La très grande majorité des livres traitant de l’histoire du Japon se sont souvent concentrés sur son histoire politique et sur les samurais en particulier, c’est pourquoi l’histoire des mœurs développée par Philippe Pons et Pierre-François Souyri nous apporte un point de vue original sur la société japonaise depuis l’époque Edo jusqu’au milieu du XXe siècle. Au-delà des récits historiques nous avons ainsi l’occasion de découvrir un Japon de chair et de désir qui va à l’encontre de beaucoup de clichés.
Le sujet : une histoire des moeurs
Philippe Pons et Pierre-François Souyri ont défini leur sujet comme une histoire des mœurs japonaises mais aussi une histoire de l’art érotique japonais et de ses évolutions sur une longue durée. L’étude de l’histoire du Japon reste souvent cloisonnée sur les grandes périodes mais dans ce livre les bornes chronologiques dépassent les découpages traditionnels pour s’étendre des débuts du shogunat Tokugawa, dans la première moitié du XVIIe siècle, jusqu’à la moitié du XXe siècle, plus précisément jusqu’à la loi japonaise de 1957 qui rendit illégale la prostitution. Pourquoi ne pas poursuivre jusqu’au XXIe siècle ? C’est que les auteurs voient dans les années 50 la fin de ce fameux « esprit de plaisir », une conception de l’érotique propre au Japon qui devient ensuite une simple consommation de produits.
Cet esprit de plaisir est directement traduit du japonais asobi no seishin, il ne couvre pas seulement un art érotique qui n’aurait qu’un but pornographique mais toute une conception japonaise du plaisir et du divertissement qui imprégnait les arts, les relations amoureuses, l’éducation, les modes et les quartiers des plaisirs. Il a fallu aux auteurs recourir à un important effort de traduction et d’explications pour réussir à différencier cet esprit de nos concepts occidentaux et voir ainsi les subtilités et l’étendue de cette « érotique ». Cette définition est réunie sous le terme japonais de iro, opposé à l’ero inspiré de l’érotisme occidentale, plus clinique et véhiculant l’idée de culpabilité et d’anormalité que l’hédonisme japonais ne connaissait pas.
Les sources utilisées sont nombreuses, la période Edo était une société de l’écrit et de l’image largement véhiculée dans un milieu urbain comme Edo ou Osaka. On dispose ainsi d’une vaste « littérature de l’oreiller » et des descriptions des quartiers des plaisirs. Il faut compter aussi avec les célèbres estampes shunga, que l’on qualifie un peu vite d’érotiques et dont vous en soupçonneriez pas la portée et l’utilité. Pour les périodes suivantes les sources varient entre les écrits moralisateurs de la nouvelle bienséance de Meiji et les sources plus marginales des nouveaux déviants de la société jusqu’aux époques Taishô et Shôwa. Le journalisme vient alors s’ajouter à la littérature pour exposer les moeurs et les modes.
5 bonnes raisons de se plonger dans l’esprit de plaisir
- Le lecteur sort du strict cadre chronologique qui sépare l’époque Edo du Japon contemporain pour observer des évolutions sociales sur le temps long. Le livre lui-même se déroule de manière chronologique et les continuités et ruptures apparaissent avec une grande clarté.
- Le thème de la sexualité permet de sortir du thème récurrent des classes sociales et en particulier de celle des samurais. Au-delà des différences entre ces classes, l’histoire des mœurs permet de mettre en avant les pratiques communes à toute la société japonaise. On en apprend ainsi beaucoup sur la conception du mariage et des relations (en dehors ou au sein du mariage) entre hommes et femmes. Dans les quartiers des plaisirs les différences entre samurais et gens du peuple s’estompent pour laisser apparaître une culture du plaisir commune.
- La place des femmes est largement mise en avant malgré la faiblesse des sources. Que ce soient des filles à marier, des épouses, des maîtresses, des étudiantes, des femmes libérées, des jeunes femmes modernes, des courtisanes, des prostituées, elles apparaissent enfin, parfois dans toute la cruauté de leur condition. Cette place échappe rapidement à nos clichés et à la conception d’une femme japonaise modèle, la yamato nadeshiko, qui se révèle être uen construction bien tardive.
- Le livre permet aussi de redonner sa juste place à la « voie des garçons », le nanshoku, pratiquée par les samurais et l’homoérotisme existant à l’époque Edo. Une place en partie effacée et revisitée par un Japon contemporain honteux au moment de définir une nouvelle normalité inspirée de l’Occident.
- Cette nouvelle normalité, qui se mit en place à l’époque Meiji, est décrite à travers la censure et glorification des nouvelles valeurs. Cette censure permet de découvrir tout un univers de marginaux et de « déviants » des époques Meiji, Taishô et Shôwa. Ces marginaux sont très loin d’être anecdotiques. Leurs espaces d’expression et de liberté se réduisant, c’est toute la marche vers l’autoritarisme des années 30 qui apparaît. Les plaisirs de l’après-guerre, et leur censure, laissent transparaître ce qui allait devenir le Japon actuel.
Une dernière bonne raison serait tout le plaisir que l’on prend à découvrir la vaste galerie de portraits qui sont dessinés tout le long du récit chronologique du livre : écrivaillons ou grands auteurs, courtisanes célèbres ou malheureuses filles de joie, peintres d’estampes, modern girls, acteurs de célèbres affaires de meurtres passionnels. Toutes ces figures contribuent à donner à cette histoire longue des mœurs japonaises de la réalité, de l’impact, à mettre de la chair et de la chaleur sur cette histoire du Japon.
Sans parler des illustrations.