Le 21 avril 1591 le Japon fut secoué par un évènement aussi retentissant qu’étrange. Le maître de thé Sen no Rikyû se faisait seppuku sur ordre du régent Toyoyomi Hideyoshi. Qu’un fils de marchand soit contraint au suicide comme un guerrier était déjà singulier mais l’évènement marque aussi tournant dans l’histoire du Sengoku Jidai. Comment un simple maître de thé a-t-il pu devenir aussi important?
L’art du thé, un maître dans son contexte
Rikyû est considéré aujourd’hui comme la référence absolue de l’art de la cérémonie du thé. Les trois grandes écoles de cet art, les Sansenke : Urasenke, Omotenseke et Mushakôjisenke sont toutes issues de fils et de proches de Rikyû ayant transmis leurs formes issues de la philosophie du patriarche. La cérémonie du thé existait depuis longtemps avant Sen no Rikyû mais celui-ci l’a redéfini et donné ses caractéristiques actuelles.
A l’origine la cérémonie du thé s’était développée dans le cadre d’une culture bouddhiste zen, liée à la méditation, avant d’être accaparée durant la période Muromachi par les élites guerrières autour de la cour shogunale. Dans l’univers miniature de la salle de thé, le chashitsu, les samurais pouvaient communiquer en confiance et créer des liens directs avec leur interlocuteur. La cérémonie du thé devint un lieu privilégié de sociabilité guerrière en même temps qu’il permettait d’exprimer le goût pour les belles oeuvres telles que les bols à thé importés, les marmites ouvragées etc. Au XIVe siècle, le déclin du shogunat Ashikaga et les destrcutions de la guerre d’Ônin (1467-1477) firent de Kyôto une coquille vidée de ses artistes et de ses mécènes. Une partie de la culture brillante d’Higashiyama se réfugia dans des villes marchandes où les artisans pouvaient encore trouver du travail. Parmi ces villes, le port de Sakai, véritable petite Venise du Japon médieval, devint un centre où cette culture put refleurir sous l’inspiration de marchands-esthètes. Une filiation directe apparaît, ainsi le marchand Murata Jukô fut au service du shogun Ashikaga Yoshimasa et devint ensuite le maître d’un autre grand nom, Takeno Jôo, le propre maître du futur Sen no Rikyû.
Rikyû, un maître de Sakai
Sen no Rikyû, né Tanaka Yoshirô, fils de marchand enrichi, naît donc d’un contexte, celui des riches marchands impliqués dans le commerce maritime et dépositaires d’une culture du luxe sur laquelle ils fondaient leurs propres affaires. Cela fait d’ailleurs parties des reproches qui coûtèrent la vie à Rikyû. Sa position de marchand, comme pour d’autres, lui permettait d’importer des céramiques chinoises (karamono) et coréennes tandis que son rôle d’esthète et d’arbitre des goûts lui permettait de juger de la valeur, et du prix, de ces mêmes pièces. Rikyû et ses confrères, en construisant leur réputation de maîtres des arts, formaient un cartel capable d’influencer à la hausse les prix et d’encourager selon leurs besoins la spéculation.
Sakai était la plaque tournante du commerce de l’époque au Japon. Les maîtres de cette véritable commune marchande (ils étaient gouvernés par un conseil) étaient en contacts avec les daimyôs de la plupart des provinces du Japon central. C’est par Sakai qu’arrivaient les produits de Chine et de la lointaine Europe. C’était là aussi que l’on pouvait se fournir en armes à feu. Les daimyôs de province, à la recherche de puissance et de reconnaissance adoptèrent facilement, en grands amateurs, les principes esthétiques que leurs vendaient les marchands de Sakai. Sen no Rikyû développa en particulier une vision hautement reconnaissable du style wabicha fondé sur la simplicité. Cette simplicité, le mot d’ordre de la philosophie de Rikyû devait mener à sincerité des relations, à la paix de l’âme et de l’esprit. Cette philosophie trouvait un écho profond chez des samurais empreints de zen. Cette simplicité était aussi plus facile à adopter que la riche culture littéraire chinoise que seul un lettré pouvait vraiment maîtrisé. Sen no Rikyû permettait ainsi de faire valoir la justesse de ses goûts par la simplicité sans avoir à un devenir un spécialiste des arts.
Esthétique et politique
Une autre caractéristique du thé de Sen no Rikyû est le sens donné à tous les détails (choix des bols, des rouleaux décoratifs, des fleurs et des mets etc.) qui formaient un véritable poème de bienvenue pour l’invité. Cela impliquait une grande attention aux détails, aux besoins et aux attentes de cet invité. Choisir et réussir le thème de la cérémonie du thé impliquait pour Sen no Rikyû de devenir un juge des caractères et des âmes, de comprendre son interlocuteur. Les salles de thé de sen no Rikyû étaient réputées pour être dépouillées et exigues, c’étaient aussi des lieux de grande discrétion. Accueillis dans le cadre simple et protecteur du chashitsu l’hôte et ses invités pouvaient ouvrir leur coeur et éventuellement parler politique, négocier des alliances, des trahisons, des guerres. La deuxième moitié du XVIe siècle au Japon voit se développer une véritable diplomatie du thé. Les seigneurs de la guerre récompensent leurs hommes par des trésors artistiques liés au thé, s’envoient des cadeaux diplomatiques, thésaurisent leurs richesse en objetsde grands prix. Ils en profitent aussi pour discuter entre quatre yeux de sujets graves. Le maître de thé fait bientôt fonction de conseiller privilégié capable de transmettre des informations par ses cérémonies et de rapporter à son maître ses opinions.
La carrière du thé
C’est sans doute pour ces raisons que Rikyû se fait remarquer dès 1575 par Oda Nobunaga qui s’est alors assuré d’une véritable hégémonie sur le Japon central. Nobunaga était un seigneur aux goûts extravagants mais un grand collectionneur de trésors artistiques, souvent procurés par Sen no Rikyû. Cette faveur joua en faveur de Rikyû alors que Nobunaga, tout à son désir d’unification, faisait courber l’échine à Sakai. La commune portuaire se vit imposer un officier et ses douves furent comblées. Sakai cessa alors d’être une puissance autonome.
La carrière de Rikyû prit véritablement son envol après la mort de Nobunaga en 1582. Dès l’année suivante on le retrouve dans l’entourage de Hashiba Hideyoshi (futur Toyotomi) pour qui il joue le rôle de maître de cérémonie et de maître de cérémonie du thé. Hideyoshi était un homme nouveau, fils de paysans, inculte mais brillant. Une des caractéristiques d’Hideyoshi fut la recherche de la respectabilité à mesure que son ascension sociale le portait toujours plus haut. Devenu le maître du Japon il se fit adopter dans une famille de la noblesse de cour avant de se faire attribuer par l’empereur Ôgimachi le nom noble de Toyotomi. Avec ce nouveau statut de régent de l’empire et de noble Hideyoshi rechercha à adopter un culture respectable, la cérémonie du thé basée sur le wabi-sabi de Sen no Rikyû lui offrait l’occasion de démontrer ses choix esthétiques. Tandis que Rikyû développait les vases noirs raku qui allaient être sa marque de fabrique et le symbole de sa philosophie, Hideyoshi multipliait les fastes comme avec sa salle de thé démontable entièrement dorée à la feuille et dans laquelle il invita l’empereur lui-même. C’est à cette occasion, en 1585, que l’empereur accorda à Rikyû le nom sous lequel nous le connaissons, honneur ultime.
Rikyû règne sur le thé
Le régime instauré par le régent, puis Taikô, fit la richesse de Rikyû. C’est alors qu’il devient l’arbitre et juge unique des tendances artistiques et de la valeur d’un objet. En tant que conseiller du taikô il devient aussi un entremetteur recherché et récompensé. Depuis des années Sen no Rikyû disposait de disciples dévoués à sa vision du thé. Un homme comme Yamanoue Sôji, avec qui il partageait ses origines marchandes, était son disciple préféré. Parallèlemement il devient le maître d’un grande nombre de samurais de tous rangs. Furuta Oribe par exemple fut un disciple sincère et habile respecté par Rikyû mais il faut compter aussi de nombreux daimyôs de haut rang connus sous le terme des 7 disciples de Rikyû (Rikyû no Shichitetsu) parmi lesquels se trouvaient de grands noms tels que Maeda Toshinaga, Hosokawa Tadaoki ou Gamô Ujisato. Ceux-ci se firent les disciples de Rikyû pour réhausser leur prestige culturel et se faire bien voir d’Hideyoshi. Dans le même temps Rikyû participe à la diplomatie de son maître, il le suit dans le Kyûshû lors de la conquête de cette île méridionale en tant que maître de thé mais aussi pour faciliter discussions dicrètes et rencontres.
La chute d’un maître de thé
On ne sait pas exactement pourquoi une faille se créa entre Hideyoshi et Rikyû mais progressivement leur relation s’envenima. En 1590, peu après la fin du siège d’Odawara, Hideyoshi fit torturer et exécuter Yamanoue Sôji qui avait séjourner avec ses ennemis, les Hôjô d’Odawara. C’est à ce moment que les accusations de corruption et de prévarication commencent à émerger contre Rikyû. Hideyoshi voit-il d’un mauvais oeil cette influence qui à travers ses disciples traverse les hiérarchies guerrières? Craint-il que les manipulations sur les prix de objets de la cérémonie du thé pousse à la ruine des familles seigneuriales et destabilise l’économie? Il est aussi possible que Rikyû ait été victime d’une cabale dans l’entourage du Taikô, jalouse de son influence.
En 1591 le scandale éclata. Le temple Daikoku-ji de Kyôto, un haut lieu de la cérémonie du thé où le propre père de Rikypu était entré dans les ordres, avait offert une statue grandeur nature de Rikyû pour le remercier de ses bienfaits et donations. Cette statue fut placée dans le trésor du temple à l’étage de la grande porte principale. Plus tard Hideyoshi vint rendre visite au Daikoku-ji en passant par cette même porte. On fit noter que de cette manière le Taikô était symboliquement passé sous les pieds du maître de thé, suggérant une insulte délibérée de la part de ce dernier. Le motif peut semblé tiré par le cheveux mais il suffit à provoquer une rage dont Hideyoshi était coutumier. Avec l’âge ce dernier devenait de plus en plus impulsif et paranoïaque. Il fit ordonner l’arrestation de Rikyû. La statue coupable de lèse-majesté fut clouée et exposée. Finalement, refusant toute accomodation, Hideyoshi ordonna à Rikyû de s’ouvrir le ventre à la manière des guerriers, ultime reconnaissance de sa valeur à ses yeux.
Le suicide et la réhabilitation
Rikyû se suicida dans sa demeure au sein du palais Jurakudai où vivait Hideyoshi. Son suicide rituel eu lieu après une ultime cérémonie du thé à laquelle ses disciples furent conviés. Il distribua ses ustensiles de thé mais pris soin de briser le bol qu’il avait utilisé pour que son malheure ne rejaillise pas sur un futur utilisateur. Par la suite Furuta Oribe, premier disciple survivant de Rikyû devint le nouveau maître de thé d’Hideyoshi, ce dernier conservant les préceptes esthétiques du défunt. On interprète généralement cette bienveillance post-mortem à des remords de la part d’Hideyoshi dont les colères étaient aussi brutales que courtes. Le suicide de sen no Rikyû est souvent pris comme une borne chronologique dans le règne de Toyotomi Hideyoshi, une séparation entre la période de la conquête du pouvoir et celle où Hideyoshi gouverna d’une manière de plus en plus autoritaire et cruelle. Hideyoshi se lança dès lors dans des campagnes de répressions étendues contre de prétendus complots, imposant notamment le suicide de son propre neveu, il embarqua aussi le Japon dans l’invasion de la Corée avant de s’éteindre, atteint de sénilité, en 1598.
Rikyû mourut dans l’opprobe mais fut rapidement réhabilité par Hideyoshi lui-même. Ses préceptes nous sont bien connus. Ils ont été rédigés par des disciples comme le Nanpo Roku de Nanbô Sôkei, ou le Yamanoue Sôji-ki du disciple du même nom. Les fils de Rikyû devinrent eux-mêmes les maîtres de leurs propres courants tandis que plusieurs disciples de Rikyû déveleppèrent leurs propres écoles. Le style et la philosophie de Rikyû se diffusa dans toutes ces écoles de cérémonie du thé mais aussi dans l’ikebana, la poésie, la peinture et céramique au point de devenir une caractéristique du bon goût dans les maisons samurais durant l’époque Edo. Il est encore aujourd’hui une personnage aisément identifiable par les Japonais et une référence culturelle de l’époque du Sengoku Jidai.
Bibliographie :