Au Japon sort un film très attendu, le dernier de Takeshi Kitano qui espérait pouvoir le réaliser depuis très longtemps. Kubi promet du grand spectacle mais quelle est l’histoire derrière l’histoire ?
Le film suit un épisode du Sengoku Jidai : les suites de la révolte d’Araki Murashige contre Oda Nobunaga en 1578.
Araki Murashige, guerrier et seigneur comblé
Murashige est un bon exemple de parcours de chef militaire pendant les guerres civiles. Il s’agit au départ d’un vassal d’Ikeda Katsumasa dans la province de Settsu (près de Kyoto). Apprécié par son suzerain il se maria à la sœur de Katsumasa, devenant ainsi plus qu’un vassal mais un véritable allié. Les Ikeda eux-mêmes étaient des vassaux du clan Miyoshi, qui dominait alors la région de Kyôto.
Les Miyoshi étaient alors une puissance sur le déclin, minés par les divisions internes et par l’influence grandissante d’un autre de leurs vassaux, Matsunaga Hisahide, que Murashige avait combattu au nom des Ikeda. En 1568, le délicat équilibre des pouvoirs locaux fut bouleversé par l’arrivée d’Oda Nobunaga qui entendait remettre au pouvoir le shogun Ashikaga Yoshiaki. La défaite des Miyoshi entraîna le ralliement de nombreux de leurs vassaux cherchant à s’allier au vainqueur du jour : Ikeda Katsumasa mais aussi Matsunaga Hisahide et bien sûr Araki Murashige firent partie du lot.
Les Ikeda eurent d’abord la faveur de Nobunaga qui, en tant que nouveau venu dans la région, préserva les équilibres locaux. Une fois affermie sa position à Kyôto, il put imposer son ordre. En 1570, Katsumasa dut fuir et abandonner sa province, il trouva refuge auprès du clan Môri plus à l’Ouest. Murashige était le beau-frère et le vassal de Katsumasa mais par cette fuite il se retrouva pratiquement délivré de ses liens. Il avait la faveur de Nobunaga qui aimait s’appuyer sur des hommes compétents mais de statut plus bas. Ils lui seraient redevables de sa faveur. Il fut d’abord nommé seigneur du château d’Ibaraki mais en 1573, Nobunaga rompit avec le shogun et l’expulsa de Kyoto. Devenu seul maître du Japon central, Nobunaga donna le château d’Itami à Murashige et en fit le gouverneur de Settsu, la province de ses anciens suzerains.
Pendant les 5 années suivantes il servit fidèlement Nobunaga et s’illustra lors de plusieurs combats, sa faveur ne faiblit pas durant toute cette période. Il est au sommet de sa carrière en 1578, gouverneur, seigneur de son château, vassal influent et apprécié. C’est à ce moment qu’il se révolte.
Murashige, traître et lâche
La surprise était totale et le moment désastreux. Murashige supervisait le siège du temple-forteresse d’Ishiyama Hongan-ji (plus ou moins sur l’emplacement actuel d’Osaka) où régnait l’ordre bouddhiste militant du Ikkô-Ikki. La place résistait depuis des années à un siège miné par l’approvisionnement venu de la mer, fourni par les Môri qui étaient devenus la principale puissance d’opposition aux Oda depuis la mort de Takeda Shingen. En même temps les autres généraux des Oda étaient occupés sur tous les fronts. Hashiba Hideyoshi combattait les Môri dans le Chûgoku. Akechi Mitsuhide, le futur traître, était chargé de soumettre la province de Tanba. Takigawa Kazumasu faisait de même dans la province de Kii tandis que sur mer Kuki Yoshitaka affrontait les navires des Môri. Plus au Nord, en Echizen, Shibata Katsuie combattait les Uesugi. Tous ces fronts simultanés étaient reliés par la province de Settsu où se trouvait Murashige.
Eu-t-il été capable de rallier plus d’alliés, Murashige aurait pu devenir très dangereux et isoler les principales armées d’Oda Nobunaga, coupant leurs communications. La question reste de savoir pourquoi s’est-il révolté alors qu’il devait tant à Nobunaga? Il est difficile de vérifier ses raisons, d’une part parce qu’aucune explication n’a été donnée de son côté mais aussi parce que la littérature s’est emparée de lui, créant de multiples raisons, assorties d’anecdotes trop belles pour ne pas les croire réelles.
Parmi les raisons avancées revient souvent l’épisode où Murashige aurait objecté un ordre de Nobunaga. Le Taiheki Eiyûden raconte que Nobunaga aurait alors embroché un gâteau de riz avec son sabre et l’aurait présenté à Murashige en lui ordonnant de le manger, ce que Murashige fit sans hésitation. Araki Murashige aurait été offensé par cette manière. Plus tard, Takayama Ukon, un vassal important, lui aurait conseillé la prudence. Murashige aurait attiré sur lui la suspicion de Nobunaga qui finirait par vouloir se débarrasser de lui. Ce serait donc à la suite d’une insulte que Murashige se serait révolté. Le problème est que l’épisode est placé en 1573, longtemps avant la révolte et que la même anecdote est parfois utilisée pour expliquer pourquoi Nobunaga appréciait Murashige, qui avait montré sa spontanéité et son absence de crainte.
Pour d’autres auteurs sa révolte s’explique par son ancienne fidélité à Ikeda Katsumasa, beau-frère et suzerain de Murashige. Il était réfugié auprès des Môri, au service du shogun en exil Yoshiaki et l’offensive des Oda contre les Môri le mettait en péril. Il aurait donc été suborné par l’ennemi au nom de liens de fidélité anciens et supérieurs, il n’était après tout qu’un homme nouveau chez les Oda alors qu’il avait des liens de sang avec Katsumasa. Parmi d’autres raisons avancées on trouve pêle-mêle :
Nakagawa Kiyohide, un vassal de Murashige aurait vendu en secret des provisions aux moines rebelles du Hongan-ji, crime pour lequel Murashige aurait été puni si Nobunaga l’avait appris. La révolte serait donc un moyen d’échapper à une punition. Le Tôdaiki affirme plutôt que Murashige était hostile à un proche conseiller de Nobunaga, Hasegawa Hidekazu, et que leur rivalité aurait entraîné la suspicion de Nobunaga. D’autres encore y voient une conspiration à plus large échelle. Ce qui est intéressant c’est que des explications semblables ont été fournies pour expliquer la révolte d’Akechi Mitsuhide en 1582, celle qui parvint à éliminer Nobunaga lors de l’incident d’Honnô-ji. C’est l’une des raisons de l’importance donnée à la révolte de Murashige, elle est vue comme un avertissement, un prélude, voir une répétition avant le coup fatal de 1582.
En 1578 cependant le coup ne réussit pas. Une bonne partie des vassaux, comme Takayama Ukon ou Nakagawa Kiyohide (celui qui était sensé avoir vendu des provisions aux rebelles), préférèrent se désolidariser de Murashige et accepter les offres de ralliement offertes par Nobunaga. Ce dernier, contrairement à son habitude, se montra conciliant, offrant le pardon aux alliés de Murashige et essayant même de le convaincre de se soumettre. Il lui envoya Kuroda Yoshitaka, vassal d’Hideyoshi et ami de Murashige, l’offre fut rejetée et Yoshitaka fut envoyé croupir dans les geôles du château, il y survécut mais fut estropié pour le restant de ses jours. Il faut peut-être voir dans cette conciliation une volonté de Nobunaga de pardonner un vassal aimé. Il est plus probable que Nobunaga, effrayé par le potentiel destructeur d’une révolte généralisée de Settsu, chercha minimiser l’affaire et éviter les conséquences fâcheuses.
Murashige se retrouva donc isolé mais refusa de se soumettre, il résista fortement et fut assiégé dans le château d’Arioka (anciennement Itami) pendant toute l’année 1578 jusqu’à la fin de 1579. L’histoire ne se termine cependant pas là pour lui. A la fin du siège, alors que l’issue ne faisait plus de doute, Araki Murashige disparut. Il avait apparemment trouvé le moyen de s’enfuir, seul, abandonnant ses hommes et sa famille mais en emportant ses trésors, notamment des vases de cérémonie du thé qui valaient alors une fortune. Pour ceux qui restait il n’y eu aucune pitié, l’épisode de clémence de Nobunaga était depuis longtemps passé.
Araki Dôkun, fugitif et maître de thé
Les chroniques de l’époque, même favorables à Nobunaga, se font l’écho de la répression. En janvier 1580, 122 dames de compagnie de la famille de Murashige furent exécutées, suivies du reste du clan Araki. Les femmes et les enfants, parfois encore au berceau, furent décapités publiquement à Kyoto sur les rives du fleuve. Le récit de Sokei Tateri insiste sur les gémissements et les scènes d’horreur qui laissèrent les habitants de Kyoto livides, d’après lui aucun témoin ne put oublier ces scènes pendant des semaines. Dans le même temps la chasse à l’homme s’organisait.
C’est cette chasse à l’homme qui est le thème de Kubi. Là aussi la fureur de Nobunaga dépassa la mesure. Toute personne suspectée d’avoir aidé le fugitif fut massacrée sommairement. En 1581, plus d’un an après la reddition d’Arioka, les moines du temple Kongobuji du Mont Kôya furent exécutés pour avoir abrité Murashige, causant plus d’une centaine de morts. D’autres épisodes semblables eurent lieu partout dans la province de Settsu. Où était Murashige ? Il avait poursuivi sa fuite pour finalement passer chez le clan Môri sans pouvoir cependant y rester. Sa fuite et l’abandon des siens en avait fait un paria coupable de la pire des lâchetés. En 1582, on le retrouve dans la ville de Sakai, pourtant en territoire Oda, l’ancienne ville marchande lui offrait apparemment des protections, peut-être déjà celle du maître de thé Sen no Rikyû. C’est là qu’il apprit la mort de Nobunaga et sa délivrance.
Araki Murashige avait survécu mais le guerrier était mort. L’abandon de ses hommes, de sa famille, livrée au supplice, fit qu’il ne pourrait plus jamais prétendre reprendre sa place comme seigneur. Il est rare de voir à cette époque un opprobre aussi complète s’abattre sur un samurai, les valeurs morales de l’époque s’accommodaient de beaucoup de choses, mais pas dans ce cas-là. Murashige lui-même semble avoir ressenti le poids de sa culpabilité, il avait alors changé son nom pour Dôfun, ce qui se traduit par la « voie de la merde », indiquant son impureté. Sans verser dans le mélodrame il pouvait aussi s’agir d’une manière de se rabaisser et de montrer ses regrets alors qu’il recherchait un pardon public. Il était devenu un des disciples du maître de thé Sen no Rikyû, renonçant à son statut de guerrier en ayant rasé son crâne. Son entêtement à survivre à tout prix n’est cependant pas en dehors de la norme pour les samurais d’une époque où la survie et la victoire à tout prix étaient les principales valeurs. Murashige avait survécu à Nobunaga, remportant une sorte de victoire.
Rikyû était le maître de thé et un conseiller écouté de Toyotomi Hideyoshi qui s’imposa rapidement après la mort de Nobunaga, s’emparant de ses domaines et de son héritage. Le lien entre Murashige et Rikyû n’est pas simple à établir, à l’époque de sa splendeur Murashige était déjà un amateur de la cérémonie du thé et un collectionneur, il connaissait nécessairement Rikyû. Les anciens vassaux de Murashige, Nakagawa Kiyohide et Takayama Ukon étaient eux-mêmes les beaux-frères de Furuta « Oribe » Shigenari, considéré comme l’un des premiers disciples de Rikyû et vassal d’Hideyoshi, mais rien n’indique un lien direct. Hideyoshi accepta de pardonner Araki, sans doute sur intercession de Rikyû, pour l’offense faite au défunt Nobunaga, il put alors changer son nom en Dôkun et servir Hideyoshi comme pratiquant de la cérémonie du thé avec Sen no Rikyû dont il devint l’un des 7 disciples majeurs. La clémence d’Hideyoshi a parfois été vue comme une preuve d’une conspiration plus large contre Nobunaga dont il aurait été au courant mais le nouveau maître du Japon a pu vouloir accéder à la demande de Rikyû dont il était proche ou plus simplement il n’a pas souhaité rouvrir un vieux dossier. Il semble avoir conservé une partie des trésors de sa vie passée, notamment un bol qui resta nommé Araki Kôrai, il n’était donc pas démuni. Il mourut en 1586 à l’âge de 52 ans.
Il laissa derrière lui une descendance car il y eu des survivants parmi ses enfants, ceux qui étaient trop jeunes au moment de faits. Araki Zenbe avait été caché par Hosokawa Tadaoki, autre disciple de Rikyu, et il devint un vassal de celui-ci. Le jeune Iwasa Matabei avait lui aussi survécu, caché par sa nourrice, il conserva le nom de sa mère et ne semble pas avoir eu de lien avec son père revenu d’entre les morts. Iwasa Matabei devint un peintre majeur du début de l’époque Edo dont l’œuvre est considérée comme le point de départ de l’art des estampes japonaises.
Samurai fidèle, seigneur puissant, traître au cœur de tous les complots, fugitif traqué, maître de thé écrasé de culpabilité, il y avait effectivement là de quoi faire un film. Il ne reste plus qu’à espérer que quelqu’un le distribue en France aussi.