Avant Tôkyô. La fondation d’Edo

Tôkyô n’est pas une ville ancienne, elle n’existe sous ce nom que depuis le milieu XIXe siècle lorsque l’empereur Meiji décida de s’y installer. Elle était connue comme Edo lorsqu’elle fut fondée au XVIIe siècle. La ville n’est guère plus ancienne que Boston ou Québec. C’est aussi une ville qui conserve peu de son passé, ayant été détruite deux fois au XXe siècle. Ses quartiers « anciens » ne remontent pas plus loin que l’après-guerre. Comment faire pour distinguer les traces de l’ancienne Edo sous la mégapole actuelle?

目次

Avant Edo (périodes Kamakura et Muromachi)

La région de l’actuelle Tôkyô et de ses préfectures voisines correspond à l’ancienne province de Musashi dans le Kantô, Edo même était le nom d’un lieu particulier situé au fond de la baie qui porte le même nom, à l’embouchure du fleuve Sumida, un défluent du fleuve Arakawa. Cette partie du Musashi est restée longtemps non aménagée, ne comptant que des villages de pécheurs. Elle n’était pas reliée à la grande route du Tôkaidô qui reliait le Kantô à Kyôto qui se terminait alors à Kamakura et c’étaient les terres fertiles de la plaine de Musashi et des 9 provinces du Kantô qui intéressaient plus pour leur richesse agricole. La région fut soumise à l’autorité de la cour impériale au cours du VIIIe siècle contre les peuplades locales et des soldats-paysans y furent installés, ils devinrent par la suite les premiers samurais. Il faut attendre le Xe siècle pour voir le lieu-dit d’Edo réellement se développer sous l’action des groupes de guerriers . C’est une famille vassale du clan local Chichibu qui s’installa le premier sur place avec Edo Shigetsugu à la fin du XIIe siècle. La famille avait pris le nom de ses nouvelles terres, un nom existait déjà. Ils fortifièrent une colline dominant la baie et y installèrent un manoir sur l’emplacement de l’actuel château d’Edo. Il faut imaginer ce manoir un espace dégagé entouré de palissade et comptant une résidence principale entourée de magasins et de quartiers pour les dépendants de la famille.

Le clan Edo resta toujours une famille mineure même s’ils furent des gokenin, vassaux directs, des shoguns Minamoto au XIIIe siècle. Ils survécurent à la chute du shogunat de Kamakura et passèrent sous l’autorité des kanrei, vice-shoguns, de Kamakura, une branche cadette des Ashikaga. Le pouvoir de ces kanrei s’éffaça au XVe siècle au profit de leurs vassaux, faisant régner l’anarchie. C’est à cette époque que les Edo furent évincés, en 1457, par un aventurier lié au clan Uesugi appelé Ôta Dôkan qui construisit le premier vrai château d’Edo. Il est encore aujourd’hui considéré comme le véritable fondateur d’Edo et sa statue trône dans le Forum international de Tôkyô, près de son ancien château. Ce château n’est encore qu’un ensemble de bâtiments de bois entourés de palissades et de tours de guet, rien à avoir avec les châteaux de pierre plus tardifs. Au pied de son château se développa un village près d’une anse servant d’abri aux bateaux située sur l’emplacement de l’actuel parc Hibiya.

Le château d’Ota Dôkan fut le point de départ du processus d’urbanisation de la zone d’Edo, à l’arrivée des Tokugawa il était cependant déjà en ruine.

Edo était alors un Jôkamachi, une ville sous le château, c’est-à-dire que le château était entouré des demeures des guerriers vassaux du seigneur, eux même entourés des maisons des gens du peuple ainsi que d’un marché. Artisans, marchands, serviteurs se rassemblaient autour des demeures guerrières pour vivre de leur service et approvisionnement. Edo prospéra au XVIe siècle et fut reliée à la route du Tôkaidô. Depuis le XVe siècle le Japon voyait un développement important des échanges intérieurs et du commerce et Edo se trouvait à une très bonne place pour le commerce : à l’embouchure d’un grand fleuve pouvant permettre de transporter les marchandises vers et depuis l’intérieur des terres, disposant d’un port protégé dans la baie d’Edo, pouvant contrôler l’accès à la province de Musashi et au reste du Kantô depuis l’Ouest. Edo pris de la valeur et fut convoitée. Ôta Dôkan fut assassiné en 1486 et son territoire fut disputé entre plusieurs clans de seigneurs de la guerre avant d’être conquis par le clan Hôjô en 1524. Ces derniers furent vaincus en 1590 et leurs terres furent transférées au clan Tokugawa.

La naissance d’une capitale

Les Tokugawa à Edo

Tokugawa Ieyasu

Les Tokugawa n’étaient des natifs du Kantô. Ils étaient un clan mineur de la province de Mikawa (autour de l’actuelle Hamamatsu) mais ils montèrent en puissance dans la deuxième moitié du XVIe siècle sous la direction de leur daimyô Tokugawa Ieyasu d’abord comme alliés d’Oda Nobunaga. Ieyasu est parvenu à arrondir ses domaines progressivement et se renforcer jusqu’à devenir un acteur majeur des luttes de pouvoir. Il s’opposa en 1583 à Toyotomi Hideyoshi, successeur de Nobunaga, qui dominait alors la scène militaire et les deux rivaux conclurent une paix armée en 1584 sans être parvenus à se débarrasser l’un de l’autre. Tokugawa Ieyasu accepta formellement de devenir un vassal d’Hideyoshi sans être réellement soumis à ce dernier. En 1590, Toyotomi Hideyoshi achèva l’unification du Japon par la destruction du clan Hôjô et la prise du château d’Odawara. Hideyoshi proposa alors à Ieyasu d’échanger ses domaines (5 provinces au total) contre les 8 provinces du Kantô dans l’idée de l’éloigner de ses propres terres. L’échange était intéressant car Ieyasu mettait alors la main sur la plus vaste plaine agricole du Japon avec des revenus exceptionnels mais au prix des terres ancestrales de sa famille. La proposition tenait à la fois de la récompense pour le service des Tokugawa et de l’exil forcé. Ieyasu accepta et déménagea en emmenant avec lui la majorité de ses samurais avec leurs familles et parfois leurs serviteurs. L’échange des fiefs fut en fait le déménagement d’une population importante de guerriers et de leurs dépendants. Ieyasu avait choisi Edo pour devenir la base de son fief mais ce n’était guère qu’un village totalement inadapté, des travaux s’imposèrent. Les besoins des Tokugawa augmentèrent quand Tokugawa Ieyasu, qui avait finalement vaincu les Toyotomi à la bataille de Sekigahara (1600), se fit nommer shôgun.

détail de la bataille de Sekigahara en 1600

Ieyasu décida de ne pas déménager à Kyôto pour y installer son gouvernement. La dynastie précédente des Ashikaga avait fait ce choix. Le contrôle de Kyôto, la ville de l’empereur, avait toujours été un problème pour les Ashikaga. Kyôto avait aussi une culture marquée par la présence de la cour et différente de la culture des guerriers, les Tokugawa ont pu considérer que cela avait affaibli les valeurs guerrières des Ashikaga. Enfin, à Kyôto, les Tokugawa ne seraient jamais les seuls maîtres et seraient éloignés de leurs terres. Les Toyotomi existaient encore et s’accrochaient à leur château d’Ôsaka tout proche, d’autres rivaux pouvaient aussi se déclarer contre le nouveau shogunat. Pour des raisons de sécurité il convenait alors à Ieyasu d’implanter sa capitale dans l’Est, au coeur de ses terres, proche de ses hommes et de ses ressources, protégé dans son propre château où il serait le seul maître. Edo devint dès lors pour deux siècles la capitale shogunale, même si Kyôto restait la résidence de l’empereur.

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Une capitale des guerriers

Etat d’Edo avant les travaux des Tokugawa. Les tâches jaunes représentent l’aire occupée par le château de l’époque d’Ota Dôkan. En bleu est représenté le contour supposé du rivage à l’époque.

Les travaux pour la reconstruction et l’agrandissement du château d’Edo débutèrent en 1593 par de grands terrassements, la zone entourant le château était trop étroite pour permettre l’installation des vassaux les plus importants des Tokugawa et la colline du château elle-même ne suffisait pas pour un château de grande taille aux murailles de pierre. On estime qu’environ 100 000 hommes participèrent alors à cette phase des travaux, Ieyasu lui-même donnant l’exemple en travaillant aux côtés de ses hommes. Il fallait creuser de larges douves qui seraient renforcées avec des murailles de pierre, ces douves formaient un système défensif complexe de 16 kilomètres de périmètre relié à la baie par des canaux qui devaient permettre d’acheminer les biens et l’approvisionnement vers le château et les marchés. Ce canal débouchait sur la Sumida et fut enjambé par le pont de Nihombashi. La anse d’Hibiya fut comblée avec les déblais du creusement des douves et de l’arasement de la colline de Kanda, l’énorme quantité de terre servit aussi à repousser le front de mer, créant les premiers polders. Cette zone gagnée sur la mer correspond aujourd’hui au quartier de Marunouchi jusqu’à Ginza. Les marais de Kadoyama et les bans de sables de l’actuel Shimbashi furent asséchés et comblés, fournissant suffisamment de terres pour implanter la ville-sous-le-château. L’ampleur des travaux de fortification s’accéléra à partir de 1603 avec la victoire des Tokugawa. Une politique de travaux qualifiée de Tenka Bushin devait permettre d’augmenter les ressources dédiées à la construction d’Edo en réquisitionnant les matériaux et les hommes des daimyôs vassaux. Chaque domaine devait fournir des matières premières et en particulier des pierres mégalithiques pour les murailles du château. Les hommes étaient réquisitionnés sur la base du Sengokufu, c’est à dire que les vassaux devaient le service d’un homme par 1000 kokus (unité de mesure du riz déterminant la richesse d’une terre, les terres des daimyôs valaient au minimum 10 000 kokus, les plus riches daimyôs dépassaient le million de koku). De cette manière au milieu du XVIIe siècle Edo a pu compter jusqu’à 300 000 ouvriers sur ses chantiers.

Vue de l’enceinte du Honmaru où se trouvait le palais du shôgun et le donjon (détruit au milieu du XVIIe siècle par un incendie). C’est un château de plaine dans le nouveau style né dans la deuxième moitié du XVIe siècle.

Autour du château furent construits les yashiki, les manoirs des vassaux du clan et daimyôs alliés, vastes demeures disposant de leurs entrepôts et garnisons, entourées de murs et gardées. Ces manoirs disposaient aussi de vastes jardins qui ont parfois survécu. L’importance d’une famille était inscrite dans sa proximité par rapport au château et donc au service du seigneur. Les demeures seigneuriales entouraient complètement le château. Cela ne suffisait cependant pas à abriter tous les guerriers venus avec Ieyasu. Les samurais de rang moindre furent installés dans des villages entourant le château. Ces villages aux dimensions réglées (120 m² de superficie chacun) étaient construits autour d’une route principale (12 m de large) et furent souvent nommés en fonction de la région d’origine de ses habitants : Hamamatsuchô, Surugachô, Owarichô, Inabachô etc. On estime que jusqu’au XVIIIe siècle la population d’Edo restait composée de presque une moitié de samurais et de leurs familles, ce qui était disproportionné par rapport à la population japonaise dans son ensemble qui ne comptait que 10% de samurais. Edo a été fondée et est restée longtemps une ville des guerriers.

Vue d’Edo depuis l’Est. Au premier plan se trouve la rivière Sumida. Sur le bord droit de l’image l’étang indique Ueno. La colline centrale est celle du château avec le pont de Nihombashi visible au dessous. Le Mont Fuji domine l’ensemble, bien plus visible à l’époque qu’aujourd’hui.

Les habitants d’Edo

Etat d’Edo au XVIIIe siècle. En blanc sont indiqués les noms de quartiers modernes, en bleu le rivage après la conquête des terres sur la mer. 1. Le château d’Edo, 2. Le pont de Nihombashi, 3. Shimbashi, 4. Shinagawa (qui était une limite Sud de la ville), 5. Ryôgoku, 6. Sensôji d’Asakusa, 8. Yoshiwara (hors de la ville), 9. La colline de Ueno et ses temples.

Les quartiers des gens du peuples se situaient dans un cercle plus éloigné du château. Les artisans disposaient de leurs villages selon leurs spécialités comme Zaimokichô (charpentiers), Teppochô (fabriquants d’arquebuses) etc. La population civile d’Edo se concentrait surtout au Sud et au Nord du nouveau pont de Nihombashi entre Torichô et Kanda le long de l’avenue principale Honchô-dôri. Les ponts étaient extrêmement importants dans une ville où les canaux et les branches du fleuve étaient nombreux. L’ensemble traversait la ville dans un axe principal Sud est-Nord est qui allait de Shimbashi jusqu’à Asakusa qui était le village faisait partie d’Edo le plus éloigné. Les ponts n’étaient pas fortifiés mais pouvaient être fermés et défendus en cas de besoin par des barrières, de la même manière tous les quartiers de la ville pouvaient être fermés par des portes et disposaient de leurs propres bureaux de contrôleurs, petits fonctionnaires ne faisant pas partie de la classe samurai. Shimbashi (Pont-Neuf), Kyôbashi (Pont de Kyôto) et Nihombashi (Pont du Japon) étaient les plus importants de ces ponts, surtout Nihombashi. Nihombashi fut fixé comme le point d’arrivée de 5 grandes routes reliant Edo au reste du Japon et permettant de faciliter les communications et le contrôle du shogunat. Le pont enjambait un large canal et ses rives servaient de port fluvial, recevant de nombreuses marchandises alimentant les maisons marchandes des grandes avenues. Ces grandes avenues étaient entièrement dédiées aux marchands avec des grandes boutiques ouvertes sur l’avenue et suffisamment dignes pour recevoir leurs éminents clients de la classe guerrière. Le petit peuple lui-même résidait derrière ces grandes artères dans des quartiers de baraquements longs aménagés disposant de leur contrôleur, d’un puit et d’une évacuation d’eau. Ces baraquements portaient le nom de nagaya, les logements y étaient très petits, généralement une seule pièce et les habitants y vivaient dans une grande promiscuité qui favorisa plus tard les épidémies et les incendies. Cet ensemble de quartiers d’habitations, d’entrepôts, d’ateliers et de boutiques formait la Shitamachi, la « ville d’en-dessous ». A la périphérie Nord de la capitale fut construit plus tard un quartier séparé pour la prostitution légale, Yoshiwara, isolé dans les champs au Nord d’Asakusa et fermé par une douve et un mur d’enceinte.

Le quartier autour du pont de Nihombashi (au fond) était constitué de grands magasins approvisionnés par le canal qui appartenaient aux grandes maisons marchandes et aux daimyôs qui y avaient leurs magasins privés.

Les Tokugawa se préoccupèrent aussi du prestige de leur nouvelle capitale en construisant de grands temples dignes de du statut de la ville. Au Nord, sur la colline de Ueno fut construit le Kanei-ji qui accueille une partie des tombes des shôguns Tokugawa. A la mort de Ieyasu en 1614 on y construisit aussi un sanctuaire Tôshogu dédié à Daigongen, Ieyasu divinisé. Ce temple aux murs d’or se situait directement au Nord du château, le protégeant des mauvaises influences venant de cette direction. Le shôgun Ieyasu était ainsi mis en scène comme protecteur de sa capitale. Les 68 bâtiments du Kanei-ji avaient aussi la vocation à imiter les gloires de Kyôto, on y trouve par exemple le Kiyomizu Kannon-dô dont la terrasse est sensée être une copie du Kiyomizu-dera de Kyôto. Edo devait pouvoir soutenir la comparaison avec la capitale impériale. Au Sud le temple Zojo-ji, autre temple mausolée des Tokugawa, protégeait la route venant de l’Ouest. D’autres temples et sanctuaires déjà existant comme le Nezu jinja ou le Sensô-ji d’Asakusa furent reconstruits progressivement, plus vastes, plus riches. Ces temples exaltaient la piété des Tokugawa et montraient aux habitants autochtones que la dynastie respectait leurs lieux de culte et s’était naturalisée, implantant profondément ses racines dans cette nouvelle terre.

Le temple Sensô-ji d’Asakusa est aujourd’hui le plus grand temple bouddhiste de Tôkyô. Il fut reconstruit dans son style actuel par les Tokugawa mais existait depuis des siècles en tant que lieu de culte réunissant les habitants des villages stués le long de la Sumida. Les Tokugawa souhaitaient se gagner les faveurs des autochtones et de leurs protecteurs spirituels.

Sous le règne du troisième shôgun Tokugawa Iemitsu, vers 1640, la ville et le château d’Edo étaient achevés. Une dernière grande étape de construction fut ajoutée après le grand incendie de l’ère Meireki en 1657 qui détruisit 60% de la ville. Le shogunat entrepris de réaménager la Shitamachi pour lutter plus efficacement contre les incendies, de nouvelles avenues furent percées et le nouveau pont de Ryôgoku permis d’ouvrir à l’extension urbaine les quartiers au-delà du fleuve Sumida. Les nouvelles avenues furent orientées pour se trouver dans l’axe du Mont Fuji, facilement visible en ce temps-là, augmentant la beauté des vues de la ville et attirant la protection spirituelle d’Edo. A la périphérie Nord de la capitale fut construit plus tard un quartier séparé pour la prostitution légale, Yoshiwara, isolé dans les champs au Nord d’Asakusa et fermé par une douve et un mur d’enceinte qui remplaçait d’anciens quartiers informels. C’est à cette époque que les terrains de Tsukiji furent gagnés sur la mer. Le régime des Tokugawa, renforcé et sécurisé allait prendre le nom de période Edo et imposer la paix au Japon pour deux siècles.

Scène de panique des habitants durant le grand incendie de l’ère Meireki.

La naissance d’une identité urbaine

Au XVIIe siècle la ville d’Edo reste essentiellement une ville de guerriers reflétant les divisions entre classes. Elle est dominée par les familles samurais et surtout par les 280 clans de daimyôs qui ont tous l’obligation de posséder et entretenir une demeure où ils résident en alternance avec leur fief à partir du règne de Iemitsu. Les goûts et les arts sont dominés par les guerriers, à côté de la stricte morale confucéenne qu’ils professent les arts dominants sont le Nogaku (le théâtre Nô), la cérémonie du thé. Les artistes, ou plutôt artisans, vivent des commandes passées par les daimyôs pour orner de paravents et de panneaux leurs demeures. Du fait de la présence de ces daimyôs, un grand nombre des samurais résidant à Edo sont en fait des provinciaux venus avec leur seigneur pour une durée d’un an. La ville d’Edo voit donc un fort brassage de guerriers venus de différentes régions mais souvent perçus par les Edokko, les natifs d’Edo, comme des rustres sans éducation. Durant toute l’époque Edo, la ville va être marquée par cette opposition entre le guerrier, rustre et provincial, et l’enfant d’Edo qui se distingue par une culture urbaine qui va s’affirmer et se raffiner au fil du temps.

Si au XVIIe siècle les guerriers représentaient encore le modèle de l’homme viril à imiter et à respecter, il n’en est plus de même au XVIIIe siècle. Depuis l’époque Genroku (la fin du XVIIe siècle) il s’est formé à Edo une catégorie de grands bourgeois composés des grandes maisons marchandes et les puissants changeurs de riz. Ces grands marchands profitent de l’énorme marché représenté par le shogunat et les grands daimyôs dont les dépenses somptuaires s’accroissent à mesure que s’installent des habitudes de confort et de luxe. Les guerriers de rang moindre voient leur pouvoir d’achat s’eroder sans que leurs revenus augmentent, ils deviennent rapidement la risée du peuple qui moque leurs privilèges et leur prétention qui ne masquent plus leurs difficultés financières. Au début du XVIIIe siècle le shôgun Tokugawa Yoshimune doit déjà pactiser avec les changeurs de riz qui lui accordent des prêts et fonctionnent comme de véritables proto-banques. Les grandes familles marchandes et les artisans ont aussi pour eux d’employer et faire vivre une bonne partie de la population de la ville. Le shogunat tentera à plusieurs reprise au XVIIIe siècle de préserver les apparences d’un ordre social où les marchands sont en bas de l’échelle en prenant des mesures contre le luxe, les dépenses et les loisirs, en pure perte. Cette évolution sociale ne s’accompagna pas d’une remise en question politique et la moquerie des Edokko envers les porte-sabres n’alla jamais jusqu’à une contestation du shogunat.

Le Kabuki fut l’expression artistique d’Edo par excellence.

Durant la même période, les quartiers d’Edo s’étendent de plus en plus, créant leurs propres identités locales comme les pécheurs de Uogashi, les tisserands de Honchô ou les changeurs de riz de Ryôgaechô. Les artisans locaux créent de nouveaux styles propres à Edo pour alimenter en nouveautés leurs clients samurais. Peu à peu un goût d’Edo voit le jour et un style de vie urbain inconnu jusqu’alors se développe. C’est en particulier dans le domaine du divertissement qu’Edo va se démarquer dans l’histoire japonaise. Au fur et à mesure que la prospérité de la ville croît les divertissements et les loisirs cessent d’être le privilège des samurais pour s’étendre à l’ensembe des couches populaires, avides de distractions. Une culture urbaine de masse se met en place soutenue par des maisons d’éditeurs publiant livres et estampes. Le taux d’alphabétisation de l’époque Edo, dépassant les 50%, garantissait une clientèle pour toute une littérature du divertissement qui passait des romans légers aux guides de voyage. Le théâtre d’Edo est sans contexte le Kabuki, une forme de théâtre outrancier, plein de gouaille et de verve, très prisé du peuple mais, théoriquement, réprouvé par les samurais, qui devaient donc se faire discrets pour y assister. Les principaux théâtres étaient rassemblés à Fukiyachô et Sakaichô autour de Nihombashi et tenaient des représentations tous les jours dès le matin. Les acteurs les plus connus du Kabuki formaient de véritables dynasties et étaient connus par tous, leurs portraits en estampes se vendant comme des petits pains. D’autres formes d’arts se développent comme la poésie haïku, kyôka ou senryû qui reposent toutes sur l’idée de l’expression des idées et sentiments individuels. Cette scène culturelle serait incomplète sans le quartier des plaisirs de Yoshiwara où se pressait sans distinctions sociales les samurais et les marchands. Dans ce quartier des plaisirs, les grandes courtisanes Oiran formaient une élite qui par leurs connaissances et leurs arts se gagnaient une réputation sur toute la ville, et même le pays, alimentant la forte production d’estampes de beautés, les bijinga. Plus tard au XVIIIe siècle, les geishas, artistes invitées à animer les soirées dans de grands restaurants (et officiellement du moins sans activité de prostitution) allaient répandre le style et les arts des grandes courtisanes au reste de la ville d’Edo. Cette description serait incomplète sans mentionner la naissance de centaines de nouveaux besoins propres au gens de la ville, menus objets de décoration pour les maisons et les personnes, maisons de thé offrant de nouvelles spécialités, naissance du tabagisme, autant d’occasions de dépenser et se divertir. Edo devient une véritable économie urbaine vivant et prospérant de sa production culturelle de masse.

Le Yoshiwara resta durant tout l’époque Edo, et même ensuite, le symbôle de la richesse et de l’éclat de la culture urbaine d’Edo.

Ce monde de culture urbaine des loisirs est restée sous le nom de Ukiyo, le monde flottant, qui portait en germe aussi une critique des samurais. Dans l’Edo de la fin du XVIIIe siècle le samurai est assimilé à l’idée de Yabô. C’est un rustre, stupide, marqué par une fierté mal placée qui ne peut rivaliser avec la richesse des marchands. Dans les récits comiques des nombreux petits romans publiés à Edo il est généralement l’élément comique rendu pathétique par ses rodomontades et l’insistance sur ses privilèges. On lui oppose l’idéal de l’Iki, le propre du citadin bien éduqué sachant reconnaître le bon goût et les dernières modes. Il s’exprime par la retenue et la finesse des goûts de plus en plus subtils et variés du monde flottant. Les acteurs et les grandes courtisanes étaient les figures de proue de ce goût, ce qui n’empêchait pas le majorité des Edokko d’apprécier un bon spectacle truculent. Le Kabuki actuel, épuré au XIXe siècle, rend bien peu compte de la gouaille populaire de l’ancien Kabuki. A la fin du XVIIIe siècle Edo est devenu un monde en soi avec ses modes de consommation et ses traditions propres. Une ville de plus d’un million d’habitants qui s’est détaché des valeurs strictes confucéennes pour créer une modernité urbaine qui n’a pas eu son pareil dans l’histoire japonaise.

De Edo à Tôkyô

En 1854, les navires du commodore américain Perry entrent directement dans la baie d’Edo pour recevoir une réponse à leur demande d’ouvrir les ports japonais. Cette arrivée fut perçue comme une menace directe contre la ville d’Edo qui se retrouva brutalement à redevenir un objectif militaire, c’est de cette époque que datent les batteries devant défendre le port qui devinrent ensuite Odaiba. Le shôgunat perdait sa principale source de légitimité qui était d’assurer la paix et la sécurité en échange de l’obéissance. Le gouvernement shogunal, paralysé par l’indécision n’eu d’autre choix que d’ouvrir le pays.

C’est donc par Edo que le Japon fut pour la première fois en contact avec le monde occidental. Pour éviter la présence d’étranger directement dans la capitale les autorités fondèrent un port nouveau à Yokohama où la petite communauté européenne fut installée et contrôlée dans l’espoir vain de limiter ses contacts avec la population. Cela n’empêcha pas les puissances coloniales d’exiger et obtenir la construction de légations pour être représentés dans Edo même. Les étrangers étaient présents et visibles, ils furent parfois l’objet d’attaques violentes mais ils inspirèrent aussi les discussions politiques et nouveaux goûts. Dans une culture urbaine avide de nouveauté l’influence étrangère ne tarda pas à se faire sentir. Toute personne voulant influencer le cours des idées et des décisions politique se devait de partir pour Edo, même au prix de la désertion de son fief pour les samurais. Dôjô et Juku (écoles) enseignaient les nouveautés ou mettaient en contact les opposants au régime, mais aussi de nouvelles institutions du shogunat même, firent d’Edo un laboratoire de la modernisation du Japon.

Scène de la bataille de Ueno avec au centre le Kiyomizu Kannon-dô.

En 1868, la guerre du Bôshin mis à bas le régime des Tokugawa. Le dernier shôgun Yoshinobu avait abdiqué et son armée avait été vaincue à Toba-Fushimi. Une nouvelle armée impériale composée de samurais des daimyôs hostiles aux Tokugawa fit marche vers l’Est afin de s’emparer d’Edo laissée sans défense. Les habitants d’Edo, pris de panique, craignirent alors de subir le sort des vaincus et de voir Edo mise à sac, éventuellement rasée. Il ne fait pas de doute que certains vainqueurs souhaitaient qu’un sort terrible soit réservé à Edo mais tel ne fut pas le cas. Une partie de ce qui restait de l’administration shogunale, dirigée par Kaïshu Katsu, parvint à négocier avec Saigo Takamori qui dirigeait l’armée et obtenir la reddition sans violence de la ville. Une bataille fut cependant combattue lorsque les derniers irréductibles partisans des Tokugawa se réunirent à Ueno, en dehors d’Edo, pour se fortifier et mener un dernier baroud d’honneur sanglant qui mena à la destruction partielle du Kanei-ji. Ils furent vaincus rapidement par l’armée de l’Ouest. Le reste d’Edo et de sa population resta calme et le célèbre penseur Fukuzawa Yukichi nota que les activités se poursuivirent sans perturbation, la ville ne se sentait plus concernée par les affaires des guerriers, actant le divorce de la ville avec ses origines guerrières.

Pourquoi Edo fut-elle épargnée ? La raison est simple, il s’agissait de la ville la plus peuplée du pays, la plus riche, son plus grand port. C’était aussi l’endroit où les étrangers se concentraient, où les cerveaux tournés vers la modernisation se concentraient, où les institutions et les techniques nouvelles se concentraient. C’était enfin le lieu d’une culture prestigieuse désormais partagée par l’ensemble du Japon. Le poids d’Edo ne pouvait être effacé et on ne pouvait donner aux étrangers le spectacle de la mort d’une telle ville. Même sans les shôguns et ses guerriers Edo avait acquis tous les attributs d’une capitale économique et culturelle. C’est pour marquer l’entrée du Japon dans la modernité ainsi qu’acter la réalité des faits qu’il fut décidé que l’empereur Meiji déménagerait de Kyôto vers Edo pour en faire définitivement la capitale politique du Japon. La ville fut rebaptisée du nom de Tôkyô, capitale de l’Est, et devint rapidement la première ville moderne du Japon, dès 1872 la première ligne de chemin de fer relia Tôkyô à Yokohama. La ville allait connaître de nouvelles transformations profondes dans son urbanisme. Son identité urbaine allait aussi changer et dire adieu à l’esprit populaire des Edokko pour embrasser l’austère modernité de Meiji. Moins d’un siècle plus tard, après un conflit mondial, Tôkyô accueillait le monde pour ses premiers Jeux Olympiques, la consacrant comme une des grandes métropoles mondiales.   

Artères de Tôkyô durant la période Meiji.
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