retourner à Okinawa qu’en 1611.
Le secret des Ryûkyû
Officiellement le royaume des Ryûkyû était un « royaume extérieur » (ikoku) qui ne faisait pas partie du Japon et n’était pas gouverné par le shogunat et ses lois mais dépendait, en tant que vassal, du fief de Satsuma, vassal du shogun. L’organisation de la cour et de son administration ne fut changée en rien mis à part l’annexion des îles Amami au domaine de Satsuma. Le royaume payait chaque année un tribut fixé par Satsuma qui envoyait des agents résidents pour surveiller la cour de Shuri. Pour le reste la cour continua à vivre selon ses pratiques habituels, à mener ses rites et cérémonies. Dans le port de Naha tout continuait à fonctionner comme auparavant ou presque. La domination de Satsuma sur Okinawa devait rester discrète, secrète même.
Il y avait une raison à cette discrétion. les Ryûkyû faisaient encore officiellement partie des vassaux de l’empire chinois des Ming. Shô Nei avait été intronisé par l’empereur et la mainmise japonaise sur les îles aurait entraîné une réaction alors que les samurais d’Hideyoshi avaient été largement vaincus par les Ming durant la guerre en Corée entre 1592 et 1598. Maintenir officiellement les Ryûkyû dans le giron chinois permettait aussi à Satsuma d’avoir une porte ouverte sur les ports chinois et leurs échanges dont la nature fut dictée aux Ryûkyû selon les intérêts des Shimazu. Il fallait rassurer la Chine qui avait décidé de réduire le nombre de missions apportant le tribut d’Okinawa face à l’invasion de 1609. Paradoxalement cela mena à une politique officielle anti-japonaise à la cour de Shuri. Si dans les premiers temps Shimazu Tadastune avait tenté de « japoniser » son vassal, dès 1616 toutes les mesures furent abrogées par Satsuma même. Les instructions imposées par Kagoshima dictèrent dès lors une stricte ségrégation entre Ryukyans et Japonais, elles limitaient aussi la présence des navires étrangers à Naha pouvant éventuellement témoigner de bizarreries.
Les aji et les yukatchu furent interdits de porter les sabres à la japonaise, ce qui avait aussi pour avantage de désormais les plus susceptibles de se révolter. Cette interdiction du port d’arme mena parmi ces familles à élaborer des techniques de combat à mains nues ou avec des objets contondants. Ces techniques, en partie inspirée des arts martiaux du Fujian, évoluèrent ensuite durant le XVIIIe siècle vers le karaté. Les familles de yukatchu avaient leurs propres mouvements mais il existait aussi des écoles qui donnèrent ensuite différents styles de karaté qui ne furent réunis dans le karaté actuel qu’au XXe siècle.
A la pointe de la pureté culturelle, les lettrés Kumemura firent la chasse aux termes japonais dans les correspondance officielle. Une véritable sinification forcée fut menée au sein des élites avec un renforcement, jusqu’à l’excès, des moeurs et du vêtement chinois. Il fallait à tout prix que les Ryûkyûs soient au dessus de tout soupçon d’être en réalité des vassaux d’une puissance étrangère. Les missions diplomatiques chinoises continuèrent à venir régulièrement lors des intronisations sans se douter de se qui s’était passé en 1609 et sans s’apercevoir que le royaume qu’ils visitaient tenait plus du décor que de la réalité. Officiellement les Ryûkyû avaient repoussé les Japonais et avaient plus tard fait la paix.
Malgré les apparences, les Ryûkyû étaient bel et bien soumis à un maître japonais et Shô Nei refusa qu’à sa mort, en 1620, il soit enterré avec ses ancêtres à Tamaudun pour montrer son indignité à siéger auprès des rois passés. Le succeseur de Shô Nei, Shô Hô, fonctionnaire de longue carrière et parent du roi, dut se contenter durant tout son règne (1621-1640) de contresigner les décisions de son conseil, elles-mêmes inspirées par les agents de Satsuma sur place. La principale perturbation que connut ensuite les Ryûkyû confirme encore combien les liens avec la Chine étaient la raison d’être même de la monarchie. A partir de 1648 la dynastie Ming s’effondre face aux révoltes internes et à l’invasion de la dynastie mandchoue des Qing. La question se posait alors de ce que les Ryûkyû devaient faire dans le chaos résultant, ses convois de tribut et ses envoyés étaient attaqués et pourchassés. Le shogunat décida de laisser Satsuma gérer au mieux et ce dernier poussa à l’envoi du prince héritier du roi Shô Shitsu. Shô Tei à Beijing. Dans un geste symbolique le sceau royal conféré par les Ming fut restitué au nouvel empereur Shunzhi, qui le rendit au prince avec pour mission de maintenir comme auparavant leur fidélité envers l’empereur. Malgré ce retour à la normale les lettrés de Kumemura refusèrent d’adopter la tresse imposée par les mandchous aux Hans, face à la dynastie étrangère ils se comportèrent en gardiens de la tradition hautains, mais pas témémaires. La fiction résultante perdura jusqu’en 1872.
L’influence du Japon et le déclin des valeurs traditionnelles
Malgré les apparences de l’indépendance et du rejet du Japon, le protectorat ne pouvait pas ne pas avoir de conséquences sur la société des Ryûkyû. Paysans, pécheurs, marchands et autres roturiers ne faisaient que subir les règles et restrictions posées par Satsuma sans avoir à changer leur manière de vivre. Les choses en allaient autrement pour les élites. Les lettrés de Kumemura étaient par nature figés dans la tradition chinoise mais les élites aristocratiques des yukatchus et des aji, proches de la cour, étaient elles soumises à l’influence japonaise. Les aji ne pouvaient qu’être attirés par la nature aristocratique du pouvoir dans les fiefs japonais. Ce n’est pas un hasard si la figure politique dominante du XVIIe siècle fut un prince et non un lettré. Shô Shôken était issu d’une branche cadette de la famille royale et possédait son domaine à Haneji. Il fut Sessei entre 1666 et 1673, il a été mentionné déjà à plusieurs reprise pour sa rédaction du Chûzan Seikan et sa réécriture de l’histoire d’Okinawa en lien avec celle du Japon.
Il y a eu chez Shô Shôken une véritable volonté de réformer les Ryûkyû pour les rapprocher de son idéal néo-confucéen et japonais. Il s’agissait aussi de donner à Satsuma des gages de bonne volonté en réformant le royaume de manière à se rapporcher des standards de Satsuma. En tant que confucéen sa première cible évidemment les superstititons et traditions jugées archaïques. Si les éléments chinois de la cour ne pouvaient pas être touchés il n’en allait pas de même pour la tradition autochtone. La monarchie des Ryûkyû devait se moderniser et donc abandonner ses rites les éplus embarassants. L’histoire du Chûzan Seikan devait contribuer à rationnaliser le passé de l’archipel, il fallait aussi remettre à leurs places les prêtresses noro. La présence de femmes disposant d’une grande importance dans la société fut considérée comme un archaïsme impropre à une société confucéenne. Au motif de réduire les dépenses de la cour le régent obtint que le roi ne participe plus aux rites religieux traditionnels comme le voyage à Sefa Utaki, seule la kikoe-ôgimi se chargea désormais de ces tâches. Les prêtresses noro de rang moindre rang virent se réduire leur rôle officiel dans les villages même si elles continuèrent à exercer une grande influence sociale. Le roi refusa cependant à son ministre d’abolir la propriété des terres aux femmes, surtout aux prêtresses, témoignant des limites du réformisme ambiant.
Shô Shôken tenta aussi de lutter contre luxe et le gaspillage dans le pur esprit de la sobriété confucéenne mais aussi parce que tant les yukatchus que les heimin, les roturiers, vivaient au-dessus de leurs moyens. Les années de la prospérité apportée par le commerce maritime étaient depuis longtemps passés. Le royaume faisait face aux difficultés à commercer normalement avec la Chine mais aussi à la lourdre taxation imposée par Satsuma. L’Etat avait des moyens réduits et souhaitait réprimer par des lois somptuaires les comportements extravagants. Le moralisme de Shô Shôken était d’autant plus radical qu’il était proche du concept de « Tendô » (la voie du ciel) : les rois vertueux prospéraient tandis que les rois indolents ou malveillants finissaient par être punis et renversés. Le roi et l’Etat devaient donc se soucier non seulement du bien être des habitants mais aussi de leurs vertus morales. Le royaume insulaire aux moeurs faciles dut se plier à la lourde morale confucéenne en vigueur durant l’époque Edo.
La mort de Shô Shôken en 1675 ne changea rien à cette évolution, le mouvement était général et le nouveau roi Shô Tei (1669-1709) avait lui-même été éduqué selon les principes confucéens. Durant le reste du siècle et le XVIIIe siècle l’aristocratie, ralliée au confucianisme, pris de plus en plus d’importance dans le fonctionnement de l’Etat avec l’approbation de Satsuma qui se sentait des points communs avec la noblesse lignagère plutôt qu’avec les fonctionnaires civils. Cette évolution se fit au dépends de Kumemura dont les membres furent de moins en moins appelés aux plus hauts postes de la cour. A partir de 1729 la cour cessa même de leur verser leurs salaires en riz. Pour ces spécialistes des affaires publiques et du savoir chinois, il n’était plus suffisant de vivre au service de l’Etat. Les plus pauvres parmi eux furent invités à quitter Kumemura pour s’installer dans des villages et se reconvertir dans l’artisanat. Plus grave, en 1801, la monarchie ouvrit l’accès aux études en Chine aux candidats méritants non issus d’une famille de Kumemura. Les Yukatchus perdirent alors leur monopole administratif et culturel. De caste de spécialistes de la culture chinoise et de l’administration les gens de Kumemura se transformèrent en une classe sociale de fonctionnaires subalternes.
Dans le même temps l’économie des Ryûkyû se stabilisait de nouveau. Après le chaos de la transition entre la dynastie Ming et Qing le commerce avec le continent revint à la normale. Parallèlement le shogunat pris conscience que les Ryûkyû pouvaient permettre de contourner sans les enfreindre les édits de fermeture du Japon (Sakoku). Le shogunat imposa à Satsuma, et donc à Shuri, des quotas d’exportation de produits japonais et d’importations. La régulation mise en place permit à la monarchie de stabiliser ses revenus. La fiction de l’indépendance des Ryûkyû se révélait finalement utile aux besoins du shogunat qui cherchait alors à augmenter ses moyens, pour le plus grand bénéfice de Satsuma qui était le premier à profiter des taxes et des importations de produits étrangers, au besoin en facilitant certains traffics. Grâce à ces évolutions, le milieu du XVIIIe siècle, sous le règne de Shô kei (1713-1752) est considéré comme une période de développement économique et de floraison artsitique pour les Ryûkyû, le tout assuré par la paix des Shimazu. Preuve de ce développement cutlurel la cour du roi Shô On, en lien avec l’affaiblissement volontaire de Kumemura, inaugura une véritable politique d’instruction publique avec l’établissement d’une académie en 1798 et des 4 écoles provinciales ouvertes aux plus méritants de toutes les classes. Cette académie enseignait alors principalement les principes du kokugaku, une vision de l’histoire et du monde développée au Japon et fortement influencée par le shintoïsme. Cette « belle époque’ s’achève cependant avec les difficultés financières croissantes au tournant du XVIIIe siècle.
Les Ryûkyû, une fenêtre sur le Japon
Le changement pour les Ryûkyû prit la forme d’un navire français qui arriva en 1844 à Naha. Durant l’époque Edo les Ryûkyû n’étaient pas soumis à la politique de fermeture strictes du Japon et les navires étrangers qui y abordaient ne risquaient pas les punitions sévères prévues ailleurs. Les navires eruopéens égarés du XVIIIe et XIXe siècles se voyaient relativement bien accueillis et renvoyés dans la bonne direction. Satsuma faisait cependant appliquer des restrictions d’accueil et exigeait que l’arrivée de navires étrangers soit signalée et traitée selon ses instructions. Ces instructions étaient justement sur le point de changer.
Un nouvel intérêt pour l’extérieur était en train de se faire jour à Satsuma. L’héritier du domaine, Shimazu Nariakira, porté par une passion ambitieuse, pensait que les contacts avec l’extérieur permettraient de renforcer l’économie défaillante du domaine et renforcer sa puissance militaire. La modernisation dont il rêvait devait permettre de secouer le joug du shogunat devenu stagnant et donner enfin à Satsuma sa revanche. Nariakira n’espérait pas seulement des bénéfices mais aussi l’accès à de nouvelles connaissances et surtout de nouveaux contacts. Il devait cependant faire face à une faction hostile plus orthodoxe qui lui disputait la direction du domaine. C’est Nariakira qui fut envoyé dans les Ryûkyû en 1846 pour gérer la crise née avec l’arrivée du navire français, suivis de près par deux navires britanniques. Mandaté par le shogunat, Nariakira décida que les navires étrangers auraient désormais accès au port de Naha. Même avec des contrôles et uen surveillance sévère, c’était le premier coup de canif dans l’isolement traditonnel du Japon.
Ce fut d’ailleurs l’occasion pour les Européens de laisser à Okinawa les premiers missionnaires tels que le Français Théodore Forcade ou le pasteur protestant Bettelheim (qui de manière autoritaire occupa avec sa famille le temple Gokokuji pendant une décennie avant que les autorité réussissent à s’en débarasser). Les Européens ne semblaient pas à ce moment réaliser la complexité du statut d’Okinawa, considérant le royaume comme un vassal de la Chine, les interprêtres embarqués ne connaissaient que le mandarin. Les premiers contacts leur apprirent beaucoup sur la situation du Japon et préparèrent d’une certaine manière l’ouverture de celui-ci. Pendant la décennie 1850, les Ryûkyû devinrent une antichambre du Japon.
Shimazu Nariakira lui-même ne parvint à prendre la tête du domaine de Satsuma qu’à partir de 1851. Il ne perdit pas de temps en établissant des liens commerciaux encore illégaux et en achetant notamment des armes via les Ryûkyû. En 1854 il se fit livrer le premier navire européen moderne pour sa propre flotte, le Shôheimaru. Ses réformes militaires et administratives pavèrent la voie aux hommes nouveaux qui renversèrent le shogunat en 1868. En attendant sa décision permit à la flotte américaine du commodore Perry de s’arrêter dans les Ryûkyû après avoir secoué le Japon même par son arrivée inopinée. Perry obtint la signature par le roi des Ryûkyû d’un traité de commerce similaire aux conventions de Kanagawa qui fut ensuite copié par la France, la Grande Bretagne et les Pays-Bas. Les Ryûkyû, comme le Japon, étaient désormais officiellement ouverts aux navires étrangers, mais en tant que nation souveraine tributaire de la Chine.
Shimazu Nariakira décèda en 1858, laissant Satsuma dans un intermède hostile aux étrangers, avant que le bombardement britannique sur Kagoshima mette le domaine définitivement sur la voie de la modernisation et du rapprochement avec les puissances européennes. Les hommes de Nariakira tels que Saigô Takamori et Okubo Toshimichi furent à la tête du mouvement qui renversa le shogunat. Leurs projets de modernisation militaire de Satsuma s’accompagnaient d’un besoin de reconnaissance à l’étranger. Cette reconnaissance, il cherchèrent à l’obtenir par l’intermédiaire des Ryûkyû, nation souveraine abilité à traiter légalement avec des puissances étrangères. Cette nouvelle fiction mena ainsi le royaume des Ryûkyû à obtenir son propre pavillon à l’exposition universelle de Paris en 1867, séparé et rival du pavillon japonais. Les Ryûkyû exposaient leurs produits traditionnels mais aussi les efforts de modernisation de Satsuma, à comparer avec ceux, plus problématique, du shogunat.
Avec la restauration Meiji de 1868, Satsuma se retrouvait parmi les vainqueurs du nouveau régime. Avec la naissance d’un Etat nation moderne au Japon la question de l’indépendance des Ryûkyû devint rapidement un sujet brûlant.
Okinawa japonais? (XIXe-XXe siècles)
Okinawa Shôbun, le transfert d’Okinawa
Créer un Etat moderne au Japon sous Meiji c’était moderniser la société, l’armée, les infrastructures, l’éducation. C’était unifier le pays, centraliser ses institutions, établit des frontières fermes et reconnues sur la scène internationale. Toute ces choses entraient en contradiction avec l’existence d’un royaume vassal au statut flou, régi par des lois et traditions différentes et ne parlant même pas la même langue. Les Ryûkyû allaient devenir pour le Japon l’occasion d’affirmer sa place internationale et ses ambitions.
En 1868, les Ryûkyû étaient toujours gouvernées par le roi Shô Tai, toujours tributaire de la Chine même si la révolte des Taiping et les secousses du shogunat finissant ne lui avaient permis de recevoir son investitute officielle que 16 ans après être monté sur le trône. Il était encore officiellement vassal du domaine de Satsuma mais ce dernier fut aboli en 1871 avec tous les autres domaines pour être transformé en préfecture. Le statut du royaume était dès lors incertain mais les évènements contribuèrent à imposer la réalité.
La même année un navire des Ryûkyû fit naufrage sur la côte occidentale de Taïwan. La région était alors officiellement chinoise, partie de la province du Fujian, mais dans les faits elle était laissée aux tribus aborigènes (et chasseuses de tête) comme les Païman. Ceux-ci tuèrent 40 des 50 membres d’équipage, les survivants furent secourus. Le gouvernement Meiji y vit l’occasion d’affirmer ses droits. Les Ryûkyûans dépendants du Japon celui-ci demanda le paiement de réparations à la Chine, qui refusa. Dès l’année suivante le gouvernement Meiji suggéra au roi Shô Tai de se présenter à Tôkyô pour une audience impériale. Il n’envoya que son fils mais cela suffit. La mission des Ryûkyû se vit notifier qu’à partir de ce moment le gouvernement japonais assumerait toutes les dettes du royaume des Ryûkyû ainsi que ses traités antérieurs avec d’autres pays. En outre le royaume était transformé en domaine (Ryûkyû-han) faisant partie intégrante du territoire national japonais, Shô Tai, de roi devenait daimyô, un statut pourtant aboli dans le reste du Japon. L’intégration officiellement affirmée, Tôkyô régla le différent sur Taïwan par l’envoi en 1874 d’une expédition militaire (composée en grande partie d’anciens de Satsuma) qui débarqua à Taïwan et se fit justice elle-même contre les Païman. Face au coup de force, Beijing préféra régulariser la situation en payant 50 taels par homme tué au gouvernement japonais. De cette manière, Tôkyô avait affirmé explicitement qu’elle avait avait l’autorité sur les Ryûkyûs et ses habitants et le médiateur britannique dans l’affaire pouvait décrire officiellement que les Ryûkyuâns comme des sujets de l’empereur du Japon.
La chose n’allait pourtant pas de soi, au sein même du gouvernement japonais plusieurs responsables, comme Okubo Toshimichi, étaient plutôt d’avis de maintenir l’indépendance des Ryûkyûs ou, au moins, son autonomie sous son roi. Le gouvernement Meiji était cependant lui-même divisé en factions qui en 1872 venaient de s’écharper sur la polémique du Seikanron. Cette polémique portait sur la possibilité de mener une expédition militaire en Corée pour forcer l’ouverture du pays, ses opposants avaient finalement eu gain de cause mais une attitude ferme sur les Ryûkyûs apparaissait comme un bon moyen de calmer les faucons. De son côté, la cour de Shuri tenta de résister en organisant tout de même la traditionnelle mission tributaire à la cour de Chine, la dernière. L’initiative entraîna une réaction rapide. Un envoyé de Tôkyô arriva à Naha en 1875 pour annoncer le transfert des compétences politiques au ministère de l’intérieur. Tokyo imposa en outre la fin des relations tributaires avec la Chine et la fin de la reconnaissance du roi par l’empereur de Chine. Le Ryûkyû-kan à Fuzhou fut fermé tandis que Naha dut se mettre en conformité avec le droit pénal et civil japonais. Des étudiants méritants seraient sélectionnés pour étudier à Tokyo et une garnison serait installée à Okinawa. L’administration traditionnelle de la cour serait abolie. Les lettrés de Kumemura devinrent des citoyens ordinaires sans rôle particulier dans les affaires, c’était l’abolition pure et simple de cette ancienne classe sociale.
Shô Tai accepta, contraint et forcé tandis que plusieurs aristocrates aji et yukatchu s’exilèrent dans le Fujian, pétitionnant la cour de Beijing pour réagir. Aucune des protestations chinoises n’eurent d’effet et aucun des Etats européens contactés par le gouvernement des Ryûkyû ne réagit. La dernière étape fut franchie en 1879 lorsque le gouvernement Meiji prononça purement et simplement l’abolition du domaine des Ryûkyû et son remplacement en avril 1879 par la préfecture d’Okinawa (Okinawa-ken). Le roi Shô Tai dut évacuer le palais de Shuri et fut fermement invité à s’installer à Tôkyô pour intégrer la noblesse kazoku avec le rang de marquis (kôshaku) et pair. Du point de vue du droit international, Okinawa n’était cependant toujours pas japonais. Une dernière tentative chinoise fut faite en 1880 par l’intermédiaire du président américain Grant. Les négociateurs japonais étaient prêts à diviser l’ancien royaume pour le partager avec la Chine quand celle-ci rompit les discussions par refus du compromis. Les dernières revendications chinoises, ainsi que les revendications d’indépendance, s’éteignirent avec la victoire japonaise lors de la première guerre sino-japonaise (1894-1895).
Intégration ou colonisation?
La question du passage d’Okinawa sous souveraineté japonaise fait encore débat aujourd’hui au Japon. Autant les circonstances que l’absence de considération pour les souhaits des habitants font qu’après la Deuxième Guerre Mondiale une partie des historiens japonais en venaient à considérer l’annexion d’Okinawa comme la première expérience coloniale du Japon tandis que d’autres continuent à la considérer comme faisant partie du mouvement d’unification nationale et de construction de l’Etat-nation. Les deux opinions ont leurs arguments.
D’une part les autorités de la préfecture d’Okinawa à l’époque Meiji étaient entièrement composées de fonctionnaires et de militaires japonais sans liens avec Okinawa et nommés directement par Tokyo. La constitution promulguée 1889 créait des institutions parlementaires et garantissait le droit de vote (masculin à ce moment) mais les habitants d’Okinawa ne purent voter pour leurs propres représentants qu’à partir de 1912 sans justification apparente à ce décalage et même alors les mouvements politiques disponibles étaient les mêmes qu’au Japon sans reconnaître de particularisme local.
Comme cela se vit à la même période à Taïwan, puis en Corée, Okinawa vit aussi une véritable « colonisation » religieuse opérée avec l’implantation par l’Etat du shintoïsme d’Etat. Le Shintô était alors une religion officielle et un élément de l’affirmation de l’identité nationale et la légitimité de l’Etat incarnée par l’empereur. Les sanctuaires traditionnels d’Okinawa furent progressivement reconnus officiellement comme sanctuaires shintô (jinja) en fonction de leur compatibilité avec le panthéon shintô. Dès 1889, la préfecture demanda l’établissement d’un « sanctuaire préfectoral », une sorte d’institution religieuse supérieure au niveau local. Il en résulta l’Okinawa jinja qui fut finalement implanté dans la salle d’audience (haidan) même de l’ancien palais royal de Shuri. Les premiers projets prévoyaient d’ailleurs de démolir le palais, ils furent abandonnés mais le résultat fut le même : le symbole de l’indépendance des Ryûkyû était effacé et japonisé. Ce sanctuaire évitait d’ailleurs de rendre hommage aux divinités comme Amamikyû et Shirenikyû considérées comme étrangères au panthéon shintpot. A la place Minamoto no Tametomo fut vénéré, reprenant la révision historique de Shô Shôten au XVIIe siècle! A ses côtes Shunten, Shô Nei et Shô Tai (décédé en 1901) furent installés comme kami, rendant hommage aux anciens rois mais plus particulièrement à ceux qui se soumirent à l’autorité japonaise. Parallèlement le shintô d’Etat lutta contre l’influence des prêtresses noro, jugées non assimilables. La plupart ne purent pas faire reconnaître officiellement leur sanctuaire, toutes perdirent la possession de leurs terres. Leurs revenus garantis autrefois par la cour royale furent diminués et strictement réservés à l’entretien de leurs sanctuaires, et non à leurs dépenses personnelles. Autrement dit les noro se retrouvèrent sans ressources personnelles et durent souvent abandonner leurs pratiques. La dernière kikoe-ôgimi, membre de la famille royale, perdit toute autorité religieuse et ne fut pas remplacée après son décès en 1944. L’effacement des noro profita à une sous-catégorie de guérisseuses populaires appelées des yuta qui prirent souvent leur place dans les villages.
De manière plus générale la culture traditionnelle et la langue des Ryûkyû, jugés arriérés et archaïques furent largement méprisés par les Japonais mais aussi par les élites d’Okinawa en voie d’assimilation. Dans les écoles les élèves s’exprimant en « dialecte » devaient porter une tablette désignant leur faute et les exposant aux brimades des professeurs. La littérature traditionnelle des Ryûkyû fut largement traduite et adaptée en japonais dans ses moindres expression tandis que toute tentative de littérature moderne ou de journaux en langue des Ryûkyû fut interdite. Les fêtes traditionnelles furent interdites ou modifiées pour correspondre aux standards japonais, l’architecture devait reprendre les codes du Japon moderne. En toute chose les habitants devaient se moderniser et donc se japoniser.
Cette assimilation devait être la condition pour accéder à l’égalité avec les habitants de la métropole, tous devenus fidèles sujets de l’empereur. C’est pour cette raison qu’encore aujourd’hui plusieurs historiens d’Okinawa réfutent le terme de colonisation et voient plutôt l’intégration progressive dans la communauté nationale. Cette intégration par l’assimilation ne fut cependant jamais complète. Les habitants d’Okinawa, même officiellement égaux au reste des Japonais continuèrent à subir des discriminations dans le domaine professionnel mais aussi privé avec le rejet des mariages « mixtes ». Durant l’époque Meiji et jusqu’en 1945 les habitants d’Okinawa restèrent souvent des citoyens de seconde zone. Les discriminations mais aussi une suspicion envers les « locaux » persistèrent jusque durant la Deuxième Guerre Mondiale et s’exprima pendant la bataille d’Okinawa.
La bataille d’Okinawa et ses enseignements
Alors que la guerre entrait dans sa phase finale, Okinawa fit l’objet de la plus importante bataille de la guerre sur un territoire japonais. Du 1e avril au 22 juin 1945, la 10e armée américaine débarqua sur l’île principale en entreprit sa conquête dans des zones très défendues mais aussi peuplées de nombreux civils. Le Musée du Mémorial de la Paix d’Okinawa recense 149 000 noms d’habitants d’Okinawa tués dans les combats. Cela représente près du tiers de la population civile d’Okinawa avant la guerre. La mémoire de la bataille du point de vue local, celle exprimée par le Musée du Mémorial, exprime l’idée du population prise entre deux armées étrangères sur son territoire.
La population civile ne fut en aucune manière mise à l’abri par l’armée japonaise qui prit au contraire l’habitude d’utiliser les civils comme boucliers humains ou utiliser les habitations pour attaquer les troupes américaines. le résultat fut que, dans l’incapacité de distinguer les civils des militaires, les soldats américains ne faisaient plus de différence. En dehors des incorporations forcées (40 000 hommes?) l’armée japonaise réquisitionna systématiquement les vivres et les moyens et exécuta près de 1000 personnes (documentées) parlant le dialecte d’Okinawa. Alors que l’armée japonaise se retirait progressivement d’autres exécutions sommaires touchèrent des civils jugés près à se rendre aux Américains. L’absence de vivres entraîna durant les deux mois de combats la famine mais aussi les maladies telles que la malaria alors que l’île était en plein saison humide du début de l’été. Parmi ces sacrifices, ceux des infirmières himeyuri est resté particulièrement vivace. Ces jeunes filles encore lycéennes furent réquisitionnées pour servir d’infirmières mais avec la défaite imminente elles furent simplement renvoyées dans leurs foyers, obligées de retrouver leur chemin vers en plein champ de bataille, parfois encore accompagnées de leurs enseignants. Sur les 222 himeyuri mobilisées 80% furent tuées. Leur mort reste pour les habitants d’Okinawa comme un symbole de l’autoritarisme de l’armée japonaise et des sacrifices vains qu’elle imposa à la population.
L’autre élément dominant de cette mémoire de la bataille sont les fameux suicides de masse parmi la population civile. Une partie de ces suicides de familles entières reposait sur une longue indoctrination présentant les soldats américains comme des brutes prêtes à piller et violer. Cependant les témoignages pointent du doigt la responsabilité de l’armée qui fit pression sur les villageois pour les pousser au suicide et remettant aux civils des grenades. Les suicides de masse furent souvent provoqués par un ordre direct des officiers sur place. La facilité des habitants à succomber à la pression des militaires ne s’explique pas seulement pas la peur ou même l’indoctrination. Depuis l’annexion et la longue politique d’assimilation il y avait chez les habitants d’Okinawa une volonté bien enracinée de se comporter en toute chose comme les Japonais et même de faire preuve de zèle. Il fallait être plus Japonais que les Japonais.
Le poids des traumatismes de la bataille mais aussi de l’attitude de l’armée japonaise envers la population locale sont encore très présents dans la mémoire collective. En 2007, de nouvelles éditions des manuels d’histoire japonais approuvés par le ministère tendaient à présenter une version des évènements relativisant le rôle de l’armée dans les suicides de masse. Le scandale provoqué mena 100 000 personnes dans les rues, de Naha, la plus grande manifestation de l’histoire d’Okinawa pour exiger que les manuels mentionnent bien que l’armée avait poussé activement les civils à se suicider. Soutenus par le prix nobel Kenzaburô Ôe, qui fut attaqué en justice par des groupes révisionnistes, ils obtinrent la reconnaissance de ce rôle de l’armée dans de véritables meurtres-suicides.
Que faire d’Okinawa?
Durant les derniers mois de la guerre la question du statut d’Okinawa se posa pour les Américaines. Le président Truman demanda même directement à Tchang Kai-Chek si la République de Chine souhaitait un retour d’Okinawa dans son giron. La proposition était conditionnée à la participation chinoise à une éventuelle occupation conjointe du Japon (certains plans prévoyaient une zone d’occupation chinoise) mais la Chine n’en avait pas les moyens et la possibilité ne se concrétisa pas. L’historien américain George Kerr considérait alors qu’Okinawa était autant une colonie que Taïwan et la Corée (il fit ensuite des parallèles entre les situations d’Okinawa et d’Hawaii et leurs annexions problématiques) et poussait en faveur d’une indépendance des Ryûkyû en tant que République, éventuellement sous mandat américain.
Les îles devaient cependant être gérées en urgence avec 80% de bâtiments détruits sur l’île principale et un tiers de la population tuée, souvent sans sépulture. L’United States Military Governement of the Ryukyu Islands (USMGR) géra directement le territoire sous un gouveneur militaire jusqu’en 1950 quand une administration civile prit le relais (United States Civil Administration of the Ryukyu Islands, USCAR) s’adjoignant un « gouvernement des Ryûkyû » dont les branches exécutives et législatives étaient élues localement.
Dans les faits les Ryûkyûs n’avaient alors qu’un pas à faire pour accéder à l’indépendance. L’époque était propice à cette question avec un retour critique sur l’annexion et l’assimilation de la période Meiji ainsi que le souvenir vivace des exactions de l’armée japonaise. Le début des années 50 marqua l’apogée du mouvement indépendantiste d’Okinawa. La presque totalité des partis politiques locaux, soutenus par la gauche japonaise, était ouvertement en faveur de l’indépendance fondée sur l’idée que l’annexion de 1872 était illégale. Une indépendance en tant que république fondée sur la neutralité mais dont la sécurité serait garantie par la présence militaire américaine. Le gouverneur élu Shikiya Koshin fit même adopter un drapeau des Ryûkyû pour illustrer ce qui semblait devoir être une évolution logique d’une situation de fait.
Le traité de San Francisco de 1952 rendit cependant sa souveraineté au Japon et avec elle, apportait la garantie d’une rétrocession au Japon d’Okinawa sous condition du maintien des bases militaires américaines. Cette douche froide s’accompagna de la fondation d’un parti (Okinawa Social Mass Party), porté par des Japonais installés à Okinawa et des enseignants, en faveur de la rétrocession. L’OSMP réutilisait largement le récit traditionnel de la construction de l’Etat nation contre le récit de la colonisation. Le parti et ses avocats soutenus par la métropole jouèrent volontiers sur une fierté japonaise inculquée depuis l’époque Meiji et renforcée par les difficultés à faire cohabiter les habitants d’Okinawa avec les bases militaires américaines. Le sentiment indépendantiste fut progressivement remplacé par un débat sur le choix entre la rétrocession et l’administration américaine, un débat où les arguments sur l’identité nationale et les points communs avec le reste des Japonais influençèrent facilement l’opinion.
Le sentiment général restait cependant favorable à une certaine dose d’autonomie. Les demandes issues des partis politiques et de l’assemblée locale furent cependant largement ignorés. Le gouvernement américaine se contenta d’obtenir les garanties sur le maintien de ses bases et leur sécurité en échange des mains libres à Tokyo pour réimposer son administration. Les demandes d’indemnisation des familles expulsées par l’implantation des bases en 1945 et les demandes de retour des terres furent simplement ignorées. Ces détails furent révélés aux médias en 1971, provoquant des protestations et des manifestations. Les journaux d’Okinawa n’hésitaient pas à parler d’un 2e Okinawa Shôbun en faisant référence à l’annexion imposée en 1872. Les manifestations sur le moment furent parfois violentes et le prince héritier Akihito en visite fut accueilli par des cocktails molotov. Hasard du calendrier, c’est en 1972, un siècle après le premier Okinawa Shôbun, qu’Okinawa fut rétrocédé au Japon et fut restaurée en tant que préfecture.
Okinawa, une préfecture à part
Aujourd’hui Okinawa continue à se distinguer du reste du Japon. 20% de son territoire est encore occupé par des bases militaires, imitant fortement ses possibilité d’aménagements et d’infrastructures. La préfecture est indemnisée pour l’occupation de ses terres mais les spécialistes considèrent que la présence américaine reste un frein au développement tandis que le discours officiel du gouvernement à Tokyo est de dire que les bases dynamisent le commerce et l’économie locale. Okinawa reste cependant la préfecture la plus pauvre du Japon et celle où le chomage est le plus important. A cela s’ajoute la persistance d’un stygmate provincial. Durant l’après guerre les incertitudes du statut d’Okinawa firent que ses habitants installés au Japon furent parfois considérés comme étrangers dans leur propre pays, cela s’ajoutant au maintien des vieux stéréotypes contre les habitants des Ryûkyûs, toujours considérés comme arriérés et différents. Dans le meilleur des cas, les habitants d’Okinawa souvent réduits au « stéréotype positif » de gens au mode vie provincial peu soumis au stress grâce à la douceur de leur climat et vivant vieux, libres de souci (une image encouragée par le fort tourisme intérieur). Une identité particulière ancienne leur est reconnue mais sans toucher la période après 1872, les traumatismes de la guerre se réduisant aux pauvres himeyuri. Encore aujourd’hui il n’y a pas de prise de conscience claire de la violence subie par l’assimilation ou de remise en question sur la « japonité » des Ryukyuans.
C’est inévitablement aussi la préfecture aux moeurs les plus américanisées, s’ajoutant à son mélange culturel déjà inédit. Le mouvement indépendantiste est aujourd’hui devenu minoritaire mais réunissait encore en 2007 plus de 20% d’opinion favorable à Okinawa. L’idée indépendantiste est surtout nourrie aujourd’hui par l’hostilité, régulièrement réactivée, à la présence et au poids des bases militaires, plus de 30 000 hommes au total sur les différentes installations. Le principal débat du début du XXIe siècle tournait autour du transfert de la base de Futenma vers une nouvelle base située au Nord d’Okinawa, dans une zone moins densément peuplée mais aux ressources naturelles protégées. 80% de l’opinion d’Okinawa est encore aujourd’hui opposée au transfert de la base mais comme par le passé l’opinion d’Okinawa compte peu aux yeux de Tokyo. Quand le gouverneur Takeshi Onaga s’opposa frontalement au gouvernement sur la question en 2014, le gouvernement menaça de suspendre les indemnités versées à Okinawa et vitales pour son économie. La cour suprême japonaise valida le transfert en 2017, provoquant de nouvelles manifestations.
Okinawa est aujourd’hui la préfecture japonaise avec l’opposition politique la plus vivace et Tokyo regarde avec inquiétude les financements et les discrets soutiens que l’indépendantisme pourrait trouver du côté du rival chinois qui soutient ouvertement une séparation. Le 11 juin 2023 le président Xi Xinping s’exprima pour la première sur la question, notant les liens profonds et anciens de la Chine et des Ryûkyû (pas Okinawa). Les experts voient dans ce message une menace sous entendue : si Le Japon devait se méler davantage des affaires intérieures de la Chine à propos de Taïwan ou des îles Senkaku, Beijing pourrait rouvrir la question de la souveraineté japonaise sur Okinawa et poser ainsi des problèmes à la présence militaire américaine sur place. D’un point de vue géopolitique contemporain, la question d’Okinawa pourrait n’être qu’en suspens.
Singularisés, discriminés mais aussi forcés à s’assimiler et se sentir Japonais, les habitants d’Okinawa se considèrent encore aujourd’hui comme un groupe ethique différent des « Yamatô » de la métropole. Leur identité s’exprime par leur particularismes culturels ainsi que par leur histoire ancienne riche.