La question peut paraître évidente à tous ceux qui connaissent l’histoire japonaise mais beaucoup de débutants ou de visiteurs m’ont posé la question. Ils ne sont pas les seuls : La question posait déjà des problèmes aux Européens du XIXe siècle étudiant le Japon. Comment comprendre la cohabitation durant plusieurs siècles de deux souverains qui auraient dû s’exclure mutuellement? Pourquoi n’y-a-t’il pas eu tout simplement de changement de dynastie?
Qu’est-ce que l’empereur? Qu’est-ce qu’un shogun?
Pour commencer par une définition simple on peut expliquer que l’empereur du Japon est appelé tennô. Il est le souverain du Japon même si durant la plus grande partie de l’histoire du pays il n’a pas eu de réel pouvoir et se contentait de mener les rites religieux destinés à protéger le pays. D’après la tradition japonaise il est le descendant de la déesse solaire Amaterasu qui envoya son petit-fils Ninigi-no-Mikoto sur Terre et dont le descendant, Jimmu, devint le premier empereur d’une lignée ininterrompue jusqu’à aujourd’hui. L’empereur est donc un souverain de droit divin dont la légitimité vient de sa lignée.
Le titre de shôgun est à l’origine un titre de cour, Seii Tai Shogun, octroyé par l’empereur et qui recouvrait une fonction militaire. Sa légitimité venait de l’empereur. A la fin du XIIe siècle ce titre fut redéfini avec l’avènement de Minamoto-no-Yoritomo pour devenir le titre du chef de tous les guerriers. Le titre se transmettait de manière héréditaire et même s’il y a eu des changements de dynasties (Minamoto ˃ Ashikaga ˃ Tokugawa) celles-ci devaient toujours rester liées par le sang aux Minamoto. Pour faire simple le shôgun était un dictateur militaire et héréditaire du Japon.
L’empereur est beaucoup plus ancien que le shôgun et l’institution existe toujours mais les deux ont coexisté de 1192 à 1868, d’où la confusion des Européens.
Origine et fonction de l’empereur
Les chroniques japonaises écrites au VIIIe siècle ap. J-C, le Nihon Shoki et le Kojiki, racontent l’origine et la succession des empereurs japonais. D’après ces textes le premier empereur fut Jimmu, qui fonda l’Etat du Yamato le 11 février 660 av. J-C. Depuis Jimmu est venue ensuite une lignée unique de souverains de la même dynastie. Le titre porté par ces souverains est Tennô, ce qui signifie Souverain Céleste, c’est un emprunt au titre porté par l’empereur de Chine. Les tennô successifs étendirent leur autorité progressivement sur tout l’archipel japonais, se succédant en ligne patrilinéaire (les femmes ont pu accéder au trône en tant que mères, filles ou petites-filles d’empereurs mais uniquement pour transmettre le titre au plus proche parent mâle disponible).
Quelles sont les origines des empereurs japonais?
L’archéologie et l’étude des textes a permis au XXe siècle de préciser ce récit. Si on se contente des sources archéologiques le royaume du Yamato ne se développe pas avant le IVe siècle ap. J-C même si les historiens japonais placent la naissance de cette Etat vers 250. Ce royaume était alors en compétition avec d’autres royaumes et ne devint pas une puissance politique avant le Ve siècle av. J-C. Ses souverains portaient le titre de ôkimi ou de amenoshita shiroshimesu (gouvernement de la Terre et du Ciel) et le premier d’entre eux à être documenté par l’archéologie fut Yûryaku qui régna dans la deuxième moitié du Ve siècle ap. J-C. Un changement de dynastie a pu avoir lieu un peu avant, durant le Ve siècle lors de la montée sur le trône de « l’empereur » Keitai qui semble n’avoir eu qu’un lien familial ténu avec son prédécesseur. L’empereur Kinmei au VI siècle est cependant le premier pour lequel nous avons des dates de règne précises, il est l’empereur qui accueilli le bouddhisme au Japon et commença à adopter la culture chinoise et son écriture. Les sources chinoises semblent confirmer une émergence du Yamato au IV-Ve siècles avec la mention de rois locaux reconnus par la cour chinoise. L’empereur Yûryaku serait documenté comme roi Bu dans ces sources. A partir de Kinmei nous avons une succession claire restant dans la même famille. Avec la culture chinoise les souverains du Japon imitent les empereurs chinois et créent progressivement un Etat centralisé dont ils sont le souverain absolu. Au VIIe siècle, à partir du règne de l’empereur Tenji le souverain prend le titre d’origine chinoise tennô qui sera ensuite attribué à tous ses ancêtres mythiques et réels. Environ 50 ans après Tenji, au début de la période Nara, les chroniques du Nihon Shoki et du Kojiki furent compilées, créant une histoire officielle des empereurs. A l’époque Meiji, une étude critique de cette liste des empereurs amena à une révision et à l’exclusion de certains empereurs, désormais considérés comme mythiques, ainsi l’impératrice Jingû qui aurait conquis la Corée. La question des origines de la lignée impériale n’est toujours pas définitivement éclaircie du fait du manque de sources mais on peut au moins affirmer que la lignée à régné sans interruption durant plus de 15 siècles jusqu’à aujourd’hui.
L’empereur gouverne-t-il?
Les premiers rois du Yamato étaient des souverains qui gouvernaient mais n’étaient pas absolus. Dès les premières sources on voit de grandes familles nobles, kuge, se disputer le pouvoir, se partageant l’administration de manière héréditaire, selon les périodes l’empereur fut l’arbitre ou le jouet de leurs luttes. Ainsi au début du VIIe siècle, sous le règne de l’impératrice Kyôgoku le clan Soga dirigé par Soga-no-Iruka exerça une véritable tyrannie sur la cour impériale jusqu’à ce que dernier soit assassiné par le prince Naka-no-Oê (futur empereur Tenji) en 645. De l’époque de l’empereur Tenji jusqu’au règne de l’impératrice Shotoku dans la deuxième moitié du VIIIe siècle, les empereurs vont réussir à centraliser le pouvoir entre leurs mains en créant un Etat à la chinoise. Le rôle de l’empereur fut alors inspiré par le modèle de l’empereur de Chine gouvernant une importante court d’agents. La différence majeure étant cependant que l’empereur de Chine tenait son pouvoir d’un « Mandat du Ciel » tandis que l’empereurs du Japon se basaient sur leur lignée issue des kamis. Les empereurs jouirent cependant d’une autorité presque absolue durant cette période. C’est avec la fin des descendants directs de Tenji qu’une autre famille, les Fujiwara, prit progressivement le contrôle de la cour impériale à partir du IXe siècle et exercera une hégémonie sur le gouvernement jusqu’au début du XIe siècle par le système de la régence. Même avant l’ère des guerriers ont voit que le pouvoir réel était déjà disputé entre l’empereur et la noblesse et que cette confrontation avait mené à une neutralisation du rôle de l’empereur dès la fin du IXe siècle.
C’est que le titre même du souverain, tennô, renvoie plus à une dimension religieuse, Souverain Céleste, qu’à un pouvoir d’origine militaire ou politique. L’empereur devait assurer la prospérité de l’Etat par un bon gouvernement et ce bon gouvernement était assuré par la conduite scrupuleuse des rites religieux qui contenterait les dieux shintoïstes et le clergé bouddhiste. La cour suivait la doctrine confucéenne pour laquelle le bon empereur ne devait pas gouvernement de manière autoritaire et seule mais en écoutant ses bons conseillers et servant d’arbitre et de référence lors des disputes. Des siècles plus tard, au XIVe siècle, le noble Kitabatake Chikafusa dans son ouvrage Jinnô Shotoki, théorisa enfin cette pratique. L’empereur, par son ascendance divine, entretenait un rapport spécial avec les divinités qui lui permettait de veiller au bien de l’Etat et devait donc conduire les rites mais la réalité du gouvernement devait rester entre les mains de la noblesse de cour, déchargeant le souverain des détails trop terrestres. L’empereur devait règner mais ne pas gouverner.
Durant l’époque Heian le pouvoir de l’empereur n’était cependant pas eclipsé. L’autorité des régents Fujiwara n’était pas sas partage et connut des pauses, ainsi à la fin du IXe siècle l’empereur Uda tenta sans succès de s’opposer à leur influence. Même au plus fort de la régence, les Fujiwara ne tenaient leur pouvoir que des liens de sang qu’ils avaient tissé par les mariages avec les empereurs successifs qui leur assuraient une autorité nécessaire pour monopoliser le pouvoir de confirmer les nominations, base de toute influence dans un système de court. Au XIe siècle, il fallut à l’empereur Go-Sanjo abdiquer son trône pour pouvoir se sortir de son carcan rituel et réellement gouverner en tant qu’empereur retiré, son fils devenant à son tour un empereur sans pouvoir réel. L’empereur-retiré exerçant alors le même type d’influence dont avaient bénéficié les Fujiwara (terres, troupes payées, pouvoir de nomination) avec l’avantage supplémentaire d’être le parent le plus proche de l’empereur et donc le plus légitime pour exercer l’influence sur le souverain. Le système des empereurs-retirés allait perdurer pendant un siècle jusqu’à la du XIIe siècle. Abandonner le trône pour obtenir le pouvoir, c’est un cas unique dans l’histoire mondiale.
Fonction et apparition du rôle du shogun
Parallèlement au développement de l’Etat japonais, le territoire de l’empire s’étendit progressivement dans la direction du Nord contre les populations « barbares » appelées Emishi qui ne reconnaissaient pas l’autorité de l’empereur. L’avancée progressive du Yamato vers le Nord se fit par des expéditions militaires régulières durant le VI-VIIe siècle. Pour mener ces expéditions l’empereur ne se rendait pas sur place mais confiait une épée symbolisant son autorité de manière temporaire à un officier de la cour. Cette pratique était copiée sur celle de la cour chinoise qui appointait ainsi des généraux pour une mission précise. Cet officier prenait alors le titre de Seii taishôgun ou commandant en chef chargé d’une expédition contre les barbares. Ce titre fut accordé pour la première fois en 720 à un certain Tajihi-no-Agatamori et fut ensuite accordé de manière irrégulière selon les besoins. Shogun est une version abrégée de ce titre car il existait plusieurs versions du titre selon la mission confiée, le plus courant était Chinjufu shôgun qui désignait plus précisément le chef d’une expédition vers le Nord. Le titre de shogun était donc un titre de cour qui existait dans la hiérarchie normale de celle-ci même s’il n’était que temporaire. Seul l’empereur pouvait l’accorder officiellement et il était clair que le shogun recevait son autorité de celui-ci.
Les choses changent à partir du IXe siècle lorsque la conquête et la colonisation du Nord fut quasiment achevée. Sur ces régions frontières peu sûres se développa un nouveau style de vie très différent de la cour et basé sur l’existence de propriétaire (colons) terriens armés qui se réunirent en groupes de guerriers (bushidan) dirigés par un suzerain, le tôryo. Ces groupes de guerriers disposaient d’une grande autonomie mais parmi eux plusieurs familles étaient particulièrement puissantes : les Taira et les Minamoto. Ces derniers disposaient souvent de titres de fonctionnaires provinciaux de la cour, de la fidélité de leurs guerriers locaux, de terres qu’ils avaient conquises et du prestige de leurs exploits guerriers, c’est pour cette raison qu’ils devinrent quasiment les seuls à disposer du titre de Chinjufu shôgun avait le droit d’avoir recours à la violence pour maintenir l’autorité de l’empereur. Les Minamoto étaient plus particulièrement puissants dans le Kantô et s’étaient couverts de gloire au XIe siècle lors de guerres dans le Tôhoku pour la mise au pas des clans locaux. Taira et Minamoto devinrent à partir du XIe siècles les principales troupes aux service des puissants de la cour. Les Fujiwara, en particulier Michinaga, disposaient du service fidèle des Minamoto en tant que gardes capables éventuellement d’exercer une contrainte. Les Fujiwara et ensuite les Taira furent débauchés au profit de l’empereur retiré Shirakawa pour devenir les gardes du palais impérial. Ils en vinrent au XIIe siècle à avoir un monopole de la force militaire, devenant des arbitres lors des conflits entre factions de la Cour. La rivalité entre les deux familles est passée dans la légende par le récit épique du Heike Monogatari. Taira-no-Kiyomori imposa une dictature militaire sur la cour entre 1160 et 1181, imposant son clan à tous les niveaux de l’administration mais ne prit jamais le titre de shogun, son titre officiel était Daijô-Daijin (chancelier) et il concevait son pouvoir qu’au sein de l’ancienne cour. Ce fut son rival et vainqueur, Minamoto-no-Yoritomo qui élabora un nouveau système, après avoir éradiqué les Taira à la bataille navale de Dan-no-Ura, pour devenir le premier shôgun tel qu’on l’entend.
Le compromis entre l’empereur et les Minamoto de 1185
Yoritomo reçut officiellement de l’empereur le titre de shôgun en 1192 mais le titre lui-même n’était une reconnaissance de son contrôle des samurais, en réalité la cohabitation entre le trône et l’épée avait déjà débuté en 1185. Après la bataille décisive de Dan-no-Ura se mit en place, de manière et informelle et progressive, ce que l’on considère comme le compromis de 1185. L’empereur-retiré Go-Shirakawa (son fils Go-Toba étant sur le trône) attribua officiellement à Yoritomo la charge de faire rentrer les revenus fiscaux et de maintenir l’ordre pour le compte de la cour. L’empereur légitimait ainsi le pouvoir de Yoritomo en reconnaissant sa capacité maintenir la paix, à contrôler les samurais turbulents et à assurer les revenus de l’Etat, en échange Yoritomo reconnaissait l’autorité de la cour et acceptait la fiction de devoir son autorité à l’empereur. Se mit alors en place une alliance politique qui créait un pouvoir dédoublé entre la cour à Kyôto et le shogun à Kamakura. On a longtemps pensé que ce compromis n’était en faveur que du shogun mais il apparaît que la noblesse de cour disposait encore en ce temps d’une grande influence économique et sociale par sa nombreuse clientèle et que le prestige impérial était intact. L’empereur-retiré et la noblesse restaient aussi les principaux prpriétaires des domaines dans les provinces, conservant la richesse et l’influence sur leurs populations dépendantes. En dehors des paysans des populations vivaient sans la protection d’n patron noble qui leur assuraient d’être entendus en cas de litige. Le shogun et les samurais n’intervenaient en rien dans ces affaires et n’étaient concernés que par les affaires des guerriers et le métier des armes. Le shogun bénéficiat donc de cette alliance en recevant une légitimité et la collaboration tacite de la cour impériale qui achetait ainsi sa paix et sa prospérité.
Le shogun s’avère être un titre qui reconnaissait surtout une domination déjà existante ou conquise par un chef des guerriers. C’est la raison pour laquelle au contraire de l’empereur, le titre de shogun put être transmis d’une dynastie à une autre selon les équilibres militaires. Le rôle du shogun peut se définir comme étant le guerrier chargé par l’empereur de maintenir la paix intérieure et assurer la protection et la prospérité du pays, autrement dit de s’assurer du gouvernement réel des provinces tandis que l’empereur régnait au sein de la cour. C’est la raison pour laquelle l’empereur et le shogun furent obligés de cohabiter, le shogun assurait l’ordre pour l’empereur et celui-ci légitimait le shogun. Le shogun n’aurait pas pu renverser l’empereur pour prendre sa place car il n’avait tout simplement pas le bon pédigrée ni la même aura religieuse. L’empereur n’aurait pas pu assumer les pouvoirs militaires du shogun car il ne disposait pas de guerriers fidèles à lui personnellement et le carcan de la cour ne lui donnait pas les moyens d’une politique indépendante. Cette cohabitation dura plus de six siècles, avec des hauts et des bas.
Evolution des rapports entre l’empereur et le shôgun
Le compromis de 1185 ne dura pas puisque en 1221 l’empereur Go-Toba tenta de renverser le bakufu, le gouvernement shogunal, pour restaurer l’autorité impériale. Comme indiqué plus haut l’empereur ne disposait pas de troupes par lui-même et celles qu’il emprunta alors ne réussirent pas à vaincre les terribles guerriers du Kantô. La cour fut vaincue et le statu quo à la tête du pays fut restauré et se maintint pour près d’un siècle. Le shogun obtint alors aussi le droit de contrôler les mariages dans la famille impériale, lui permettant de manipuler la lignée et d’empêcher la formation d’alliances malvenues. Tout le XIIIe siècle est ainsi marqué par une grande stabilité politique entre les deux cours, le shogun maintenant tout de même une administration séparée à Kyôto sous la direction d’un Tandai pris dans la famille des régents Hôjô, pour surveiller l’empereur. Le bakufu avait aussi réussit à affaiblir la légitimité impériale du fait de la dispute dynastique entre deux branches de la familles impériale. Les deux branches, dites de Jimyôin-tô et Daikakuji-tô descendaient toutes deux des fils de l’empereur Go-Saga qui avaient tous deux régné et avaient eux des descendants. Le bakufu établit un compromis en imposant l’alternance sur le trône entre les deux branche pour un règne limité à 10 années. Kamakura avait ainsi un moyen de choisir son candidat en fonction des besoins du moment.
La première restauration impériale, Go-Daigo
La situation changea au début du XIVe siècle lorsque l’équilibre des pouvoirs pencha progressivement en faveur de l’empereur. La raison de ce déséquilibre fut les tentatives d’invasion du Japon par les Mongols de Khubilay Khan en 1274 et 1281. Les samurais du shogun avaient bel et bien combattu, repoussant finalement les Mongols sur les plages du Kyûshû mais leur défaite finale fut attribuée au Vent Divin, le Kami Kaze, qui dispersa la flotte mongole. Le régent Hôjô Tokimune, qui gouvernait pour le compte du shogun, avait demandé à l’empereur Go-Uda (de la branche Daikakuji-tô) de prier pour cette victoire et les rites avaient eu lieu au sanctuaire d’Ise consacré à l’ancêtre impériale Amaterasu. Le typhon qui coula les navires ennemis fut directement considéré comme un effet des rites impériaux. La preuve éclatante de ce miracle impérial devait avoir de lourdes conséquences.
Kitabatake Chikafusa, noble de cour et principal avocat de l’empereur, expliqua dans son Jinnô Shotoki le point de vue de la cour. L’empereur, descendant des dieux et intermédiaire spécial avec ceux-ci, protégeait par ses rites le pays et, comme le voulait la tradition, devait gouverner au travers de sa noblesse de cour. La lignée de Go-Uda avait démontré cette capacité et les empereurs issus du Daikakuji-tô pouvaient se sentir en droit de gouverner seuls. Les guerriers du shogun faisaient dès lors figure d’intrus barbares usurpant leur pouvoir. Kitabatake Chikafusa définit aussi la doctrine du Kokusai, le corps de la nation, qui faisait de l’empereur, par sa continuité depuis les temps mythiques, l’incarnation même de l’Etat et du peuple japonais. Cette vision aura ensuite son heure de gloire au XXe siècle.Il ne fallut pas longtemps pour que cette conception renouvelée du pouvoir impérial fasse apparaître un empereur décidé à restaurer l’autorité de la cour. Cet empereur fut Go-Daigo (toujours de la branche Daikakuji-tô), il joua des rivalités entre les clans guerriers et s’appuya sur les nombreux mécontents du régime de Kamakura ainsi que sur des bandes de brigands pour renverser le bakufu en 1333 avec l’aide du général Ashikaga Takauji (qui était pourtant un des principaux vassal du shogun).
Cette première restauration impériale, la restauration Kenmu, fut cependant de courte durée du fait de l’incompétence politique et militaire de l’empereur et de sa volonté de gouverner par lui-même. L’empereur n’était sensé avoir que la responsabilité des rites religieux et n’avait donc pas une éducation politique et militaire digne de ce nom, de plus le bon empereur selon la tradition confucéenne n’était pas sensé agir seul de manière autoritaire mais s’entourer de bons conseillers. Kitabatake Chikafusa, le théoricien de la restauration même, considérait que le gouvernement devrait échoir aux nobles de la cour comme cela avait été le cas à l’époque Heian. Il n’est pas surprenant que Go-Daigo se fit l’ennemi du reste du pays et fut renversé dès 1336 par le même Ashikaga Takauji qui se nomma nouveau shogun. Les Ashikaga étaient des parents des Minamoto et avaient donc droit au titre qui leur fut attribué par un nouvel empereu, de la branche Jimyôin-tô, après l’abdication forcée de Go-Daigo. Go-Daigo s’enfuit plus tard pour créer une cour parallèle à Yoshino, officialisant la séparation entre les deux lignées impériales. Il y a à ce moment deux empereurs, l’un régnant avec sa noblesse depuis le Sud à Yoshino, l’autre déléguant le pouvoir au shogun depuis le Nord à Kyôto. Cette situation de guerre civile entre les cours du Nord et du Sud (Nambokuchô Jidai) perdura jusqu’en 1392 et se termina par la victoire de la cour du Nord (le Jimyôin-tô) et des shôguns Ashikaga.
Les effets sanglants du règne de Go-Daigo modifièrent profondément les relations entre le shôgun et l’empereur. Théoriquement le compromis entre les deux existait toujours puisque le shogun tenait son pouvoir de la délégation accordée par l’empereur et qu’en échange celui-ci continua à reconnaître et obéir à la cour, dans les limites de ses intérêts. Dans les faits les shoguns Ashikaga avait à leur disposition une dynastie impériale soumise à leur pouvoir direct et qu’ils avaient choisi. Les shoguns gouvernaient désormais directement depuis Kyôto et avaient le loisir d’imposer l’abdication de l’empereur et le choix de son successeur. le XIVe siècle vit aussi l’affaiblissement de plus en plus prononcé de la noblesse de cour et de la famille impériale. Ceux-ci avaient perdu progressivement le contrôle de leurs domaines et de leurs revenus, qui avaient été usurpés et morcellés par les gouverneurs nommés par les shoguns. Les Ashikaga avaient imposé la reconnaissance de ces usurpations et le droit de lever des taxes, d’abord temporaires puis permanentes, pour la conduite des guerres contre les rivaux de Yoshino. La noblesse de cour et l’empereur devinrent toujours plus dépendants économiquement de la protection et des dons offerts par le shogunat. La plupart des grands rites de la cour finirent par être payés par le shogun lui-même. Les populations qui relevaient autrefois de la clientèle de la noblesse étaient depuis passés sous le contrôle des clans guerriers les plus proches, seuls capable d’exercer une véritable protection physique.
L’empereur réduit à peu de chose
Au début du shogunat Ashikaga, Kô-no-Moronao, un des principaux conseillers de Takauji déclarait : « A quoi sert un empereur ? Pourquoi devrait-il vivre dans un palais ? Pourquoi devrions-nous nous prosterner devant lui ? Si pour une quelconque raison un empereur était nécessaire, faisons-en un en bois ou en or, et au diable les empereurs vivants ! » Cette phrase choquante pour l’époque résume bien la chute du prestige de l’empereur dans l’imaginaire des Japonais et en particulier des samurais. Conséquence du déménagement du shogun à Kyôto, la cour et l’empereur furent désormais dangereusement proches des luttes entre guerriers et des guerres civiles. Kyôto fut le théâtre de combats entre clans rivaux et de révolutions de palais autour du shogun qui affectèrent directement la cour. De 1466 à 1476 la guerre d’Ônin vit plusieurs armées rivales combattre durant des mois dans les rues de la capitale, réduisant Kyôto à l’état de ruine fumante. L’influence et le prestige de l’empereur semblent alors avoir atteint un minimum historique. Durant cette période les chroniques racontent que des nobles moururent de faim tandis que l’empereur fut contraint de vendre des calligraphies de sa main pour subvenir à ses besoins. En 1500 il fallut attendre un mois avant que quelqu’un veuille bien financer les funérailles de l’empereur Go-Tsuchikamado et son fils, Go-Kashiwabara n’eut même pas de fonds pour organiser sa propre cérémonie de couronnement.
La richesse, la culture et le prestige de la cour impériale étaient alors réduits à peu de chose. Cette situation ne se rétablit que vers la fin de la période des provinces en guerre (Sengoku Jidai) au XVIe siècle, quand les guerres ramenèrent un début de réunification et de renforcement d’un pouvoir central. L’empereur, entouré d’une aura de sainteté et source des titres de cour permettant de maitenir une fiction de légitimité, restait un pièce de choix à contrôler pour les guerriers. Le seigneur de la guerre Oda Nobunaga reconstruisit à ses frais le palais impérial tandis que son successeur Toyotomi Hideyoshi pris soin de combler la cour de bienfaits et de richesses, méritant ainsi la reconnaissance de l’empereur qui accepta d’en faire un noble par adoption. En 1602, Tokugawa Ieyasu parvint à prendre le contrôle de tout le Japon, réunifiant de fait le pays et se fit attribuer le titre de shogun par l’empereur Go-Yôzei (même si le lien entre Minamoto et Tokugawa devait plus à l’imagination qu’à la réalité généalogique). Le compromis entre la cour et le shôgun restait toujours le cœur de la relation entre les deux personnages mais dans la réalité, à l’époque Edo, l’empereur n’est plus qu’un personnage culturel pensionné par les shoguns Tokugawa pour en tirer une légitimité nominale. La famille impériale fut contrainte d’accepter des mariages avec la dynastie shôgunale, contribuant à créer un lien familial et un contrôle sur la cour. Mariages et successions étant soumises à l’approbation du bakufu à Edo. Le seul évènement notable étant la mort sans successeur de l’empereur Go-Momozono, en 1780, qui amena le shogunat à sélectionner comme nouveau souverain l’empereur Kôkaku, issu de la famille Kan’in, une famille des Shinnôke dont la fonction était de fournir des remplaçant en cas d’extinvtion de la lignée directe. Le lien de l’empereur Kôkaku avec lson prédécesseur était très ténu (ce système fut aboli lors de la restauration de Meiji). Le shogun pouvait se comporter en véritable roi du Japon disposant du prestige et des fonctions d’un véritable souverain, hormis la légitimité.
La confusion des observateurs extérieurs
Dès la fin du XVIIIe siècle, le voyageur Philipp Franz von Siebold fut bien peine de comprendre et expliquer l’étrange dyarchie du Japon, il fonda l’idée que le shogun était le véritable roi du Japon tandis que l’empereur ne serait qu’une figure religieuse similaire à un grand-prêtre. Cette confusion allait perdurer. Le Japon s’ouvrit au monde sous la pression américaine en 1854, à la suite de ce changement majeur des Occidentaux vinrent commercer avec les Japonais et étudier leur culture, en 1861 fut fonder une ville leur étant destinée, Yokohama. Au milieu des difficultés à comprendre ce pays pareil à nul autre le système politique japonais provoqua la perplexité. Aux yeux des Occidentaux il existait un roi du Japon, le shogun, il possédait tous les signes de la souveraineté et de l’autorité à leurs yeux, il était l’interlocuteur des consuls européens pour tout ce qui concernait les relations internationales et sa signature avait force de loi. Il existait aussi le tennô à Kyôto qui était sensé être le véritable souverain et coexistait avec le premier. Les premières traductions du japonais aggravèrent la confusion puisque le terme de Souverain Céleste fut hâtivement traduit comme empereur alors que ce titre pour les Occidentaux impliquait un réel pouvoir politique. Chacun tenta de se débrouiller selon ses penchants, les Britanniques considérèrent rapidement le shogun inefficace et préférèrent considérer l’empereur comme le véritable souverain du Japon. Les Français conçurent un système complexe faisant du shôgun un empereur laïc et du tennô un empereur religieux mais clôitré. Cette vision des choses correspondait sans doute mieux à la situation de la France de Napoléon III (lui-même dictateur militaire couronné). ces confusions jouèrent probablement un rôle dans la volonté des Français de soutenir le shogunat tandis que les Britanniques se rangèrent rapidement à l’idée d’une restauration impériale.
Le retour de l’empereur, la restauration Meiji
En 1868, le shôgun Tokugawa Yoshinobu sous la pression militaire des clans samurais rivaux dans l’Ouest, abdique sa fonction de shogun auprès du jeune empereur Mutsuhito (Meiji), il perdra peu de temps après son pouvoir politique et militaire lors de la courte guerre civile dite du Bôshin. Ce renversement brutal s’explique par l’arrivée des Occidentaux et choc que cette rencontre provoqua dans la société japonaise. Le shogunat Tokugawa se trouvait brutalement à faire face à une crise extérieure inédite qui remettait en cause son prestige et sa capacité à protéger le Japon. La fonction de shogun avait toujours été intimement liée à la puissance militaire de ses titulaires, toute trace de faiblesse pouvait mener à des troubles selon la loi du plus fort. En 1853, lorsque le shogunat reçoit l’ultimatum américain demandant l’ouverture du pays le gouvernement des guerriers se trouve devant un choix peu enviable : refuser et perdre la guerre qui s’ensuivra, accepter et se déshonorer aux yeux du pays (et perdre la guerre qui s’ensuivra). Pour éviter de choisir il est alors décidé de laisser ce choix à quelqu’un d’autre, à l’empereur Kômei (père de Meiji). Cette idée permet de renforcer la légitimité de l’ouverture du pays aux étrangers mais a une conséquence terrible : face à le première menace étrangère le shogun n’eut pas d’autre recours que de demander l’aide du véritable souverain, l’empereur. Une telle décision portait en elle une puissance comparable au kami kaze du XIIIe siècle, capable de balayer le bakufu.
C’est le début du Bakumatsu, la période du renversement du pouvoir des shoguns durant laquelle l’empereur retrouva un pouvoir de décision pour ratifier les traités avec les étrangers. Un pouvoir limité au vu de l’échec de l’ordre de 1863 demandant l’expulsion des étrangers, qui ne fut pas suivi d’effets. Cette évolution accompagne un mouvement interne au Japon qui existait depuis plus longtemps. Depuis la fin du XVIIIe siècle, il existait au Japon un mouvement intellectuel d’études nationales appelé le Kokugaku, les études nationales. Motoori Norinaga, son fondateur étudia l’ancienne religion shintoïste et les mythes japonais afin de définir une âme japonaise nationale différente de la culture chinoise dominante. Ses études menèrent à définir la nation japonaise par ses permanences, l’existence d’une lignée impériale interrompue et descendante des dieux, d’une langue et d’une religion propre aux Japonais. L’empereur redevenait ainsi le cœur de l’âme japonaise et retrouvait un prestige culturel et politique qui avait depuis longtemps disparu. Face à la crise du régime, à la peur de l’invasion étrangère et aux bouleversements du temps l’empereur devenait un point stable sur lequel s’appuyer. De là les rivaux des Tokugawa en vinrent à considérer que seule la restauration impériale pouvait sauver le pays. Les partisans du Sonnô Joi, « révérer l’empereur et expulser les barbares », en vinrent à vouloir recréer l’ancien système de la cour impériale et évoluèrent de là vers l’idée d’en faire un souverain moderne à l’occidentale, un empereur au sens occidental. Ce fut chose faite avec l’abdication de Tokugawa Yoshinobu, au terme d’une lutte politique sanglante qui mena le pays à la guerre civile.
Un empereur plus qu’un tennô
Pendant la période allant de 1868 à 1945 le Japon devint une monarchie à l’occidentale et la constitution de 1889 reconnaissait à l’empereur des pouvoirs lui permettant de gouverner avec l’aide d’un gouvernement élu et d’un parlement. Cette constitution, établie sur le modèle de l’Allemagne, reconnaissait l’empereur comme un souverain de droit divin, chef de l’armée, chef de l’Etat avec le shintoisme comme religion d’Etat. Au sein même de la Diète, la vie politique tournait souvent autour de l’interprétation de la volonté impériale. Meiji s’appuya sur une oligarchie puissante, les Genrô, qui justifiaient la politique de modernisation à marche forcée par le respect de la volonté de l’empereur, une volonté ne pouvant ni être critiquée ni censurée. L’empereur Meiji et ses successeurs mirent ainsi la main sur une autorité et une liberté d’action bien supérieure à tout ce que leurs ancêtres avaient eu accès, même au VIIe siècle; son ascendance divine devenait un dogme pour le nouveau Japon et lui apportait toute la légitimité d’un souverain de droit divin, en contradiction avec l’idée d’une monarchie parlementaire. Par la doctrine du Kokusai (héritée du XIVe siècle) l’empereur était désormais assimilé à la Nation. Mais plus qu’un tennô au sens traditionnel Meiji devint un empereur au sens occidental, c’est à dire avec un pouvoir politique et militaire qui n’existait pas avant. De ce fait Meiji reçut l’héritage du shogunat sous la forme d’un code du guerrier inspirant une fidélité extrême de la part de l’armée et des militaires. Ce système impérial devint la pierre angulaire de la politique japonaise et la ferveur impériale alimenta les désirs d’expansion en Asie et le fanatisme militaire durant la deuxième guerre mondiale. On pourrait noter que comme lors de la restauration Kenmu du XIVe siècle, confier le gouvernement à l’empereur s’avéra néfaste au Japon. Le gouverment par les empereurs s’acheva en 1945 avec la capitulation prononcée par l’empereur Shôwa, Hirohito, qui renonça par la même occasion à son statut divin et à la doctrine du Kokusai. Le pouvoir se retrouva entre les mains d’un gouvernement d’occupation dirigé par le général américain Douglas Mac Arthur. Il fut rapidement surnommé, avec beaucoup d’à propos par les Japonais, le Gaijin shôgun, le shôgun étranger.
L’empereur et le premier ministre aujourd’hui
La constitution actuelle du Japon définit l’empereur comme le symbole de la nation et ne lui accorde pas le rôle de chef d’Etat. Le Japon n’est même pas un empire, son nom officiel étant l’Etat du Japon (Nihon Koku), le gouvernement est entre les mains de premiers ministres élus. On pourrait voir une continuité à cette situation où l’empereur se retrouve privé de tout rôle dans la société et l’Etat. Il n’est d’ailleurs pas rare de trouver des références aux shoguns dans la vie politique japonaise, tout homme politique influent mais sans fonction étant affublé du surnom de Yami shôgun, shogun de l’ombre. A la différence des shoguns les premiers ministres tirent leur autorité du vote des citoyens plutôt que de leur puissance militaire. L’empereur se contente d’avoir un rôle purement culturel et rituel, repère permettant de définir le Japon et si possible compas moral pour les citoyens. Le silence volontaire dans lequel se tenait l’ancien empereur Akihito reconnaissait d’ailleurs l’influence que pourrait avoir sur l’opinion les mots d’un empereur et démontrait sa volonté de maintenir désormais la fonction impériale dans un rôle indépendant de la politique. La fonction impériale et son utilité continuent aujourd’hui à nourrir les polémiques au Japon.